The Project Gutenberg EBook of Le nabab, tome II, by Alphonse Daudet This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le nabab, tome II Author: Alphonse Daudet Release Date: June 24, 2004 [EBook #12727] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NABAB, TOME II *** Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. OEUVRES DE Alphonse Daudet Le Nabab Tome II M DCCC LXXXVII LE NABAB XIII UN JOUR DE SPLEEN Cinq heures de l'apres-midi. La pluie depuis le matin, un ciel gris et bas a toucher avec les parapluies, un temps mou qui poisse, le gachis, la boue, rien que de la boue, en flaques lourdes, en trainees luisantes au bord des trottoirs, chassee en vain par tes balayeuses mecaniques, par les balayeuses en marmottes, enlevee sur d'enormes tombereaux qui l'emportent lentement vers Montreuil, la promenent en triomphe a travers les rues, toujours remuee et toujours renaissante, poussant entre les paves, eclaboussant les panneaux des voitures, le poitrail des chevaux, les vetements des passants, mouchetant les vitres, les seuils, les devantures, a croire que Paris entier va s'enfoncer et disparaitre sous cette tristesse du sol fangeux ou tout se fond et se confond. Et c'est une pitie de voir l'envahissement de cette souillure sur les blancheurs des maisons neuves, la bordure des quais, les colonnades des balcons de pierre... Il y a quelqu'un cependant que ce spectacle rejouit, un pauvre etre degoute et malade qui, vautre tout de son long sur la soie brodee d'un divan, la tete sur ses poings fermes, regarde joyeusement dehors contre les vitres ruisselantes et se delecte a toutes ces laideurs: "Vois-tu, ma fee, voila bien le temps qu'il me fallait aujourd'hui... Regarde-les patauger... Sont-ils hideux, sont-ils sales!... Que de fange! Il y en a partout, dans les rues, sur les quais, jusque dans la Seine, jusque dans le ciel... Ah! c'est bon la boue, quand on est triste... Je voudrais tripoter la-dedans, faire de la sculpture avec ca, une statue de cent pieds de haut, qui s'appellerait: "Mon ennui." --Mais pourquoi t'ennuies-tu, ma cherie, dit avec douceur la vieille danseuse, aimable et rose dans son fauteuil, ou elle se tient tres droite de peur d'abimer sa coiffure encore plus soignee que d'habitude... N'as-tu pas tout ce qu'il faut pour etre heureuse?" Et, de sa voix tranquille, pour la centieme fois, elle recommence a lui enumerer ses raisons de bonheur, sa gloire, son genie, sa beaute, tous les hommes a ses pieds, les plus beaux, les plus puissants; oh! oui, les plus puissants, puisqu'aujourd'hui meme... Mais un miaulement formidable, une plainte dechirante du chacal exaspere par la monotonie de son desert, fait trembler tout a coup les vitres de l'atelier et rentrer dans son cocon l'antique chrysalide epouvantee. Depuis huit jours, son groupe fini, parti pour l'exposition, a laisse Felicia dans ce meme etat de prostration, d'ecoeurement, d'irritation navree et desolante. Il faut toute la patience inalterable de la fee, la magie de ses souvenirs evoques a chaque instant pour lui rendre la vie supportable a cote de cette inquietude, de cette colere mechante qu'on entend gronder au fond des silences de la jeune fille, et qui subitement eclatent dans une parole amere, dans un "pouah" de degout a propos de tout... Son groupe est hideux... Personne n'en parlera... Tous les critiques sont des anes... Le public? un goitre immense a trois etages de mentons... Et pourtant, l'autre dimanche, quand le duc de Mora est venu avec le surintendant des beaux-arts voir son exposition a l'atelier, elle etait si heureuse, si fiere des eloges qu'on lui donnait, si pleinement ravie de son travail qu'elle admirait a distance comme d'un autre, maintenant que l'outil n'etablissait plus entre elle et l'oeuvre ce lien genant a l'impartial jugement de l'artiste. Mais c'est tous les ans ainsi. L'atelier depeuple du recent ouvrage, son nom glorieux encore une fois jete au caprice imprevu du public, les preoccupations de Felicia, desormais sans objet visible, errent dans tout le vide de son coeur, de son existence de femme sortie du tranquille sillon, jusqu'a ce qu'elle se soit reprise a un autre travail. Elle s'enferme, ne veut voir personne. On dirait qu'elle se mefie d'elle-meme. Il n'y a que le bon Jenkins qui la supporte pendant ces crises. Il semble meme les rechercher, comme s'il en attendait quelque chose. Dieu sait pourtant qu'elle n'est pas aimable avec lui. Hier encore il est reste deux heures en face de cette belle ennuyee, qui ne lui a seulement pas une fois adresse la parole. Si c'est la l'accueil qu'elle reserve ce soir au grand personnage qui leur fait l'honneur de venir diner avec elles... Ici la douce Crenmitz, qui rumine paisiblement toutes ces pensees en regardant le fin bout de ses souliers a bouffettes, se rappelle subitement qu'elle a promis de confectionner une assiette de patisseries viennoises pour le diner du personnage en question, et sort de l'atelier discretement sur la pointe de ses petits pieds. Toujours la pluie, toujours la boue, toujours le beau sphinx accroupi, les yeux perdus dans l'horizon fangeux. A quoi pense-t-il? Qu'est-ce qu'il regarde venir la-bas, par ces routes souillees, douteuses sous la nuit qui tombe, avec ce pli au front et cette levre expressive de degout? Est-ce son destin qu'il attend? Triste destin qui s'est mis en marche par un temps pareil, sans crainte de l'ombre, de la boue... Quelqu'un vient d'entrer dans l'atelier, un pas plus lourd que le trot de souris de Constance. Le petit domestique sans doute. Et Felicia, brutalement sans se retourner: "Va te coucher... Je n'y suis pour personne... --J'aurais bien voulu vous parler cependant, lui repond une voix amie." Elle tressaille, se redresse, et radoucie, presque rieuse devant ce visiteur inattendu: --Tiens! c'est vous, jeune Minerve... Comment etes-vous donc entre? --Bien simplement. Toutes les portes sont ouvertes. --Cela ne m'etonne pas. Constance est comme folle, depuis ce matin, avec son diner... --Oui, j'ai vu. L'antichambre est pleine de fleurs. Vous avez?... --Oh! un diner bete, un diner officiel. Je ne sais pas comment j'ai pu... Asseyez-vous donc la; pres de moi. Je suis heureuse de vous voir." Paul s'assied, un peu trouble. Jamais elle ne lui a paru si belle. Dans le demi-jour de l'atelier, parmi l'eclat brouille des objets d'art, bronzes, tapisseries, sa paleur fait une lumiere douce, ses yeux ont des reflets de pierre precieuse, et sa longue amazone serree dessine l'abandon de son corps de deesse. Puis elle parle d'un ton si affectueux, elle semble si heureuse de cette visite. Pourquoi est-il reste aussi longtemps loin d'elle? Voila pres d'un mois qu'on ne l'a vu. Ils ne sont donc plus amis? Lui s'excuse de son mieux. Les affaires, un voyage. D'ailleurs, s'il n'est pas venu ici, il a souvent parle d'elle, oh! bien souvent, presque tous les jours. "Vraiment? Et avec qui? --Avec..." Il va dire: "avec Aline Joyeuse..." mais une gene l'arrete, un sentiment indefinissable, comme une pudeur de prononcer ce nom dans l'atelier qui en a entendu tant d'autres. Il y a des choses qui ne vont pas ensemble, sans qu'on sache bien pourquoi. Paul aime mieux repondre par un mensonge qui l'amene droit au but de sa visite: "Avec un excellent homme a qui vous avez cause une peine bien inutile... Voyons, pourquoi ne lui avez-vous pas fini son buste, a ce pauvre Nabab?... C'etait un grand bonheur, une grande fierte pour lui ce buste a l'exposition... Il y comptait." A ce nom du Nabab, elle s'est troublee legerement: "C'est vrai, dit-elle, j'ai manque a ma parole... Que voulez-vous? Je suis a caprices, moi... Mais mon desir est bien de le reprendre un de ces jours... Voyez, le linge est dessus, tout mouille, pour que la terre ne seche pas... --Et l'accident?... Oh! vous savez, nous n'y avons pas cru... --Vous avez eu tort... Je ne mens jamais... Une chute, un a-plat formidable... Seulement la glaise etait fraiche. J'ai repare cela facilement. Tenez!" Elle enleva le linge d'un geste; le Nabab surgit avec sa bonne face tout heureuse d'etre portraituree, et si vrai, tellement "nature" que Paul eut un cri d'admiration. "N'est-ce pas qu'il est bien? dit-elle naivement... Encore quelques retouches la et la... (Elle avait pris l'ebauchoir, la petite eponge et pousse la sellette dans ce qui restait de jour.) Ce serait l'affaire de quelques heures; mais il ne pourrait toujours pas aller a l'exposition. Nous sommes le 22; tous les envois sont faits depuis longtemps. --Bah!... avec des protections..." Elle eut un froncement de sourcils et sa mauvaise expression retombante de la bouche: "C'est vrai... La protegee du duc de Mora... Oh! vous n'avez pas besoin de vous defendre. Je sais ce qu'on dit et je m'en moque comme de ca... (Elle envoya une boulette de glaise s'emplatrer contre la tenture.) Peut-etre meme qu'a force de supposer ce qui n'est pas... Mais laissons la ces infamies, dit-elle en relevant sa petite tete aristocratique... Je tiens a vous faire plaisir, Minerve... Votre ami ira au Salon cette annee." A ce moment, un parfum de caramel, de pate chaude envahit l'atelier ou tombait le crepuscule en fine poussiere decolorante; et la fee apparut, un plat de beignets a la main, une vraie fee, paree, rajeunie, vetue d'une tunique blanche qui laissait a l'air, sous des dentelles jaunies, ses beaux bras de vieille femme, les bras, cette beaute qui meurt la derniere. --Regarde mes _kuchlen_, mignonne, s'ils sont reussis cette fois... Ah! pardon, je n'avais pas vu que tu avais du monde... Tiens! Mais c'est M. Paul... Ca va bien, monsieur Paul?... Goutez donc un de mes gateaux... Et l'aimable vieille, a qui ses atours semblaient preter une vivacite extraordinaire, s'avancait en sautillant, son assiette en equilibre au bout de ses doigts de poupee. "Laisse-le donc, lui dit Felicia tranquillement... Tu lui en offriras a diner. --A diner?" La danseuse fut si stupefaite qu'elle manqua renverser sa jolie patisserie, soufflee, legere et excellente comme elle. "Mais oui, je le garde a diner avec nous... Oh! je vous en prie, ajouta-t-elle avec une insistance particuliere en voyant le mouvement de refus du jeune homme, je vous en prie, ne me dites pas non... C'est un service veritable que vous me rendez en restant ce soir... Voyons, je n'ai pas hesite tout a l'heure, moi..." Elle lui avait pris la main; et vraiment, l'on sentait une etrange disproportion entre sa demande et le ton suppliant, anxieux, dont elle etait faite. Paul se defendit encore. Il n'etait pas habille... Comment voulait-elle?... Un diner ou elle avait du monde... "Mon diner?... Mais je le decommande... Voila comme je suis... Nous serons seuls, tous les trois, avec Constance. --Mais, Felicia, mon enfant, tu n'y songes pas... Eh bien! Et le... l'autre qui va venir tout a l'heure. --Je vais lui ecrire de rester chez lui, parbleu! --Malheureuse, il est trop tard... --Pas du tout. Six heures sonnent. Le diner etait pour sept heures et demie... Tu vas vite lui faire porter ca." Elle ecrivait, en hate, sur un coin de table. "Quelle etrange fille, mon Dieu, mon Dieu!... murmurait la danseuse tout ahurie, pendant que Felicia, ravie, transfiguree, fermait joyeusement sa lettre. --Voila mon excuse faite... La migraine n'a pas ete inventee pour Kadour..." Puis, la lettre partie: "Oh! que je suis contente; la bonne soiree que nous allons passer... Embrasse-moi donc, Constance... Cela ne nous empechera pas de faire honneur a tes _Kuchlen_, et nous aurons le plaisir de te voir dans une jolie toilette qui te donne l'air plus jeune que moi." Il n'en fallait pas tant pour faire pardonner par la danseuse ce nouveau caprice de son cher demon et le crime de lese-majeste auquel on venait de l'associer. En user si cavalierement avec un pareil personnage! il n'y avait qu'elle au monde, il n'y avait qu'elle... Quant a Paul de Gery, il n'essayait plus de resister, repris de cet enlacement dont il avait pu se croire degage par l'absence et qui, des le seuil de l'atelier, comprimait sa volonte, le livrait lie et vaincu au sentiment qu'il etait bien resolu a combattre. * * * * * Evidemment le diner, un vrai diner de gourmandise, surveille par l'Autrichienne dans ses moindres details, avait ete prepare pour un invite de grande volee. Depuis le haut chandelier kabyle a sept branches de bois sculpte qui rayonnait sur la nappe couverte de broderies, jusqu'aux aiguieres a long col enserrant les vins dans des formes bizarres et exquises, l'appareil somptueux du service, la recherche des mets aiguises d'une pointe d'etrangete revelaient l'importance du convive attendu, le soin qu'on avait mis a lui plaire. On etait bien chez un artiste. Peu d'argenterie, mais de superbes faiences, beaucoup d'ensemble, sans le moindre assortiment. Le vieux Rouen, le Sevres rose, les cristaux hollandais montes de vieux etains ouvres se rencontraient sur cette table comme sur un dressoir d'objets rares rassembles par un connaisseur pour le seul contentement de son gout. Un peu de desordre par exemple, dans ce menage monte au hasard de la trouvaille. Le merveilleux huilier n'avait plus de bouchons. La saliere ebrechee debordait sur la nappe, et a chaque instant: "Tiens! Qu'est devenu le moutardier?... Qu'est-ce qu'il est arrivee cette fourchette?" Cela genait un peu de Gery pour la jeune maitresse de maison qui, elle, n'en prenait aucun souci. Mais quelque chose mettait Paul plus mal a l'aise encore, c'etait la preoccupation de savoir quel hote privilegie il remplacait a cette table, que l'on pouvait traiter a la fois avec tant de magnificence et un sans-facon si complet. Malgre tout, il le sentait present, offensant pour sa dignite personnelle, ce convive decommande. Il avait beau vouloir l'oublier; tout le lui rappelait, jusqu'a la parure de la bonne fee assise en face de lui et qui gardait encore quelques-uns des grands airs dont elle s'etait d'avance munie pour la circonstance solennelle. Cette pensee le troublait, lui gatait la joie d'etre la. En revanche, comme il arrive dans tous les duos ou les unissons sont tres rares, jamais il n'avait vu Felicia si affectueuse, de si joyeuse humeur. C'etait une gaiete debordante, presque enfantine, une de ces expansions chaleureuses qu'on eprouve le danger passe, la reaction d'un feu clair flambant, apres l'emotion d'un naufrage. Elle riait de toutes ses dents, taquinait Paul sur son accent, ce qu'elle appelait ses idees bourgeoises. "Car vous etes un affreux bourgeois, vous savez... Mais c'est ce qui me plait en vous... C'est par opposition sans doute parce que je suis nee sous un pont, dans un coup de vent, que j'ai toujours aime les natures posees, raisonnables. --Oh! ma fille, qu'est-ce que tu vas faire croire a M. Paul, que tu es nee sous un pont?... disait la bonne Crenmitz, qui ne pouvait se faire a l'exageration de certaines images et prenait tout au pied de la lettre. --Laisse-le croire ce qu'il voudra, ma fee... Nous ne le visons pas pour mari... Je suis sure qu'il ne voudrait pas de ce monstre qu'on appelle une femme artiste. Il croirait epouser le diable... Vous avez bien raison, Minerve... L'art est un despote. Il faut se donner a lui tout entier. On met dans son oeuvre ce qu'on a d'ideal, d'energie, d'honnetete, de conscience, si bien qu'il ne vous en reste plus pour la vie, et que le travail termine vous jette la sans force et sans boussole comme un ponton demate a la merci de tous les flots... Triste acquisition qu'une epouse pareille. --Pourtant, hasarda timidement le jeune homme, il me semble que l'art, si exigeant qu'il soit, ne peut pas accaparer la femme a lui tout seul. Que ferait-elle de ses tendresses, de ce besoin d'aimer, de se devouer, qui est en elle bien plus qu'en nous le mobile de tous ses actes?" Elle reva un moment avant de repondre. "Vous avez peut-etre raison, sage Minerve... Le fait est qu'il y a des jours ou ma vie sonne terriblement creux... J'y sens des trous, des profondeurs. Tout disparait de ce que j'y jette pour la combler... Mes plus beaux enthousiasmes artistiques s'engouffrent la-dedans et meurent chaque fois dans un soupir... Alors je pense au mariage. Un mari, des enfants, un tas d'enfants qui se rouleraient par l'atelier, le nid a soigner pour tout cela, la satisfaction de cette activite physique qui manque a nos existences d'art, des occupations regulieres, du train, des chants, des gaietes naives, qui vous forceraient a jouer au lieu de penser dans le vide, dans le noir, a rire devant un echec d'amour-propre, a n'etre qu'une mere satisfaite, le jour ou le public ferait de vous une artiste usee, finie..." Et devant cette vision de tendresse la beaute de la jeune fille prit une expression que Paul ne lui avait jamais vue, qui le saisit tout entier, lui donna une envie folle d'emporter dans ses bras ce bel oiseau sauvage revant du colombier, pour le defendre, l'abriter dans l'amour sur d'un honnete homme. Elle, sans le regarder, continuait: "Je ne suis pas si envolee que j'en ai l'air, allez... Demandez a ma bonne marraine, quand elle m'a mise en pension, si je ne me tenais pas droite a l'alignement... Mais quel gachis ensuite dans ma vie... Si vous saviez quelle jeunesse j'ai eue, quelle precoce experience m'a fane l'esprit, quelle confusion dans mon jugement de petite fille du permis et du defendu, de la raison et de la folie. L'art seul, celebre, discute, restait debout dans tout cela, et je me suis refugiee en lui... C'est peut-etre pourquoi je ne serai jamais qu'une artiste, une femme en dehors des autres, une pauvre amazone au coeur prisonnier dans sa cuirasse de fer, lancee dans le combat comme un homme et condamnee a vivre et a mourir en homme." Pourquoi ne lui dit-il pas alors: "Belle guerriere, laissez la vos armes, revetez la robe flottante et les graces du gynecee. Je vous aime, je vous supplie, epousez-moi pour etre heureuse et pour me rendre heureux aussi. Ah! voila. Il avait peur que l'autre, vous savez bien, celui qui devait venir diner ce soir et qui restait entre eux malgre l'absence, l'entendit parler ainsi et fut en droit de le railler ou de le plaindre pour ce bel elan. "En tout cas, je jure bien une chose, reprit-elle, c'est que si jamais j'ai une fille, je tacherai d'en faire une vraie femme et non pas une pauvre abandonnee comme je suis... Oh! tu sais, ma fee, ce n'est pas pour toi que je dis cela... Tu as toujours ete bonne avec ton demon, pleine de soins et de tendresses... Mais regardez-la donc comme elle est jolie, comme elle a l'air jeune ce soir." Animee par le repas, les lumieres, une de ces toilettes blanches dont le reflet efface les rides, la Crenmitz renversee sur sa chaise tenait a la hauteur de ses yeux mi-clos un verre de Chateau-Yquem venu de la cave du Moulin-Rouge leur voisin; et sa petite frimousse rose, ses atours flottants de pastel refletes dans le vin dore, qui leur pretait son ardeur piquante, rappelaient l'ancienne heroine des soupers fins a la sortie du theatre, la Crenmitz du bon temps, non pas audacieuse a la facon des etoiles de notre opera moderne, mais inconsciente et roulee dans son luxe comme une perle fine dans la nacre de sa coquille. Felicia, qui decidement ce soir-la voulait plaire a tout le monde, la mit doucement sur le chapitre des souvenirs, lui fit raconter une fois de plus ses grands triomphes de _Giselle_, de la _Peri_, et les ovations du public, la visite des princes dans sa loge, le cadeau de la reine Amelie accompagne de si charmantes paroles. Ces gloires evoquees grisaient la pauvre fee, ses yeux brillaient, on entendait ses petits pieds fretiller sous la table comme pris d'une frenesie dansante... En effet, le diner fini, quand on fut retourne dans l'atelier, Constance commenca a marcher de long en large, a esquisser un pas, une pirouette, tout en continuant de causer, s'interrompant pour fredonner un air de ballet qu'elle rhythmait d'un mouvement de la tete, puis, tout a coup, se replia sur elle-meme et d'un bond fut a l'autre bout de l'atelier. "La voila partie, dit Felicia tout bas a de Gery... Regardez. Cela en vaut la peine, vous allez voir danser la Crenmitz." C'etait charmant et feerique. Sur le fond de l'immense piece noyee d'ombre et ne recevant presque de clarte que par le vitrage arrondi ou la lune montait dans un ciel lave, bleu de nuit, un vrai ciel d'opera, la silhouette de la celebre danseuse se detachait toute blanche, comme une petite ombre falote, legere, imponderee, volant bien plus qu'elle ne bondissait; puis debout sur ses pointes fines, soutenue dans l'air seulement par ses bras etendus, le visage leve dans une attitude fuyante ou rien n'etait visible que le sourire, elle s'avancait vivement vers la lumiere ou s'eloignait en petites saccades si rapides qu'on s'attendait toujours a entendre un leger bruit de vitres et a la voir monter ainsi a reculons la pente du grand rayon de lune jete en biais dans l'atelier. Ce qui ajoutait un charme, une poesie singuliere a ce ballet fantastique, c'etait l'absence de musique, le seul bruit du rhythme dont la demi-obscurite accentuait la puissance, de ce taquete vif et leger, pas plus fort sur le parquet que la chute, petale par petale, d'un dahlia qui se defeuille... Cela dura ainsi quelques minutes, puis on entendit a son souffle plus court qu'elle se fatiguait. "Assez, assez... Assieds-toi, dit Felicia." Alors la petite ombre blanche s'arreta au bord d'un fauteuil, et resta la posee, prete a repartir, souriante et haletante, jusqu'a ce que le sommeil la prit, se mit a la bercer, a la balancer doucement sans deranger sa jolie pose, comme une libellule sur une branche de saule trempant dans l'eau et remuee par le courant. Pendant qu'ils la regardaient dodelinant sur son fauteuil: "Pauvre petite fee, disait Felicia, voila ce que j'ai eu de meilleur, de plus serieux dans la vie comme amitie, sauvegarde et tutelle... C'est ce papillon qui m'a servi de marraine... Etonnez-vous maintenant des zigzags, des envolements de mon esprit... Encore heureux que je m'en sois tenue la..." Et, tout a coup, avec une effusion joyeuse: "Ah! Minerve, Minerve, je suis bien contente que vous soyez venu ce soir... Mais il ne faut plus me laisser si longtemps seule, voyez-vous... J'ai besoin d'avoir pres de moi un esprit droit comme le votre, de voir un vrai visage au milieu des masques qui m'entourent... Un affreux bourgeois tout de meme, fit-elle en riant, et un provincial par-dessus le marche... Mais c'est egal! c'est encore vous que j'ai le plus de plaisir a regarder... Et je crois que ma sympathie tient surtout a une chose. Vous me rappelez quelqu'un qui a ete la grande affection de ma jeunesse, un petit etre serieux et raisonnable lui aussi, cramponne au terre-a-terre de l'existence, mais y melant cet ideal que nous autres artistes mettons a part pour le seul profit de nos oeuvres... Des choses que vous dites me semblent venir d'elle... Vous avez la meme bouche de modele antique. Est-ce cela qui donne a vos paroles cette similitude? Je n'en sais rien, mais a coup sur, vous vous ressemblez... Vous allez voir..." Sur la table chargee de croquis et d'albums devant laquelle elle etait assise en face de lui, elle dessinait tout en causant, le front incline, ses cheveux frises un peu fous ombrant son admirable petite tete. Ce n'etait plus le beau monstre accroupi, au visage anxieux et tenebreux, condamnant sa propre destinee; mais une femme, une vraie femme qui aime et qui veut seduire... Cette fois, Paul oubliait toutes ses mefiances devant tant de sincerite et tant de grace. Il allait parler, persuader. La minute etait decisive... Mais la porte s'ouvrit, et le petit domestique parut... M. le duc faisait demander si Mademoiselle souffrait toujours de sa migraine, ce soir... "Toujours autant," dit-elle avec humeur. Le domestique sorti, il y eut entre eux un moment de silence, un froid glacial. Paul s'etait leve. Elle continuait son croquis, la tete toujours penchee. Il fit quelques pas dans l'atelier; puis revenu vers la table, il demanda doucement, etonne de se sentir si calme: "C'est le duc de Mora qui devait diner ici? --Oui... je m'ennuyais... un jour de spleen... Ces journees-la sont mauvaises pour moi... --Est-ce que la duchesse devait venir? --La duchesse?... Non. Je ne la connais pas. --Eh bien! a votre place, je ne recevrais jamais chez moi, a ma table, un homme marie dont je ne verrais pas la femme... Vous vous plaignez d'etre une abandonnee; pourquoi vous abandonner vous-meme?... Quand on est sans reproche, il faut se garder du soupcon... Est-ce que je vous fache? --Non, non, grondez-moi, Minerve... Je veux bien de votre morale. Elle est droite et franche, celle-la; elle ne clignote pas comme celle des Jenkins... Je vous l'ai dit, j'ai besoin qu'on me conduise..." Et jetant devant lui le croquis qu'elle venait de terminer: "Tenez! voila l'amie dont je vous parlais... Une affection profonde et sure que j'ai eu la folie de laisser perdre comme une gacheuse que je suis... C'est elle que j'invoquais dans les moments difficiles, quand il fallait prendre une decision, faire quelque sacrifice... Je me disais: "Qu'en pensera-t-elle?" comme nous nous arretons dans un travail d'artiste pour songer a quelque grand, a un de nos maitres... Il faut que vous soyez cela pour moi. Voulez-vous?" Paul ne repondit pas. Il regardait le portrait d'Aline. C'etait elle, c'etait bien elle, son profil pur, sa bouche railleuse et bonne, et la longue boucle en caresse sur le col fin. Ah! tous les ducs de Mora pouvaient venir maintenant. Felicia n'existait plus pour lui. Pauvre Felicia, douee de pouvoirs superieurs, elle etait bien comme ces magiciennes qui nouent et denouent les destins des hommes sans pouvoir rien pour leur propre bonheur. "Voulez-vous me donner ce croquis?" dit-il tout bas, la voix emue. --Tres-volontiers... Elle est gentille, n'est-ce pas?... Ah! ma foi, celle-la, si vous la rencontrez, aimez-la, epousez-la. Elle vaut mieux que toutes. Pourtant, a defaut d'elle... a defaut d'elle..." Et le beau sphinx apprivoise levait vers lui ses grands yeux mouilles et rieurs, dont l'enigme n'avait plus rien d'indechiffrable. XIV L'EXPOSITION "Superbe... --Un succes enorme. Barye n'a jamais rien fait d'aussi beau. --Et le buste du Nabab?... Quelle merveille? C'est Constance Crenmitz qui est heureuse. Regardez-la trotter... --Comment! c'est la Crenmitz cette petite vieille en mantelet d'hermine! Voila vingt ans que je la croyais morte." Oh! non, bien vivante au contraire. Ravie, rajeunie par le triomphe de sa filleule, qui tient decidement le succes de l'Exposition, elle circule parmi la foule d'artistes, de gens du monde formant aux deux endroits ou sont exposes les envois de Felicia, comme deux masses de dos noirs, de toilettes melees, se pressant, s'etouffant pour regarder. Constance, si timide d'ordinaire, se glisse au premier rang, ecoute les discussions, attrape au vol des bouts de phrases, des formules qu'elle retient, approuve de la tete, sourit, leve les epaules lorsqu'elle entend dire une betise, tentee de foudroyer le premier qui n'admirerait pas. Que ce soit la bonne Crenmitz ou une autre, vous la verrez a toutes les ouvertures du salon, cette silhouette furtive rodant autour des conversations, l'air anxieux, l'oreille tendue; quelquefois un vieux bonhomme de pere dont le regard vous remercie d'un mot aimable dit en passant, ou prend une expression desolee pour une epigramme qu'on lance a l'oeuvre d'art et qui va frapper un coeur derriere vous. Une figure a ne pas oublier, certainement, si jamais quelque peintre epris de modernite songeait a fixer sur une toile cette manifestation bien typique de la vie parisienne, une ouverture d'exposition dans cette vaste serre de la sculpture, aux allees sablees de jaune, a l'immense plafond en vitrage sous lequel se detachent a mi-hauteur les tribunes du premier etage garnies de tetes penchees qui regardent, de draperies flottantes improvisees. Dans une lumiere un peu froide, palie a ces tentures vertes du pourtour, ou les rayons se rarefient, dirait-on, pour laisser a la vue des promeneurs une certaine justesse recueillie, la foule lente va et vient, s'arrete, se disperse sur les bancs, serree par groupes, et pourtant melant les mondes mieux qu'aucune autre assemblee, comme la saison mobile et changeante, a cette epoque de l'annee, confond toutes les parures, fait se froler au passage les dentelles noires, la traine imperieuse de la grande dame venue pour voir l'effet de son portrait, et les fourrures siberiennes de l'actrice retour de Russie et voulant qu'on le sache bien. Ici, pas de loges, de baignoires, de places reservees, et c'est ce qui donne a cette premiere en plein jour un si grand charme de curiosite. Les vraies mondaines peuvent juger de pres ces beautes peintes tant applaudies aux lumieres; le petit chapeau, nouvelle forme, des marquises de Bois-l'Hery croise la toilette plus que modeste de quelque femme ou fille d'artiste, tandis que le modele, qui a pose pour cette belle Andromede de l'entree, passe victorieusement, habillee d'une jupe trop courte, de vetements miserables jetes sur sa beaute avec tous les faux plis de la mode. On s'etudie, on s'admire, on se denigre, on echange des regards meprisants, dedaigneux ou curieux, arretes tout a coup au passage d'une celebrite, de ce critique illustre qu'il nous semble voir encore, tranquille et majestueux, sa tete puissante encadree de cheveux longs, faire le tour des envois de sculpture, suivi d'une dizaine de jeunes disciples penches vers son autorite bienveillante. Si le bruit des voix se perd dans cet immense vaisseau, sonore seulement aux deux voutes de l'entree et de la sortie, les visages y prennent une intensite etonnante, un relief de mouvement et d'animation concentre surtout dans la vaste baie noire du buffet, debordante et gesticulante, les chapeaux clairs des femmes, les tabliers blancs du service eclatant sur le fond des vetements sombres, et dans la grande travee du milieu, ou le fourmillement en vignette des promeneurs fait un singulier contraste avec l'immobilite des statues exposees, la palpitation insensible dont s'entoure leur blancheur calcaire et leurs mouvements d'apotheose. Ce sont des ailes figees dans un vol geant, une sphere supportee par quatre figures allegoriques dont l'attitude tournante presente une vague mesure de valse, un ensemble d'equilibre donnant bien l'illusion de l'entrainement de la terre; et des bras leves pour un signal, des corps heroiquement surgis, contenant une allegorie, un symbole qui les frappe de mort et d'immortalite, les rend a l'histoire, a la legende, a ce monde ideal des musees que visite la curiosite ou l'admiration des peuples. Quoique le groupe en bronze de Felicia n'eut pas les proportions de ces grands morceaux, sa valeur exceptionnelle lui avait merite de decorer un des ronds-points du milieu, dont le public se tenait en ce moment a une distance respectueuse, regardant par-dessus la haie de gardiens et de sergents de ville le bey de Tunis et sa suite, longs burnous aux plis sculpturaux qui mettaient des statues vivantes en face des autres. Le bey, a Paris depuis quelques jours et le lion de toutes les _premieres_, avait voulu voir l'ouverture de l'Exposition. C'etait "un prince eclaire, ami des arts," qui possedait au Bardo une galerie de peintures turques etonnantes, et des reproductions chromo-lithographiques de toutes les batailles du premier Empire. Des en entrant, la vue du grand levrier arabe l'avait frappe au passage. C'etait bien le slougui, le vrai slougui, fin et nerveux de son pays, le compagnon de toutes ses chasses. Il riait dans sa barbe noire, tatait les reins de l'animal, caressait ses muscles, semblait vouloir l'exciter encore, tandis que les narines ouvertes, les dents a l'air, tous les membres allonges et infatigables dans leur elasticite vigoureuse, la bete aristocratique, la bete de proie, ardente a l'amour et a la chasse, ivre de sa double ivresse, les yeux fixes, savourait deja sa capture avec un petit bout de langue qui pendait, aiguisant les dents d'un rire feroce. Quand on ne regardait que lui, on se disait: "Il le tient!" Mais la vue du renard vous rassurait tout de suite. Sous le velours de sa croupe lustree, felin, presque rase a terre, brulant le sol sans effort, on le sentait vraiment fee, et sa tete fine aux oreilles pointues qu'il tournait, tout en courant, du cote du levrier avait une expression de securite ironique qui marquait bien le don recu des dieux. Pendant qu'un inspecteur des beaux-arts, accouru en toute hate, harnache de travers et chauve jusque dans le dos, expliquait a Mohammed l'apologue du "Chien et du Renard", raconte au livret avec cette legende: "Advint qu'ils se rencontrerent," et cette indication: "Appartient au duc de Mora," le gros Hemerlingue, suant et soufflant a cote de l'Altesse, avait bien du mal a lui persuader que cette sculpture magistrale etait l'oeuvre de la belle amazone qu'ils avaient rencontree la veille au Bois. Comment une femme aux mains faibles pouvait-elle assouplir ainsi le bronze dur, lui donner l'apparence de la chair? De toutes les merveilles de Paris, c'etait celle qui causait au bey le plus d'etonnement. Aussi s'informa-t-il aupres du fonctionnaire s'il n'y avait rien autre a voir du meme artiste. "Si fait, Monseigneur, encore un chef-d'oeuvre... Si Votre Altesse veut venir de ce cote, je vais la conduire." Le bey se remit en marche avec sa suite. C'etaient tous d'admirables types, traits ciseles et lignes pures, paleurs chaudes dont la blancheur du haick absorbait jusqu'aux reflets. Magnifiquement drapes, ils contrastaient avec les bustes ranges sur les deux cotes de l'allee qu'ils avaient prise, et qui, perches sur leurs hautes colonnettes, greles dans l'air vide, exiles de leur milieu, de l'entourage dans lequel ils auraient rappele sans doute de grands travaux, une affection tendre, une existence remplie et courageuse, faisaient la triste mine de gens fourvoyes, tres penauds de se trouver la, a part deux ou trois figures de femme, riches epaules encadrees de dentelles petrifiees, chevelures de marbre rendues avec ce flou qui leur donne des legeretes de coiffures poudrees, quelques profils d'enfant aux lignes simples ou le poli de la pierre semble une moiteur de vie, tout le reste n'etait que rides, plis, crispations et grimaces, nos exces de travail, de mouvements, nos nervosites et nos fievres s'opposant a cet art de repos et de belle serenite. Au moins la laideur du Nabab avait pour elle l'energie, son cote aventurier et canaille, et cette expression de bonte, si bien rendue par l'artiste, qui avait eu le soin de foncer son platre d'une couche d'ocre lui donnant presque le ton hale et basane du modele. Les Arabes firent, en le voyant, une exclamation etouffee. "Bou-Said..." (le pere du bonheur). C'etait le surnom du Nabab a Tunis, comme l'etiquette de sa chance. Le bey, lui, croyant qu'on avait voulu le mystifier, de le conduire ainsi devant le mercanti deteste, regarda l'inspecteur avec mefiance: "Jansoulet?... dit-il de sa voix gutturale. --Oui, Altesse, Bernard Jansoulet, le nouveau depute de la Corse..." Cette fois le bey se tourna vers Hemerlingue, le sourcil fronce. "Depute? --Oui, Monseigneur, depuis ce matin; mais rien n'est encore termine." Et le banquier, haussant la voix, ajouta en bredouillant: "Jamais une Chambre francaise ne voudra de cet aventurier." N'importe! le coup etait porte a l'aveugle confiance du bey dans son baron financier. Il lui avait si bien affirme que l'autre ne serait jamais elu, qu'on pouvait agir librement et sans crainte a son endroit. Et voici qu'au lieu de l'homme tare, terrasse, un representant de la nation se dressait devant lui, un depute dont les Parisiens venaient admirer la figure de pierre; car, pour l'Oriental, une idee honorifique se melant malgre tout a cette exposition publique, ce buste avait le prestige d'une statue dominant une place. Plus jaune encore que de coutume, Hemerlingue s'accusait en lui-meme de maladresse et d'imprudence. Mais comment se serait-il doute d'une chose pareille? On lui avait assure que le buste n'etait pas fini. Et, de fait, il se trouvait la du matin meme et semblait s'y trouver bien, fremissant d'orgueil satisfait, narguant ses ennemis avec le sourire bon enfant de sa levre retroussee. Une vraie revanche silencieuse au desastre de Saint-Romans. Pendant quelques minutes, le bey, aussi froid, aussi impassible que l'image sculptee, la fixa sans rien dire, le front partage d'un pli droit ou les courtisans seuls pouvaient lire sa colere; puis, apres deux mots rapides en arabe pour demander les voitures et rassembler la suite dispersee, il s'achemina gravement vers la sortie sans vouloir plus rien regarder... Qui dira ce qui se passe dans ces augustes cervelles blasees de puissance? Deja nos souverains d'Occident ont des fantaisies incomprehensibles; mais ce n'est rien a cote des caprices orientaux. M. l'inspecteur des Beaux-Arts, qui comptait bien montrer toute l'exposition a Son Altesse et gagner a cette promenade le joli ruban rouge et vert du Nicham-Iftikahr, ne sut jamais le secret de cette soudaine fuite. Au moment ou les haicks blancs disparaissaient sous le porche, juste a temps pour voir flotter leurs derniers plis, le Nabab faisait son entree par la porte du milieu. Le matin, il avait recu la nouvelle: "_Elu a une ecrasante majorite_;" et apres un plantureux dejeuner, ou l'on avait fortement toaste au nouveau depute de la Corse, il venait, avec quelques-uns de ses convives, se montrer, se voir aussi, jouir de toute sa gloire nouvelle. Le premiere personne qu'il apercut en arrivant, ce fut Felicia Ruys, debout, appuyee au socle d'une statue, entouree de compliments et d'hommages auxquels il se hata de venir meler les siens. Elle etait simplement mise, drapee dans un costume noir brode et chamarre de jais, temperant la severite de sa tenue par un scintillement de reflets et l'eclat d'un ravissant [illisible] chapeau tout en plumes de lophophores, dont ses cheveux frises fin sur le front, divisant la nuque en larges ondes, semblaient continuer et adoucir le chatoiement. Une foule d'artistes, de gens du monde, s'empressaient devant tant de genie allie a tant de beaute; et Jenkins, la tete nue, tout bouffant d'effusions chaleureuses, s'en allait de l'un a l'autre, raccolant les enthousiasmes, mais elargissant le cercle autour de cette jeune gloire dont il se faisait a la fois le gardien et le coryphee. Sa femme s'entretenait pendant ce temps avec la jeune fille. Pauvre madame Jenkins! On lui avait dit de cette voix feroce qu'elle seule connaissait: "Il faut que vous alliez saluer Felicia..." Et elle y etait allee, contenant son emotion: car elle savait maintenant ce qui se cachait au fond de cette affection paternelle, quoiqu'elle evitat toute explication avec le docteur, comme si elle en avait craint l'issue. Apres madame Jenkins, c'est le Nabab qui se precipite, et prenant entre ses deux grosses pattes les deux mains long et finement gantees de l'artiste, exprime sa reconnaissance avec une cordialite qui lui met a lui-meme des larmes dans les yeux. "C'est un grand honneur que vous m'avez fait, Mademoiselle, d'associer mon nom au votre, mon humble personne a votre triomphe, et de prouver a toute cette vermine en train de me ronger les talons que vous ne croyez pas aux calomnies repandues sur mon compte. Vrai, c'est inoubliable. J'aurai beau couvrir d'or et de diamants ce buste magnifique, je vous le devrai toujours..." Heureusement pour le bon Nabab, plus sensible qu'eloquent, il est oblige de faire place a tout ce qu'attire le talent rayonnant, la personnalite en vue: des enthousiasmes frenetiques qui, faute d'un mot pour s'exprimer, disparaissent comme ils sont venus, des admirations mondaines, animees de bonne volonte, d'un vif desir de plaire, mais dont chaque parole est une douche d'eau froide, et puis les solides poignees de main des rivaux, des camarades, quelques-unes tres franches, d'autres qui vous communiquent la mollesse de leur empreinte; le grand dadais pretentieux dont l'eloge imbecile doit vous transporter d'aise et qui, pour ne point trop vous gater, l'accompagne "de quelques petites reserves," et celui qui, en vous accablant de compliments, vous demontre que vous ne savez pas le premier mot du metier, et le bon garcon affaire qui s'arrete juste le temps de vous dire dans l'oreille "que Chose, le fameux critique, n'a pas l'air content." Felicia ecoutait tout avec le plus grand calme, soulevee par son succes au-dessus des petitesses de l'envie, et toute fiere quand un veteran glorieux, quelque vieux compagnon de son pere lui jetait un "c'est tres bien, petiote!" qui la reportait au passe, au petit coin jadis reserve pour elle dans l'atelier paternel, alors qu'elle commencait a se tailler un peu de gloire dans la renommee du grand Ruys. Mais, en somme, les felicitations la laissaient assez froide, parce qu'il lui en manquait une plus desirable que toute autre et qu'elle s'etonnait de n'avoir pas encore recue... Decidement elle pensait a lui plus qu'elle n'avait pense a aucun homme. Etait-ce enfin l'amour, le grand amour si rare dans une ame d'artiste incapable de se donner tout entiere au sentiment, ou bien un simple reve de vie honnete et bourgeoise, bien abritee contre l'ennui, ce plat ennui, precurseur de tempetes, dont elle avait tant le droit de se mefier? En tout cas, elle s'y trompait, vivait depuis quelques jours dans un trouble delicieux, car l'amour est si fort, si beau, que ses semblants, ses mirages nous leurrent et peuvent nous emouvoir autant que lui-meme. Vous est-il quelquefois arrive dans la rue, preoccupe d'un absent dont la pensee vous tient au coeur, d'etre averti de sa rencontre par celle de quelques personnes qui lui ressemblent vaguement, images preparatoires, esquisses du type pres de surgir tout a l'heure, et qui sortent pour vous de la foule comme des appels successifs a votre attention surexcitee? Ce sont la des impressions magnetiques et nerveuses dont il ne faut pas trop sourire, parce qu'elles constituent une faculte de souffrance. Deja, dans le flot remuant et toujours renouvele des visiteurs, Felicia avait cru reconnaitre a plusieurs reprises la tete bouclee de Paul de Gery, quand tout a coup elle poussa un cri de joie. Ce n'etait pas encore lui pourtant, mais quelqu'un qui lui ressemblait beaucoup, dont la physionomie reguliere et paisible se melait toujours maintenant dans son esprit a celle de l'ami Paul par l'effet d'une ressemblance plus morale que physique et l'autorite douce qu'ils exercaient tous deux sur sa pensee. "Aline! --Felicia!" Si rien n'est plus problematique que l'amitie de deux mondaines partageant des royautes de salon et se prodiguant les epithetes flatteuses, les menues graces de l'affectuosite feminine, les amities d'enfance conservent chez la femme une franchise d'allure qui les distingue, les fait reconnaitre entre toutes, liens tresses naivement et solides comme ces ouvrages de petites filles ou une main inexperimentee a prodigue le fil et les gros noeuds, plantes venues aux terrains jeunes, fleuries mais fortes en racines, pleines de vie et de repousses. Et quel bonheur, la main dans la main--rondes du pensionnat, ou etes-vous?--de retourner de quelques pas en arriere avec une egale connaissance du chemin et de ses incidents minimes, et le meme rire attendri. Un peu a l'ecart, les deux jeunes filles, a qui il a suffi de se retrouver en face l'une de l'autre pour oublier cinq annees d'eloignement, pressent leurs paroles et leurs souvenirs, pendant que le petit pere Joyeuse, sa tete rougeaude eclairee d'une cravate neuve, se redresse tout fier de voir sa fille accueillie ainsi par une illustration. Fier, certes il a raison de l'etre, car cette petite Parisienne, meme aupres de sa resplendissante amie, garde son prix de grace, de jeunesse, de candeur lumineuse, sous ses vingt ans veloutes et dores que la joie du revoir epanouit en fraiche fleur. "Comme tu dois etre heureuse!... Moi, je n'ai encore rien vu; mais j'entends dire a tout le monde que c'est si beau... --Heureuse surtout de te retrouver, petite Aline... Il y a si longtemps... --Je crois bien, mechante... A qui la faute?..." Et, dans le plus triste recoin de sa memoire, Felicia retrouve la date de la rupture coincidant pour elle avec une autre date ou sa jeunesse est morte dans une scene inoubliable. "Et qu'as-tu fait, mignonne, dans tout ce temps? --Oh! moi, toujours la meme chose... rien dont on puisse parler... --Oui, oui... nous savons ce que tu appelles ne rien faire, petite vaillante... C'est donner ta vie aux autres, n'est-ce pas?" Mais Aline n'ecoutait plus. Elle souriait affectueusement, droit devant elle, et Felicia, se retournant pour voir a qui s'adressait ce sourire, apercut Paul de Gery qui repondait au discret et tendre bonjour de mademoiselle Joyeuse. "Vous vous connaissez donc? --Si je connais M. Paul!... Je crois bien. Nous causons de toi assez souvent. Il ne te l'a donc jamais dit? --Jamais... C'est un affreux sournois..." Elle s'arreta net, l'esprit traverse d'un eclair; et, vivement, sans ecouter de Gery qui s'approchait pour saluer son triomphe, elle se pencha vers Aline et lui parla tout bas. L'autre rougissait, se defendait avec des sourires, des mots a demi-voix: "Y songes-tu?... A mon age... Une bonne maman!" Et saisissait enfin le bras de son pere pour echapper a quelque raillerie amicale. Quand Felicia vit les deux jeunes gens s'eloigner du meme pas, quand elle eut compris--ce qu'ils ne savaient pas encore eux-memes--qu'ils s'aimaient, elle sentit comme un ecroulement autour d'elle. Puis, son reve par terre, en mille miettes, elle se mit a le pietiner furieusement... Apres tout, il avait bien raison de lui preferer cette petite Aline. Est-ce qu'un honnete homme oserait jamais epouser mademoiselle Ruys? Elle, un foyer, une famille, allons donc!... Tu es fille de catin, ma chere; il faut que tu sois catin, si tu veux etre quelque chose... La journee s'avancait. La foule plus active, avec des vides ca et la, commencait a s'ecouler vers la sortie apres de grands remous autour des succes de l'annee, rassasiee, un peu lasse, mais excitee encore par cet air charge d'electricite artistique. Un grand coup de soleil, du soleil de quatre heures, frappait la rosace en vitraux, jetait sur le sable des allees des lueurs d'arc-en-ciel remontant doucement sur le bronze ou le marbre des statues, irisant la nudite d'un beau corps, donnant au vaste musee un peu de la vie lumineuse d'un jardin. Felicia, absorbee dans sa profonde et triste songerie, ne voyait pas celui qui s'avancait vers elle, superbe, elegant, fascinateur, parmi les rangs du public respectueusement ouverts et le nom de "Mora" partout chuchote. "Eh bien! Mademoiselle, voila un beau succes. Je n'y regrette qu'une chose, c'est le mechant symbole que vous avez cache dans votre chef-d'oeuvre." En voyant le duc devant elle, elle frissonna. "Ah! oui, le symbole..." fit-elle en levant vers lui un sourire decourage; et, s'appuyant contre le socle de la grande statue voluptueuse pres de laquelle ils se trouvaient, avec les yeux fermes d'une femme qui se donne et s'abandonne, elle murmura tout bas, bien bas: "Rabelais a menti, comme mentent tous les hommes... La verite, c'est que le renard n'en peut plus, qu'il est a bout d'haleine et de courage, pret a tomber dans le fosse, et que si le levrier s'acharne encore..." Mora tressaillit, devint un peu plus pale, tout ce qu'il avait de sang refluant a son coeur. Deux flammes sombres se croiserent, deux mots rapides furent echanges du bout des levres; puis le duc s'inclina profondement et s'eloigna d'une marche envolee et legere comme si les dieux le portaient. Il n'y avait en ce moment dans le palais qu'un homme aussi heureux que lui, c'etait le Nabab. Escorte de ses amis, il tenait, remplissait la grande travee a lui seul, parlant haut, gesticulant, tellement glorieux qu'il en paraissait presque beau, comme si, a force de contempler son buste naivement et longuement, il lui avait pris un peu de cette idealisation splendide dont l'artiste avait nimbe la vulgarite de son type. La tete levee de trois quarts, degagee du large col entr'ouvert, attirait sur la ressemblance les remarques contradictoires des passants; et le nom de Jansoulet, repete tant de fois pas les urnes electorales, l'etait encore par les plus jolies bouches de Paris, par ses voix les plus puissantes. Tout autre que le Nabab eut ete gene d'entendre s'exclamer sur son passage ces curiosites qui n'etaient pas toujours sympathiques. Mais l'estrade, le tremplin allaient bien a cette nature plus brave sous le feu des regards, comme ces femmes qui ne sont belles ou spirituelles que dans le monde, et que la moindre admiration transfigure et complete. Quand il sentait s'apaiser cette joie delirante, lorsqu'il croyait avoir bu toute son ivresse orgueilleuse, il n'avait qu'a se dire: "Depute!... Je suis depute!" Et la coupe triomphale ecumait a pleins bords. C'etait l'embargo leve sur tous ses biens, le reveil d'un cauchemar de deux mois, le coup de mistral balayant tous les tourments, toutes les inquietudes, jusqu'a l'affront de Saint-Romans, bien lourd pourtant dans sa memoire. Depute! Il riait tout seul en pensant a la figure du baron apprenant la nouvelle, a la stupeur du bey amene devant son buste; et, tout a coup, a cette idee qu'il n'etait plus seulement un aventurier gave d'or, excitant l'admiration bete de la foule, ainsi qu'une enorme pepite brute a la devanture d'un changeur, mais qu'on regardait passer en lui un des elus de la volonte nationale, sa face bonasse et mobile s'alourdissait dans une gravite voulue, il lui venait des projets d'avenir, de reforme, et l'envie de profiter des lecons du destin dans ces derniers temps. Deja, se rappelant la promesse qu'il avait faite a de Gery, il montrait pour le troupeau famelique qui fretillait bassement sur ses talons certaines froideurs dedaigneuses, un parti pris de contradiction autoritaire. Il appelait le marquis de Bois l'Hery "mon bon", imposait silence tres vertement au gouverneur dont l'enthousiasme devenait scandaleux, et se jurait bien de se debarrasser au plus tot de toute cette boheme mendiante et compromettante, quand l'occasion s'offrit belle a lui de commencer l'execution. Percant la foule qui l'entourait, Moessard, le beau Moessard, en cravate bleu de ciel, bleme et bouffi comme un mal blanc, pince a la taille dans une fine redingote, voyant que le Nabab, apres avoir fait vingt fois le tour de la salle de sculpture, se dirigeait vers la sortie, prit son elan et passant son bras sous le sien: "Vous m'emmenez, vous savez..." Dans les derniers temps, surtout depuis la periode electorale, il avait pris, place Vendome, une autorite presque egale a celle de Monpavon, mais plus impudente; car, pour l'impudeur, l'amant de la reine n'avait pas son pareil sur le trottoir qui va de la rue Drouot a la Madeleine. Cette fois il tombait mal. Le bras musculeux qu'il serrait se secoua violemment, et le Nabab lui repondit tres sec: "J'en suis fache, mon cher, je n'ai pas de place a vous offrir." Pas de place dans un carrosse grand comme une maison et qui les avait amenes cinq. Moessard le regarda stupefait: "J'avais pourtant deux mots presses a vous dire... au sujet de ma petite lettre... Vous l'avez recue, n'est-ce pas? --Sans doute, et M. de Gery a du vous repondre ce matin meme... Ce que vous demandez est impossible. Vingt mille francs!... Tonnerre de Dieu, comme vous y allez. --Cependant il me semble que mes services... begaya le bellatre. --Vous ont ete largement payes. C'est ce qu'il me semble aussi. Deux cent mille francs en cinq mois!... Nous nous en tiendrons la, s'il vous plait. Vous avez les dents longues, jeune homme; il faut vous les limer un peu." Ils echangeaient ces paroles en marchant, pousses par le flot moutonnant de la sortie. Moessard s'arreta: "C'est votre dernier mot?" Le Nabab hesita une seconde, saisi d'un pressentiment devant cette bouche mauvaise et pale; puis il se souvint de la parole qu'il avait donnee a son ami. "C'est mon dernier mot. --Eh bien! nous verrons, dit le beau Moessard, dont la badine fendit l'air avec un sifflement de vipere; et, tournant sur ses talons, il s'eloigna a grands pas, comme un homme qu'on attend quelque part pour une besogne tres pressee." Jansoulet continua sa marche triomphale. Ce jour-la, il lui en aurait fallu bien plus pour deranger l'equilibre de son bonheur; au contraire, il se sentait reconforte par l'execution si vivement faite. L'immense vestibule etait encombre d'une foule compacte que l'approche de la fermeture poussait dehors, mais qu'une de ces ondees subites qui semblent faire partie de l'ouverture du salon retenait sous le porche au terrain battu et sablonneux pareil a cette entree du Cirque ou les gilets en coeur se pavanent. Le coup d'oeil etait curieux, bien parisien. Au dehors, de grands rais de soleil traversant la pluie, accrochant a ses filets limpides ces lames aigues et brillantes qui justifient le proverbe: "Il pleut des hallebardes", la jeune verdure des Champs-Elysees, les massifs de rhododendrons bruissants et mouilles, les voitures rangees sur l'avenue, les manteaux cires des cochers, tout le splendide harnachement des chevaux recevant de l'eau et des rayons un surcroit de richesse et d'effet, et mirant de partout du bleu, le bleu d'un ciel qui va sourire entre l'ecart de deux averses. Au dedans, des rires, des bavardages, des bonjours, des impatiences, des jupes retroussees, des satins bouffants sur le fin plissage des jupons et les rayures tendres des bas de soie, des flots de franges, de dentelles, de volants retenus d'une main en paquets trop lourds, chiffonnes a la diable... Puis, pour relier les deux cotes du tableau, les prisonniers encadres par la voute du porche et dans le noir de son ombre, avec le fond immense tout en lumiere, des valets de pied courant sous des parapluies, des noms de cochers, des noms de maitres qu'on criait, des coupes s'approchant au pas, ou montaient des couples effares. "La voiture de M. Jansoulet!" Tout le monde se retourna, mais on sait que cela ne le genait guere, lui. Et tandis qu'au milieu de ces elegantes, de ces illustres, de ce tout Paris varie qui se trouvait la avec un nom a mettre sur chacune de ces figures, le bon Nabab posait un peu, en attendant ses gens, une main nerveuse et bien gantee se tendit vers lui, et le duc de Mora, qui allait rejoindre son coupe, lui jeta en passant avec cette effusion que le bonheur donne aux plus reserves: "Mes compliments, mon cher depute..." C'etait dit a haute voix et chacun put l'entendre: "Mon cher depute." * * * * * Il y a dans la vie de tous les hommes une heure d'or, une cime lumineuse ou ce qu'ils peuvent esperer de prosperites, de joies, de triomphes, les attend et leur est donne. Le sommet est plus ou moins haut, plus ou moins rugueux et difficile a monter; mais il existe egalement pour tous, pour les puissants et pour les humbles. Seulement, comme ce plus long jour de l'annee ou le soleil a fourni tout son elan et dont le lendemain semble un premier pas vers l'hiver, ce _summum_ des existences humaines n'est qu'un moment a savourer, apres lequel on ne peut plus que redescendre. Cette fin d'apres-midi du 1er mai, rayee de pluie et de soleil, il faut te la rappeler, pauvre homme, en fixer a jamais l'eclat changeant dans ta memoire. Ce fut l'heure de ton plein ete aux fleurs ouvertes, aux fruits ployant leurs rameaux d'or, aux moissons mures dont tu jetais si follement les glanes. L'astre maintenant palira, peu a peu retire et tombant, incapable bientot de percer la nuit lugubre ou ton destin va s'accomplir. XV MEMOIRES D'UN GARCON DE BUREAU. A L'ANTICHAMBRE. Grande fete samedi dernier place Vendome. En l'honneur de son election, M. Bernard Jansoulet, le nouveau depute de la Corse, donnait une magnifique soiree avec municipaux a la porte, illumination de tout l'hotel, et deux mille invitations lancees dans le beau Paris. J'ai du a la distinction de mes manieres, a la sonorite de mon organe, que le president du conseil d'administration avait pu apprecier aux reunions de la _Caisse territoriale_, de figurer a ce somptueux festival, ou, trois heures durant, debout dans l'antichambre, au milieu des fleurs et des tentures, vetu d'ecarlate et d'or, avec cette majeste particuliere aux personnes un peu puissantes, mes mollets a l'air pour la premiere fois de ma vie, j'envoyai comme un coup de canon dans les cinq salons en enfilade le nom de chaque invite, qu'un suisse etincelant saluait chaque fois du "bing!" de sa hallebarde sur les dalles. Que d'observations curieuses j'ai pu faire encore ce soir-la, que de saillies plaisantes, de lazzis de haut gout echanges entre les gens de service sur tout ce monde qui defilait! Ce n'est pas toujours avec les vignerons de Montbars que j'en aurais entendu d'aussi droles. Il faut dire que le digne M. Barreau nous avait d'abord fait servir a tous, dans son office rempli jusqu'au plafond de boissons glacees et de victuailles, un lunch solide fortement arrose, qui mit chacun de nous dans un etat de bonne humeur, entretenu toute la soiree par les verres de punch et de champagne siffles au passage sur les plateaux de la desserte. Les patrons, par exemple, ne paraissaient pas aussi bien disposes que nous. Des neuf heures, en arrivant a mon poste, je fus frappe de la physionomie inquiete, nerveuse du Nabab, que je voyais se promener avec M. de Gery, au milieu des salons allumes et deserts, causant vivement et faisant de grands gestes. "Je le tuerai, disait-il, je le tuerai..." L'autre essayait de le calmer, ensuite madame parut et l'on causa d'autre chose. Magnifique morceau de femme cette Levantine, deux fois plus forte que moi, eblouissante a regarder avec son diademe en diamants, les bijoux qui chargeaient ses enormes epaules blanches, son dos aussi rond que sa poitrine, sa taille serree dans une cuirasse d'or vert qui se continuait en longues lames tout le long de sa jupe raide. Je n'ai jamais rien vu d'aussi imposant, d'aussi riche. C'etait comme un de ces beaux elephants blancs porteurs de tours, dont nous entretiennent les livres de voyage. Quand elle marchait, peniblement appuyee aux meubles, toute sa chair tremblait, ses ornements faisaient un bruit de ferraille. Avec ca une petite voix tres percante et une belle figure rouge qu'un negrillon lui rafraichissait tout le temps avec un eventail de plumes blanches large comme une queue de paon. C'etait la premiere fois que cette paresseuse et sauvage personne se montrait a la societe parisienne, et M. Jansoulet semblait tres heureux et tres fier qu'elle eut bien voulu presider sa fete; ce qui, du reste, ne donna pas grand mal a la dame, car, laissant son mari recevoir les invites dans le premier salon, elle alla s'etendre sur le divan du petit salon japonais, calee entre deux piles de coussins, immobile, si bien qu'on l'apercevait de loin tout au fond, pareille a une idole, sous le grand eventail que son negre agitait regulierement comme une mecanique. Ces etrangeres vous ont un aplomb! Tout de meme l'irritation du Nabab m'avait frappe, et voyant passer le valet de chambre qui descendait l'escalier quatre a quatre, je l'attrapai au vol et lui glissai dans le tuyau de l'oreille: "Qu'est-ce qu'il a donc votre bourgeois, monsieur Noel? "C'est l'article du _Messager_," me fut-il repondu, et je dus renoncer a en savoir davantage pour le moment, un grand coup de timbre annoncant que la premiere voiture arrivait, suivie bientot d'une foule d'autres. Tout a mon affaire, attentionne a bien prononcer les noms qu'on me donnait, a les faire ricocher de salon en salon, je ne pensai plus a autre chose. Ce n'est pas un metier commode d'annoncer convenablement des personnes qui s'imaginent toujours que leur nom doit etre connu, le murmurent en passant du bout des levres, et s'etonnent ensuite de vous l'entendre ecorcher dans le plus bel accent, vous en voudraient presque de ces entrees manquees, enguirlandees de petits sourires, qui suivent une annonce mal faite. Chez M. Jansoulet, ce qui me rendait la besogne encore plus difficile, c'etait cette masse d'etrangers, tous egyptiens, persans, tunisiens. Je ne parle pas des Corses, tres nombreux aussi ce jour-la, parce que, pendant mes quatre ans de sejour a la _Territoriale_, je me suis habitue a prononcer ces noms ronflants, interminables, toujours suivis de celui de la localite: "Paganetti de Porto-Vecchio, Bastelica de Bonifacio, Paianatchi de Barbicaglia." Je me plaisais a moduler ces syllabes italiennes, a leur donner toutes leurs sonorites, et je voyais bien aux airs stupefaits de ces braves insulaires combien ils etaient charmes et surpris d'etre introduits de cette facon dans la haute societe continentale. Mais avec les Turcs, ces pachas, ces beys, ces effendis, j'avais bien plus de peine, et il dut m'arriver de prononcer souvent de travers, car M. Jansoulet, a deux reprises differentes, m'envoya dire de faire plus attention aux noms qu'on me donnait, et surtout d'annoncer plus naturellement. Cette observation, formulee a haute voix devant l'antichambre avec une certaine brutalite, m'indisposa beaucoup, m'empecha--en ferai-je l'aveu? --de plaindre ce gros parvenu quand j'appris, au courant de la soiree, que de cruelles epines se glissaient dans son lit de roses. De dix heures et demie a minuit, le timbre ne cessa de retentir, les voitures de rouler sous le porche, les invites de se succeder, deputes, senateurs, conseillers d'Etat, conseillers municipaux qui avaient bien plus l'air de venir a une reunion d'actionnaires qu'a une soiree de gens du monde. A quoi cela tenait-il? Je ne parvenais pas a m'en rendre compte, mais un mot du suisse Nicklauss m'ouvrit les yeux. "Remarquez-vous, M. Passajon, me dit ce brave serviteur, debout en face de moi, la hallebarde au poing, remarquez-vous comme nous avons peu de dames?" C'etait cela, pardieu!... Et nous n'etions pas que nous deux a faire la remarque. A chaque nouvel arrivant, j'entendais le Nabab, qui se tenait pres de la porte, s'ecrier avec consternation de sa grosse voix de Marseillais enrhume: "Tout seul?" L'invite s'excusait tout bas... _Mn mn mn mn_... sa dame un peu souffrante... Bien regrette certainement... Puis il en arrivait un autre; et la meme question amenait la meme reponse. A force d'entendre ce mot de "tout seul," on avait fini par en plaisanter a l'antichambre; chasseurs et valets de pied se le jetaient de l'un a l'autre quand entrait un invite nouveau "tout seul!" Et l'on riait, on se faisait du bon sang... Mais M. Nicklauss, avec sa grande habitude du monde, trouvait que cette abstention a peu pres generale du sexe n'etait pas naturelle. "Ca doit etre l'article du _Messager_," disait-il. Tout le monde en parlait de ce matin d'article, et devant la glace entouree de fleurs ou chaque invite se controlait avant d'entrer, je surprenais des bouts de dialogue a voix basse dans ce genre-ci: "Vous avez lu? --C'est epouvantable. --Croyez-vous la chose possible? --Je n'en sais rien. En tout cas, j'ai prefere ne pas amener ma femme. --J'ai fait comme vous... Un homme peut aller partout sans se compromettre... --Certainement... Tandis qu'une femme..." Puis ils entraient, le claque sous le bras, avec cet air vainqueur des hommes maries que leurs epouses n'accompagnent pas. Quel etait donc ce journal, cet article terrible qui menacait a ce point l'influence d'un homme si riche? Malheureusement mon service me retenait; je ne pouvais descendre a l'office ni au vestiaire pour m'informer, causer avec ces cochers, ces valets, ces chasseurs que je voyais debout au pied de l'escalier s'amusant a brocarder les gens qui montaient... Qu'est-ce que vous voulez? Les maitres sont trop esbrouffeurs aussi. Comment ne pas rire en voyant passer, l'air insolent et le ventre creux, le marquis et la marquise de Bois-l'Hery, apres tout ce qu'on nous a conte sur les trafics de monsieur et les toilettes de madame? Et le menage Jenkins si tendre, si uni, le docteur attentionne mettant a sa dame une dentelle sur les epaules de peur qu'elle s'enrhume dans l'escalier; elle souriante et attifee, tout en velours, long comme ca de traine, s'appuyant au bras de son mari de l'air de dire: "Comme je suis bien," quand je sais, moi, que depuis la mort de l'Irlandaise, sa vraie legitime, le docteur medite de se debarrasser de son vieux crampon pour pouvoir epouser une jeunesse, et que le vieux crampon passe les nuits a se desoler, a ronger de larmes ce qu'il lui reste de beaute. Le plaisant, c'est que pas une de ces personnes ne se doutait des bons quolibets, des blagues qu'on leur crachait dans le dos au passage, de ce que la queue des robes ramassait de saletes sur le tapis du vestibule, et tout ce monde-la vous avait des mines dedaigneuses a mourir de rire. Les deux dames que je viens de nommer, l'epouse du gouverneur, une petite Corse a qui ses gros sourcils, ses dents blanches, ses joues luisantes et noires en dessous donnaient l'air d'une Auvergnate debarbouillee, bonne pate du reste, et riant tout le temps excepte quand son mari regarde les autres femmes, plus quelques Levantines aux diademes d'or ou de perles, moins reussies que la notre, mais toujours dans le meme genre, des femmes de tapissiers, de joailliers, fournisseurs habituels de la maison, avec des epaules larges comme des devantures et des toilettes ou la marchandise n'avait pas ete epargnee; enfin quelques menages d'employes de la _Territoriale_ en robes pleurardes et la queue du diable dans leur poche, voila ce qui representait le beau sexe de la reunion, une trentaine de dames noyees dans un millier d'habits noirs, autant dire qu'il n'y en avait pas. De temps a autre, Cassagne, Laporte, Grandvarlet qui faisaient le service des plateaux nous mettaient au courant de ce qui se passait dans les salons. "Ah! mes enfants, si vous voyiez ca, c'est d'un noir, c'est d'un lugubre... Les hommes ne demarrent pas des buffets. Les dames sont toutes dans le fond, assises en rond, a s'eventer sans rien dire. La Grosse ne parle a personne. Je crois qu'elle pionce... C'est monsieur qui fait une tete!... Allons, pere Passajon, un verre de Chateau-larose... Ca vous donnera du ton." Elle etait charmante envers moi, toute cette jeunesse, et prenait un malin plaisir a me faire les honneurs de la cave, si souvent et a si grands coups que ma langue commencait a devenir lourde, incertaine; et comme me disaient ces jeunes gens dans leur langage un peu libre: "Mon oncle, vous bafouillez." Heureusement que le dernier des effendis venait d'arriver et qu'il n'y avait plus personne a annoncer; car, j'avais beau m'en defendre chaque fois que je m'avancais entre les tentures pour jeter un nom a la grande volee, je voyais les lustres des salons tourner en rond avec des centaines de milliers de lumieres papillotantes, et les parquets partir de biais glissants et droits comme des montagnes russes. Je devais bafouiller, c'est sur. L'air vif de la nuit, quelques ablutions a la pompe de la cour eurent vite raison de ce petit malaise, et, quand j'entrai au vestiaire, il n'en paraissait plus. Je trouvai nombreuse et joyeuse compagnie autour d'une "marquise" au champagne dont toutes mes nieces, en grande tenue, cheveux bouffants et cravates de ruban rose, prenaient tres bien leur part malgre des cris, de petites grimaces ravissantes qui ne trompaient personne. Naturellement on parlait du fameux article, un article de Moessard, a ce qu'il parait, plein de revelations epouvantables sur toutes sortes de metiers deshonorants qu'aurait faits le Nabab, il y a quinze ou vingt ans, a son premier sejour a Paris. C'etait la troisieme attaque de ce genre que le _Messager_ publiait depuis huit jours, et ce gueux de Moessard avait la malice d'envoyer chaque fois le numero sous bande place Vendome. M. Jansoulet recevait cela le matin avec son chocolat; et a la meme heure ses amis et ses ennemis, car un homme comme le Nabab ne saurait etre indifferent a aucun, lisaient, commentaient, se tracaient vis-a-vis de lui une ligne de conduite pour ne pas se compromettre. Il faut croire que l'article d'aujourd'hui etait bien tape tout de meme; car Jansoulet le cocher nous racontait que tantot au Bois son maitre n'avait pas echange dix saluts en dix tours de lac, quand ordinairement il ne garde pas plus son chapeau sur sa tete qu'un souverain en promenade. Puis, lorsqu'ils sont rentres, voila une autre affaire. Les trois garcons venaient d'arriver a la maison, tout en larmes et consternes, ramenes du college Bourdaloue par un bon Pere, dans l'interet meme de ces pauvres petits, auxquels on avait donne un conge temporaire pour leur eviter d'entendre au parloir ou dans la cour quelques mechants propos, une allusion blessante. La-dessus le Nabab s'est mis dans une fureur terrible qui lui a fait demolir un service de porcelaine, et il parait que sans M. de Gery il serait alle tout d'un pas casser la tete au Moessard. "Et qu'il aurait bien fait, dit M. Noel entrant sur ces derniers mots, tres anime, lui aussi... Il n'y a pas une ligne de vraie dans l'article de ce coquin. Mon maitre n'etait jamais venu a Paris avant l'annee derniere. De Tunis a Marseille, de Marseille a Tunis, voila tous ses voyages. Mais cette fripouille de journaliste se venge de ce que nous lui avons refuse vingt mille francs. --En cela vous avez eu grand tort, fit alors M. Francis, le Francis a Monpavon, ce vieil elegant dont l'unique dent branle au milieu de la bouche a chaque mot qu'il dit, mais que ces demoiselles regardent tout de meme d'un oeil favorable a cause de ses belles manieres... Oui, vous avez eu tort. Il faut savoir menager les gens, tant qu'ils peuvent nous servir ou nous nuire. Votre Nabab a tourne trop vite le dos a ses amis apres le succes; et de vous a moi, mon cher, il n'est pas assez fort pour se payer de ces coups-la." Je crus pouvoir prendre la parole a mon tour: --Ca, c'est vrai, M. Noel, que votre bourgeois n'est plus le meme depuis son election. Il a adopte un ton, des manieres. Avant-hier, a la _Territoriale_, il nous a fait un branle-bas dont on n'a pas d'idee. On l'entendait crier en plein conseil: "Vous m'avez menti, vous m'avez vole et rendu voleur autant que vous... Montrez-moi vos livres, tas de droles." S'il a traite le Moessard de cette facon, je ne m'etonne plus que l'autre se venge dans son journal. --Mais, enfin, qu'est-ce qu'il dit cet article, demanda M. Barreau, qui est-ce qui l'a lu? Personne ne repondit. Plusieurs avaient voulu l'acheter; mais a Paris le scandale se vend comme du pain. A dix heures du matin, il n'y avait plus un numero du _Messager_ sur la place. Alors une de mes nieces, une deluree, s'il en fut, eut l'idee de chercher dans la poche d'un de ces nombreux pardessus qui garnissaient le vestiaire, bien alignes dans des casiers. Au premier qu'elle atteignit: "Le voila! dit l'aimable enfant d'un air de triomphe en tirant un _Messager_ froisse aux plis comme une feuille qu'on vient de lire. --En voila un autre!" cria Tom Bois-l'Hery, qui cherchait de son cote. Troisieme pardessus, troisieme _Messager_. Et dans tous la meme chose; fourre au fond des poches ou laissant depasser son titre, le journal etait partout comme l'article devait etre dans toutes les memoires, et l'on se figurait le Nabab la-haut echangeant des phrases aimables avec ses invites qui auraient pu lui reciter par coeur les horreurs imprimees sur son compte. Nous rimes tous beaucoup a cette idee; mais il nous tardait de connaitre a notre tour cette page curieuse. --Voyons, pere Passajon, lisez-nous ca tout haut." C'etait le voeu general et j'y souscrivis. Je ne sais si vous etes comme moi, mais quand je lis haut, je me gargarise avec ma voix, je fais des nuances et des fioritures, de telle sorte que je ne comprends rien a ce que je dis, comme ces chanteurs a qui le sens des phrases importe peu pourvu que la note y soit... Cela s'appelait "le Bateau de fleurs..." Une histoire assez embrouillee avec des noms chinois, ou il etait question d'un mandarin tres riche, nouvellement passe de 1er classe, et qui avait tenu dans les temps un "bateau de fleurs" amarre tout au bout de la ville pres d'une barriere frequentee par les guerriers... Au dernier mot de l'article, nous n'etions pas plus avances qu'au commencement. On essayait bien de cligner de l'oeil, de faire le malin; mais, franchement, il n'y avait pas de quoi. Un vrai rebus sans image; et nous serions encore plantes devant, si le vieux Francis, qui decidement est un matin pour ses connaissances de toutes sortes, ne nous avait explique que cette barriere aux guerriers devait etre l'Ecole militaire et que le "bateau de fleurs" n'avait pas un aussi joli nom que ca en bon francais. Et ce nom il le dit tout haut malgre les dames... Quelle explosion de cris, de "ah!," de "oh!," les uns disant: "Je m'en doutais..." Les autres: "Ca n'est pas possible..." "Permettez, ajouta Francis, ancien trompette au 9e lanciers, le regiment de Mora et de Monpavon, permettez... Il y a une vingtaine d'annees, a mon dernier semestre, j'ai ete caserne a l'Ecole militaire, et je me rappelle tres bien qu'il y avait pres de la barriere un sale bastringue appele le bal Jansoulet avec un petit garni au dessus et des chambres a cinq sous l'heure ou l'on passait entre deux contredanses... --Vous etes un infame menteur, dit M. Noel hors de lui, filou et menteur comme votre maitre, Jansoulet n'est jamais venu a Paris avant cette fois." Francis etait assis un peu en dehors du cercle que nous faisions tous autour de la "marquise," en train de siroter quelque chose de doux parce que le champagne lui fait mal aux nerfs et puis que ce n'est pas une boisson assez chic. Il se leva gravement, sans quitter son verre, et, s'avancant vers M. Noel, il lui dit d'un air pose: "Vous manquez de tenue, mon cher. Deja l'autre soir, chez vous, j'ai trouve votre ton grossier et malseant. Cela ne sert a rien d'insulter les gens, d'autant que je suis prevot de salle, et que, si nous menions les choses plus loin, je pourrais vous fourrer deux pouces de fer dans le corps a l'endroit qu'il me plairait; mais je suis bon garcon. Au lieu d'un coup d'epee, j'aime mieux vous donner un conseil dont votre maitre pourra tirer profit. Voici ce que je ferais a votre place: j'irais trouver Moessard et je l'acheterais sans marchander. Hemerlingue lui a donne vingt mille francs pour parler, je lui en offrirais trente mille pour se taire. --Jamais... jamais..., vocifera M. Noel... J'irai plutot lui devisser la tete a ce scelerat de bandit. --Vous ne devisserez rien du tout. Que la calomnie soit vraie ou fausse, vous en avez vu l'effet ce soir. C'est un echantillon des plaisirs qui vous attendent. Que voulez-vous, mon cher? Vous avez jete trop tot vos bequilles et pretendu marcher tout seuls. C'est bon quand on est d'aplomb, ferme sur ses jambes; mais quand on n'a pas deja le pied tres solide, et qu'on a le malheur de sentir Hemerlingue a ses trousses, mauvaise affaire... Avec ca votre patron commence a manquer d'argent: il a fait des billets au vieux Schwalbach, et ne me parlez pas d'un Nabab qui fait des billets. Je sais bien que vous avez des tas de millions restes la-bas; mais il faudrait etre valide pour y toucher, et encore quelques articles comme celui d'aujourd'hui, je vous reponds que vous n'y parviendrez pas... Vous pretendez lutter avec Paris, mon bon, mais vous n'etes pas de taille, vous n'y connaissez rien. Ici nous ne sommes pas en Orient, et si on ne tord pas le cou aux gens qui vous deplaisent, si on ne les jette pas a l'eau, dans un sac de cuir, on a d'autres facons de les faire disparaitre. Noel, que votre maitre y prenne garde... Un de ces matins Paris l'avalera comme j'avale cette prune, sans cracher le noyau ni la peau!" Il etait terrible, ce vieux, et malgre son maquillage je me sentais venir du respect pour lui. Pendant qu'il parlait, on entendait la-haut la musique, les chants de la soiree, et sur la place les chevaux des municipaux qui secouaient leurs gourmettes. Du dehors, notre fete devait avoir beaucoup d'eclat, toute flambante de ses milliers de bougies, le grand portail illumine. Et quand on pense que la ruine etait peut-etre la-dessous! Nous nous tenions la dans le vestibule comme des rats qui se consultent a fond de cale, quand le navire commence a faire eau sans que l'equipage s'en doute encore, et je voyais bien que laquais et filles de chambre, tout ce monde ne serait pas long a decamper a la premiere alerte... Est-ce qu'une catastrophe pareille serait possible?... Mais alors, moi, qu'est-ce que je deviendrais, et la _Territoriale_, et mes avances, et mon arriere?... Il m'a laisse froid dans le dos, ce Francis. XVI UN HOMME PUBLIC La chaleur lumineuse d'une claire apres-midi de mai tiedissait en vitrages de serre les hautes croisees de l'hotel de Mora, dont les transparents de soie bleue se voyaient du dehors entre les branches, et ses larges terrasses, ou les fleurs exotiques sorties pour la premiere fois de la saison couraient en bordure tout le long du quai. Les grands rateaux trainant parmi les massifs du jardin tracaient dans le sable des allees les pas legers de l'ete, tandis que le bruit fin des pommes d'arrosage sur la verdure des pelouses semblait sa chanson rafraichissante. Tout le luxe de la residence princiere s'epanouissait dans l'heureuse douceur de la temperature, empruntant une beaute grandiose au silence, au repos de cette heure meridienne, la seule ou l'on n'entendit pas le roulement des voitures sous les voutes, le battement des grandes portes d'antichambre et cette vibration perpetuelle que faisait courir dans le lierre des murailles le tirage des timbres d'arrivee ou de sortie, comme la palpitation fievreuse de la vie d'une maison mondaine. On savait que jusqu'a trois heures le duc recevait au ministere, que la duchesse, une Suedoise encore engourdie des neiges de Stockholm, sortait a peine de ses courtines somnolentes; aussi personne ne venait, visiteurs ni solliciteurs, et les valets de pied, perches comme des flamants sur les marches du perron desert, l'animaient seuls de l'ombre grele de leurs longues jambes et de leur baillant ennui d'oisivete. Par exception pourtant ce jour-la le coupe marron de Jenkins attendait dans un coin de la cour. Le duc, souffrant depuis la veille, s'etait senti plus mal en sortant de table, et bien vite avait mande l'homme aux perles pour l'interroger sur son etat singulier. De douleur nulle part, du sommeil et de l'appetit comme a l'ordinaire; seulement une lassitude incroyable et l'impression d'un froid terrible que rien ne pouvait dissiper. Ainsi en ce moment, malgre le beau soleil printanier qui inondait sa chambre et palissait la flambee montant dans la cheminee comme au coeur de l'hiver, le duc grelottait sous ses fourrures bleues, entre ses petits paravents, et, tout en donnant des signatures a un attache de son cabinet sur une table basse en laque dore qui s'ecaillait, tellement elle etait pres du feu, il tendait a chaque instant ses doigts engourdis vers la flamme, qui aurait pu les bruler a la surface sans rendre une circulation de vie a leur rigidite blafarde. Etait-ce l'inquietude causee par le malaise de son illustre client? Mais Jenkins paraissait nerveux, fremissant, arpentait les tapis, a grands pas, furetant, flairant de droite et de gauche, cherchant dans l'air quelque chose qu'il croyait y etre, quelque chose de subtil et d'insaisissable comme la trace d'un parfum ou le sillon invisible que laisse un passage d'oiseau. On entendait le petillement du bois dans la cheminee, le bruit des papiers feuilletes a la hate, la voix indolente du duc indiquant d'un mot toujours precis et net une reponse a une lettre de quatre pages, et les monosyllabes respectueux de l'attache: "Oui, monsieur le ministre... Non, monsieur le ministre," puis le grincement d'une plume rebelle et lourde. Dehors, les hirondelles sifflaient joyeusement au-dessus de l'eau, une clarinette jouait vers les ponts. "C'est impossible, dit tout a coup le ministre d'Etat en se levant... Emportez ca, Lartigues; vous reviendrez demain... Je ne peux pas ecrire... J'ai trop froid... Tenez, docteur, tatez mes mains, si on ne dirait pas qu'elles sortent d'un seau d'eau frappee... Depuis deux jours, tout mon corps est ainsi... Est-ce assez ridicule avec le temps qu'il fait! --Ca ne m'etonne pas... grommela l'Irlandais d'un ton maussade et bref, peu ordinaire chez ce melliflu." La porte s'etait refermee sur le jeune attache remportant ses paperasses avec une raideur majestueuse, mais bien heureux, j'imagine, de se sentir detache et de pouvoir, avant de retourner au ministere, flaner une heure ou deux dans les Tuileries, pleines de toilettes printanieres et de jolies filles assises autour des chaises encore vides de la musique, sous les marronniers en fleurs ou courait des pieds a la cime le grand frisson du mois des nids. Il n'etait pas gele, lui, l'attache... Jenkins, silencieux, examinait son malade, auscultait, percutait, puis, sur ce meme ton de rudesse que pouvait a la rigueur expliquer son affection inquiete, l'irritation du medecin qui voit ses instructions transgressees: "Ah ca! mon cher duc, quelle vie faites-vous donc depuis quelque temps?" Il savait par des racontars d'antichambre--chez ses clients familiers, le docteur ne les dedaignait pas--il savait que le duc avait une nouvelle, que ce caprice de fraiche date le possedait, l'agitait d'une facon extraordinaire, et cela joint a d'autres remarques faites ailleurs mettait dans l'esprit de Jenkins un soupcon, un desir fou de connaitre le nom de cette nouvelle. C'est ce qu'il essayait de deviner sur le front pali de son malade, cherchant le fond de sa pensee bien plus que le fond de son mal. Mais il avait affaire a un de ces visages d'hommes a bonnes fortunes, hermetiquement clos comme les coffrets a secret qui contiennent des bijoux et des lettres de femmes, une de ces discretions fermees d'un regard froid et bleu, regard d'acier ou se brisent les perspicacites astucieuses. "Vous vous trompez, docteur, repondit l'Excellence tranquillement... Je n'ai rien change a mes habitudes. --Eh bien! monsieur le duc, vous avez eu tort, fit l'Irlandais avec brutalite, furieux de ne rien decouvrir." Et tout de suite sentant qu'il allait trop loin, il delaya sa mauvaise humeur et la severite de son diagnostic dans une tisane de banalites, d'axiomes... Il fallait prendre garde... La medecine n'etait pas de la magie... La puissance des perles Jenkins s'arretait aux forces humaines, aux necessites de l'age, aux ressources de la nature qui, malheureusement, ne sont pas inepuisables. Le duc l'interrompit d'un ton nerveux: --Voyons, Jenkins, vous savez bien que je n'aime pas les phrases... Ca ne va donc pas par la?... Qu'est-ce que j'ai?... D'ou vient ce froid? --C'est de l'anemie, de l'epuisement... une baisse d'huile dans la lampe. --Que faut-il faire? --Rien. Un repos absolu... Manger, dormir, pas plus... Si vous pouviez aller passer quelques semaines a Grandbois... Mora haussa les epaules: --Et la Chambre, et le Conseil, et...? Allons donc! Est-ce que c'est possible? --En tout cas, monsieur le duc, il faut enrayer, comme disait l'autre, renoncer absolument..." Jenkins fut interrompu par l'entree de l'huissier de service qui discretement sur la pointe des pieds, comme un maitre de danse, venait remettre une lettre et une carte au ministre d'Etat toujours frissonnant devant le feu. En voyant cette enveloppe d'un gris de satin, d'une forme originale, l'Irlandais tressaillit involontairement, tandis que le duc, sa lettre ouverte et parcourue, se levait ragaillardi, ayant aux joues ces couleurs legeres de sante factice que toute l'ardeur du brasier n'avait pu lui donner. --Mon cher docteur, il faut a tout prix... L'huissier, debout, attendait. --Qu'est-ce qu'il y a?... Ah! oui, cette carte... Faites entrer dans la galerie. J'y vais." La galerie du duc de Mora, ouverte aux visiteurs deux fois par semaine, etait pour lui comme un terrain neutre, un endroit public ou il pouvait voir n'importe qui sans s'engager ni se compromettre... Puis, l'huissier dehors: --Jenkins, mon bon, vous avez deja fait des miracles pour moi. Je vous en demande un encore. Doublez la dose de mes perles, inventez quelque chose, ce que vous voudrez... Mais il faut que je sois alerte pour dimanche... Vous m'entendez, tout a fait alerte. Et, sur la petite lettre qu'il tenait, ses doigts rechauffes et fievreux se crispaient avec un fremissement de convoitise. --Prenez garde, M. le duc, dit Jenkins, tres pale, les levres serrees, je ne voudrais pas vous alarmer outre mesure sur votre etat de faiblesse, mais il est de mon devoir... Mora eut un joli sourire d'insolence: --Votre devoir et mon plaisir sont deux, mon brave. Laissez-moi bruler ma vie, si cela m'amuse. Je n'ai jamais eu d'aussi belle occasion que cette fois. Il tressaillit: --La duchesse... Une porte sous tenture venait de s'ouvrir livrant passage a une folle petite tete ebouriffee en blond, toute vaporeuse dans les dentelles et les franfreluches d'un saut-du-lit princier: "Qu'est-ce qu'on m'apprend? Vous n'etes pas sorti?... Mais grondez-le donc, docteur. N'est-ce pas qu'il a tort de tant s'ecouter?... Regardez-le. Une mine superbe. --La... Vous voyez, dit le duc, en riant, a l'Irlandais... Vous n'entrez pas, duchesse? --Non, je vous enleve, au contraire. Mon oncle d'Estaing m'a envoye une cage pleine d'oiseaux des iles. Je veux vous les montrer... Des merveilles de toutes les couleurs, avec de petits yeux en perles noires... Et frileux, frileux, presque autant que vous. --Allons voir ca, dit le ministre. Attendez-moi, Jenkins. Je reviens." Puis, s'apercevant qu'il tenait toujours sa lettre a la main, il la jeta negligemment dans le tiroir de sa petite table aux signatures et sortit derriere la duchesse, avec son beau sang-froid de mari habitue a ces evolutions. Quel prodigieux ouvrier, quel fabricant de joujoux incomparable a pu douer le masque humain de sa souplesse de ressorts, de son elasticite merveilleuse? Rien de joli comme cette figure de grand seigneur surpris son adultere aux dents, les pommettes enflammees par des mirages de voluptes promises, et s'apaisant a la minute dans une serenite de tendresse conjugale; rien de plus beau que l'obsequiosite beate, le sourire paterne a la Franklin, de Jenkins en presence de la duchesse, faisant place, tout a coup, lorsqu'il se trouva seul, a une farouche expression de colere et de haine, une paleur de crime, la paleur d'un Castaing ou d'un Lapommerais roulant ses trahisons sinistres. Un coup d'oeil rapide a chacune des deux portes et, tout de suite, il fut devant le tiroir plein de papiers precieux, ou la petite clef d'or restait a demeure avec une negligence insolente qui semblait dire: "On n'osera pas." Jenkins osa, lui. La lettre etait la, sur un tas d'autres, la premiere. Le grain du papier, trois mots d'adresse jetes d'une ecriture simple et hardie, et puis le parfum, ce parfum grisant, evocateur, l'haleine meme de sa bouche divine... C'etait donc vrai, son amour jaloux ne l'avait pas trompe, ni la gene qu'on eprouvait devant lui depuis quelque temps, ni les airs cachottiers et rajeunis de Constance, ni ces bouquets magnifiquement epanouis dans l'atelier comme a l'ombre mysterieuse d'une faute... Cet orgueil indomptable se rendait donc enfin? Mais alors pourquoi pas lui, Jenkins? Lui qui l'aimait depuis si longtemps, depuis toujours, qui avait dix ans de moins que l'autre et qui ne grelottait pas, certes!... Toutes ces pensees lui traversaient la tete, comme des fers de fleche lances d'un arc infatigable. Et, crible, dechire, les yeux aveugles de sang, il restait la, regardant la petite enveloppe satinee et froide qu'il n'osait pas ouvrir de peur de s'enlever un dernier doute, quand un bruissement de tenture, qui lui fit vivement rejeter la lettre et refermer le tiroir merveilleusement ajuste de la table de laque, l'avertit que quelqu'un venait d'entrer. --Tiens! c'est vous, Jansoulet, comment etes-vous la? --Son Excellence m'a dit de venir l'attendre dans sa chambre," repondit le Nabab tres fier d'etre introduit ainsi dans l'intimite des appartements, a une heure surtout ou l'on ne recevait pas. Le fait est que le duc commencait a montrer une reelle sympathie a ce sauvage. Pour plusieurs raisons: d'abord il aimait les audacieux, les affronteurs, les aventuriers a bonne etoile. N'en etait-il pas un lui-meme? Puis le Nabab l'amusait; son accent, ses manieres rondes, sa flatterie un peu brutale et impudente le reposaient de l'eternel convenu de l'entourage, de ce fleau administratif et courtisanesque dont il avait horreur,--la phrase,--si grande horreur qu'il n'achevait jamais la periode commencee. Le Nabab, lui, avait a finir les siennes un imprevu parfois plein de surprises; avec cela tres beau joueur, perdant sans sourciller au cercle de la rue Royale des parties d'ecarte a cinq mille francs la fiche. Et si commode quand on voulait se debarrasser d'un tableau, toujours pret a l'acheter, n'importe a quel prix. A ces motifs de sympathie condescendante etait venu se joindre en ces derniers temps un sentiment de pitie et d'indignation en face de l'acharnement qu'on mettait a poursuivre ce malheureux, de cette guerre lache et sans merci, si bien menee que l'opinion publique, toujours credule et le cou tendu pour prendre le vent, commencait a s'influencer serieusement. Il faut rendre cette justice a Mora qu'il n'etait pas un suiveur de foule. En voyant dans un coin de la galerie la figure toujours bonasse mais un peu piteuse et deconfite du Nabab, il s'etait trouve lache de le recevoir la et l'avait fait monter dans sa chambre. Jenkins et Jansoulet, assez genes en face l'un de l'autre, echangerent quelques paroles banales. Leur grande amitie s'etait bien refroidie depuis quelque temps, Jansoulet ayant refuse net tout nouveau subside a l'oeuvre de Bethleem, ce qui laissait l'affaire sur les bras de l'Irlandais, furieux de cette defection, bien plus furieux encore a cette minute de n'avoir pu ouvrir la lettre de Felicia avant l'arrivee de l'intrus. Le Nabab de son cote se demandait si le docteur allait assister a la conversation qu'il desirait avoir avec le duc au sujet des allusions infames dont le _Messager_ le poursuivait, inquiet aussi de savoir si ces calomnies n'avaient pas refroidi ce souverain bon vouloir qui lui etait si necessaire au moment de la verification. L'accueil recu dans la galerie l'avait a demi tranquillise; il le fut tout a fait, quand le duc rentra et vint vers lui, la main tendue: --Eh bien! mon pauvre Jansoulet, j'espere que Paris vous fait payer cher la bienvenue. En voila des criailleries, et de la haine, et des coleres. --Ah! M. le duc, si vous saviez... --Je connais..., j'ai lu..., dit le ministre se rapprochant du feu. --J'espere bien que Votre Excellence ne croit pas ces infamies... D'ailleurs j'ai la... J'apporte la preuve." De ses fortes pattes velues, tremblantes d'emotion, il fouillait dans les papiers d'un enorme portefeuille en chagrin qu'il tenait sous le bras. --Laissez... laissez... Je suis au courant de tout cela... Je sais que volontairement ou non on vous confond avec une autre personne, que des considerations de famille..." Devant l'effarement du Nabab, stupefait de le voir si bien renseigne, le duc ne put s'empecher de sourire: --Un ministre d'Etat doit tout savoir... Mais soyez tranquille. Vous serez valide quand meme. Et une fois valide... Jansoulet eut un soupir de soulagement: --Ah! monsieur le duc, que vous me faites du bien en me parlant ainsi. Je commencais a perdre toute confiance... Mes ennemis sont si puissants... Avec ca une mauvaise chance. Comprenez vous que c'est justement Le Merquier qui est charge de faire le rapport sur mon election. --Le Merquier?... diable!... --Oui, Le Merquier, l'homme d'affaires d'Hemerlingue, ce sale cafard qui a converti la baronne, sans doute parce que sa religion lui defendait d'avoir pour maitresse une musulmane. --Allons, allons, Jansoulet... --Que voulez-vous, monsieur le duc?... La colere vous vient, aussi... Songez a la situation ou ces miserables me mettent... Voila huit jours que je devrais etre valide et qu'ils font expres de reculer la seance, parce qu'ils savent la terrible position dans laquelle je me trouve, toute ma fortune paralysee, le bey qui attend la decision de la Chambre pour savoir s'il peut ou non me detrousser... J'ai quatre-vingts millions la-bas, monsieur le duc, et ici je commence a tirer la langue... Pour peu que cela dure... Il essuya les grosses gouttes de sueur qui coulaient sur ses joues. --Eh bien! moi, j'en fais mon affaire de cette validation, dit le ministre avec une certaine vivacite... Je vais ecrire a Chose de presser son rapport; et quand je devrais me faire porter a la Chambre... --Votre Excellence est malade? demanda Jansoulet sur un ton d'interet qui n'avait rien de menteur, je vous jure. --Non... un peu de faiblesse... Nous manquons de sang; mais Jenkins va nous en rendre... N'est-ce pas, Jenkins? L'Irlandais, qui n'ecoutait pas, eut un geste vague. --Tonnerre! Moi qui en ai trop, du sang..." Et le Nabab elargissait sa cravate autour de son cou gonfle, apoplectise par l'emotion, la chaleur de la piece... "Si je pouvais vous en ceder un peu, monsieur le duc. --Ce serait un bonheur pour tous deux, fit le ministre d'Etat avec une pale ironie... Pour vous surtout qui etes un violent et qui dans ce moment-ci auriez besoin de tant de calme... Prenez garde a cela, Jansoulet. Mefiez-vous des emballements, des coups de colere ou l'on voudrait vous pousser... Dites-vous bien maintenant que vous etes un homme public, monte sur une estrade, et dont on voit de loin tous les gestes... Les journaux vous injurient, ne les lisez pas si vous ne pouvez cacher l'emotion qu'ils vous causent... Ne faites pas ce que j'ai fait, moi, avec mon aveugle du pont de la Concorde, cet affreux joueur de clarinette qui me gate ma vie depuis dix ans a me seriner tout le jour: "_De tes fils, Norma..._" J'ai tout essaye pour le faire partir de la, l'argent, les menaces. Rien n'a pu le decider... La police? Ah! bien oui... Avec les idees modernes, ca devient toute une affaire de demenager un aveugle de dessus son pont... Les journaux de l'opposition en parleraient, les Parisiens en feraient une fable... _Le Savetier et le Financier... Le Duc et la Clarinette..._ Il faut que je me resigne... C'est ma faute, du reste. Je n'aurais pas du montrer a cet homme qu'il m'agacait... Je suis sur que mon supplice est la moitie de sa vie maintenant. Tous les matins il sort de son bouge avec son chien, son pliant, son affreuse musique, et se dit: "Allons embeter le duc de Mora." Pas un jour il n'y manque, le miserable... Tenez! si j'entr'ouvrais seulement la fenetre, vous entendriez ce deluge de petites notes aigres par-dessus le bruit de l'eau et des voitures... Eh bien! ce journaliste du _Messager_ c'est votre clarinette, a vous; si vous lui laissez voir que sa musique vous fatigue, il n'en finira jamais... La-dessus, mon cher depute, je vous rappelle que vous avez reunion a trois heures dans les bureaux, et je vous renvoie bien vite a la Chambre. Puis, se tournant vers Jenkins: --Vous savez ce que je vous ai demande, docteur... Des perles pour apres-demain... Et carabinees!... Jenkins tressaillit, se secoua comme au saut d'un reve: --C'est entendu, mon cher duc, on va vous donner du souffle... Oh! mais du souffle... a gagner le grand prix du Derby." Il salua et sortit en riant, un vrai rire de loup aux dents ecartees et toutes blanches. Le Nabab prit conge a son tour, le coeur plein de gratitude, mais n'osant rien en laisser voir a ce sceptique, en qui toute demonstration eveillait une mefiance. Et le ministre d'Etat reste seul, pelotonne devant le feu gresillant et brulant, abrite dans la chaleur capitonnee de son luxe, doublee ce jour-la par la caresse fievreuse d'un beau soleil de mai, se remettait a grelotter, a grelotter si fort que la lettre de Felicia, rouverte au bout de ses doigts blemes, et qu'il lisait enamoure, tremblait avec des froissements soyeux d'etoffe. * * * * * C'est une situation bien singuliere que celle d'un depute dans la periode qui suit son election et precede--comme on dit en jargon parlementaire--la verification des pouvoirs. Un peu l'alternative du nouveau marie pendant les vingt-quatre heures separant le mariage a la mairie de sa consecration par l'eglise. Des droits dont on ne peut user, un demi-bonheur, des demi-pouvoirs, la gene de se tenir en deca ou au dela, le manque d'assiette precise. On est marie sans l'etre, depute sans en etre bien sur; seulement, pour le depute, cette incertitude se prolonge des jours et des semaines, et comme plus elle dure, plus la validation devient problematique, c'est un supplice pour l'infortune representant a l'essai d'etre oblige de venir a la Chambre, d'occuper une place qu'il ne gardera peut-etre pas, d'entendre des discussions dont il est expose a ne pas connaitre la fin, de fixer dans ses yeux, dans ses oreilles le delicieux souvenir des seances parlementaires avec leur houle de fronts chauves ou apoplectiques, leur brouhaha de papier froisse, de cris d'huissiers, de couteaux de bois tambourinant sur les tables, de bavardages particuliers ou la voix de l'orateur se detache en solo tonnant ou timide sur un accompagnement continu. Cette situation, deja si enervante, se compliquait pour le Nabab de ces calomnies d'abord chuchotees, imprimees maintenant, circulant a des milliers d'exemplaires et qui lui valaient d'etre tacitement mis en quarantaine par ses collegues. Les premiers jours il allait, venait, dans les couloirs, a la bibliotheque, a la buvette, a la salle des conferences, comme les autres, ravi de poser ses pas dans tous les coins de ce majestueux dedale; mais inconnu de la plupart, renie par quelques membres du cercle de la rue Royale qui l'evitaient, deteste de toute la coterie clericale dont Le Merquier etait le chef, et du monde financier hostile a ce milliardaire puissant sur la hausse et la baisse comme ces bateaux de fort tonnage qui deplacent les eaux d'un port, son isolement ne faisait que s'accentuer en changeant de place, et la meme inimitie l'accompagnait partout. Ses gestes, son allure en gardaient quelque chose de contraint, une sorte de mefiance hesitante. Il se sentait surveille. S'il entrait un moment a la buvette, dans cette grande salle claire ouverte sur les jardins de la presidence, qui lui plaisait parce que la, devant ce large comptoir de marbre blanc charge de boissons et de vivres, les deputes perdaient de leurs grands airs imposants, la morgue legislative se faisait plus familiere, rappelee au naturel par la nature, il savait que le lendemain une note railleuse, offensante, paraitrait dans le _Messager_, le presentant a ses lecteurs comme "un humeur de piot" emerite. Encore une gene pour lui, ces terribles electeurs. Ils arrivaient par bandes, envahissaient la salle des Pas-Perdus, galopaient en tous sens comme de petits chevreaux ardents et noirs, s'appelant d'un bout a l'autre de la piece sonore: "O Pe!... O Tche!..." humant avec delices l'odeur de gouvernement, d'administration repandue, faisant des yeux doux aux ministres qui passaient, les suivant a la piste en reniflant, comme si de leurs poches venerables, de leurs portefeuilles gonfles quelque prebende allait tomber; mais entourant surtout "Moussiou" Jansoulet de tant de petitions exigeantes, de reclamations, de demonstrations, que, pour se debarrasser de ce tumulte gesticulant sur lequel tout le monde se retournait, qui faisait de lui comme le delegue d'une tribu de Touaregs au milieu d'un peuple civilise, il etait oblige d'implorer du regard quelque huissier de service, au fait de ces sauvetages et qui venait tout affaire lui dire "qu'on l'appelait tout de suite au huitieme bureau." Si bien que gene partout, chasse des couloirs, des Pas-Perdus, de la buvette, le pauvre Nabab avait pris le parti de ne plus quitter son banc ou il se tenait immobile et muet toute la duree de la seance. Il avait pourtant un ami a la Chambre, un depute nouvellement elu dans les Deux-Sevres, qu'on appelait M. Sarigue, pauvre homme assez semblable a l'animal inoffensif et disgracie dont il portait le nom, avec son poil roux et grele, ses yeux peureux, sa demarche sautillante dans ses guetres blanches. Timide a ne pas dire deux paroles sans bredouiller, presque aphone, roulant sans cesse des boules de gomme dans sa bouche, ce qui achevait d'empater son discours; on se demandait ce qu'un infirme pareil etait venu faire a l'Assemblee, quelle ambition feminine en delire avait pousse vers les emplois publics cet etre inapte a n'importe quelle fonction privee. Par une ironie amusante du sort, Jansoulet, agite lui-meme de toutes les inquietudes de sa validation, etait choisi dans le huitieme bureau pour faire le rapport sur l'election des Deux-Sevres, et M. Sarigue, conscient de son incapacite, plein d'une peur horrible d'etre renvoye honteusement dans ses foyers, rodait humble et suppliant autour de ce grand gaillard tout crepu dont les omoplates larges sous une mince et fine redingote se mouvaient en soufflets de forge, sans se douter qu'un pauvre etre anxieux comme lui se cachait sous cette enveloppe solide. En travaillant au rapport de l'election des Deux-Sevres, en depouillant les protestations nombreuses, les accusations de manoeuvre electorale, repas donnes, argent repandu, barriques de vin mises en perce a la porte des mairies, le train habituel d'une election de ce temps-la, Jansoulet fremissait pour son propre compte. "Mais j'ai fait tout ca, moi..." se disait-il, terrifie. Ah! M. Sarigue pouvait etre tranquille, jamais il n'aurait mis la main sur un rapporteur mieux intentionne, plus indulgent aussi, car le Nabab, prenant en pitie son patient, sachant par experience combien cette angoisse d'attente est penible, avait hate la besogne, et l'enorme portefeuille qu'il portait sous le bras, en sortant de l'hotel de Mora, contenait son rapport pret a etre lu au bureau. Que ce fut ce premier essai de fonction publique, les bonnes paroles du duc ou le temps magnifique qu'il faisait dehors, delicieusement ressenti par ce Meridional aux impressions toutes physiques, habitue a evoluer au bleu du ciel et a la chaleur du soleil; toujours est-il que les huissiers du Corps legislatif virent paraitre ce jour-la un Jansoulet superbe et hautain qu'ils ne connaissaient pas encore. La voiture du gros Hemerlingue, entrevue a la grille, reconnaissable a la largeur inusitee de ses portieres, acheva de le remettre en possession de sa vraie nature d'aplomb et toute en audace. "L'ennemi est la... Attention." En traversant la salle des Pas-Perdus, il apercut en effet l'homme de finance causant dans un coin avec Le Merquier le rapporteur, passa tout pres d'eux et les regarda d'un air triomphant qui fit penser aux autres: "Qu'est-ce qu'il y a donc?" Puis, enchante de son sang-froid, il se dirigea vers les bureaux, vastes et hautes salles ouvrant a droite et a gauche sur un long corridor, et dont les grandes tables recouvertes de tapis verts, les sieges lourds et uniformes etaient empreints d'une ennuyeuse solennite. On arrivait. Des groupes se placaient, discutaient, gesticulaient, avec des saluts, des poignees de mains, des renversements de tetes, en ombres chinoises sur le fond lumineux des vitres. Il y avait la des gens qui marchaient le dos courbe, solitaires, comme ecrases sous le poids des pensees qui plissaient leur front. D'autres se parlaient a l'oreille, se confiant des nouvelles excessivement mysterieuses et de la derniere importance, le doigt aux levres, l'oeil ecarquille d'une recommandation muette. Un bouquet provincial distinguait tout cela, des varietes d'intonations, violences meridionales, accents trainards du Centre, cantilenes de Bretagne, fondus dans la meme suffisance imbecile et ventrue; des redingotes a la mode de Landerneau, des souliers de montagne, du linge file dans les domaines, et des aplombs de clocher ou de cercles de petite ville, des expressions locales, des provincialismes introduits brusquement dans la langue politique et administrative, cette phraseologie flasque et incolore qui a invente "les questions brulantes revenant sur l'eau" et les "individualites sans mandat." A voir ces agites ou ces pensifs, vous eussiez dit les plus grands remueurs d'idees de la terre; malheureusement ils se transformaient les jours de seance, se tenaient cois a leur banc, peureux comme des ecoliers sous la ferule du maitre, riant avec bassesse aux plaisanteries de l'homme d'esprit qui les presidait ou prenant la parole pour des propositions stupefiantes, de ces interruptions a faire croire que ce n'est pas seulement un type, mais toute une race qu'Henri Monnier a stigmatisee dans son immortel croquis. Deux ou trois orateurs pour toute la Chambre, le reste sachant tres bien se camper devant la cheminee d'un salon de province, apres un excellent repas chez le prefet, pour dire d'une voix de nez "l'administration, Messieurs..." ou "le gouvernement de l'empereur..." mais incapable d'aller plus loin. D'ordinaire, le bon Nabab se laissait eblouir par ces poses, ce bruit de rouet a vide que font les importants; mais aujourd'hui lui-meme se trouvait a l'unisson general. Pendant qu'assis au milieu de la table verte, son portefeuille devant lui, ses deux coudes bien etales dessus, il lisait le rapport redige par de Gery, les membres du bureau le regardaient emerveilles. C'etait un resume net, limpide et rapide de leurs travaux de la quinzaine, dans lequel ils retrouvaient leurs idees si bien exprimees qu'ils avaient grand'peine a les reconnaitre. Puis, deux ou trois d'entre eux ayant trouve que le rapport etait trop favorable, qu'il glissait trop legerement sur certaines protestations parvenues au bureau, le rapporteur prit la parole avec une assurance etonnante, la prolixite, l'abondance des gens de son pays, demontra qu'un depute ne devait etre responsable que jusqu'a un certain point de l'imprudence de ses agents electoraux, qu'aucune election ne resisterait sans cela a un controle un peu minutieux; et, comme au fond c'etait sa propre cause qu'il plaidait, il y apportait une conviction, une chaleur irresistible, en ayant soin de lacher de temps a autre un de ces longs substantifs blafards a mille pattes, tels que la commission les aimait. Les autres l'ecoutaient, recueillis, se communiquant leurs impressions par des hochements de tete, faisant, pour mieux fixer leur attention, des paraphes et des bonshommes sur leurs cahiers, ce qui allait bien avec le bruit ecolier des couloirs, un murmure de lecons recitees, et ces tas de moineaux qu'on entendait piailler sous les croisees dans une cour dallee, entouree d'arcades, une vraie cour de college. Le rapport adopte, on fit venir M. Sarigue pour quelques explications supplementaires. Il arriva bleme, defait, begayant comme un criminel sans conviction, et vous auriez ri de voir de quel air d'autorite et de protection Jansoulet l'encourageait, le rassurait: "Remettez-vous donc, mon cher collegue..." Mais les membres du 8e bureau ne riaient pas. C'etaient tous ou presque tous des messieurs Sarigue dans leur genre, deux ou trois absolument ramollis, atteints d'aphasie partielle. Tant d'aplomb, tant d'eloquence les avait enthousiasmes. Quand Jansoulet sortit du Corps legislatif, reconduit jusqu'a sa voiture par son collegue reconnaissant, il etait environ six heures. Le temps splendide, un beau soleil couchant sur la Seine toute en or vers le Trocadero tenta pour un retour a pied ce plebeien robuste, a qui les convenances imposaient de monter en voiture et de mettre des gants, mais qui s'en passait le plus souvent possible. Il renvoya ses gens, et, sa serviette sous le bras, s'engagea sur le pont de la Concorde. Depuis le 1er mai, il n'avait pas eprouve un bien-etre semblable. Roulant des epaules, le chapeau un peu en arriere dans l'attitude qu'il avait vu prendre aux hommes politiques excedes, bourreles d'affaires, laissant s'evaporer a la fraicheur de l'air toute la fievre laborieuse de leur cerveau, comme une usine lache sa vapeur au ruisseau a la fin d'une journee de travail, il marchait parmi d'autres silhouettes pareilles a la sienne, visiblement sorties de ce temple a colonnes qui fait face a la Madeleine par-dessus les fontaines monumentales de la place. Sur leur passage, on se retournait, on disait: "Voila des deputes..." Et Jansoulet en ressentait une joie d'enfant, une joie de peuple faite d'ignorance et de vanite naive. "Demandez le _Messager_, edition du soir." Cela sortait du kiosque a journaux au coin du pont, a cette heure rempli de feuilles fraiches en tas que deux femmes pliaient vivement et qui sentaient bon la presse humide, les nouvelles recentes, le succes du jour ou son scandale. Presque tous les deputes achetaient un numero, en passant, le parcouraient bien vite dans l'espoir de trouver leur nom. Jansoulet, lui, eut peur d'y voir le sien et ne s'arreta pas. Puis tout de suite il songea: "Est-ce qu'un homme public ne doit pas etre au-dessus de ces faiblesses? Je suis assez fort pour tout lire maintenant." Il revint sur ses pas et prit un journal comme ses collegues. Il l'ouvrit, tres calme, droit a la place habituelle des articles de Moessard. Justement il y en avait un. Toujours le meme titre: _Chinoiseries_, et un _M_ pour signature. --Ah! ah! fit l'homme public, ferme et froid comme un marbre, avec un beau sourire meprisant. La lecon de Mora tintait encore a ses oreilles, et l'eut-il oubliee que l'air de _Norma egrene_ en petites notes ironiques non loin de la aurait suffi a la lui rappeler. Seulement, tout calcul fait dans les evenements hates de nos existences, il faut encore compter sur l'imprevu; et c'est pourquoi le pauvre Nabab sentit tout a coup un flot de sang l'aveugler, un cri de rage s'etrangler dans la contraction subite de sa gorge... Sa mere, sa vieille Francoise se trouvait melee cette fois a l'infame plaisanterie du "bateau de fleurs." Comme il visait bien, ce Moessard, comme il savait les vraies places sensibles dans ce coeur si naivement decouvert! "Du calme, Jansoulet, du calme..." Il avait beau se repeter cela sur tous les tons, la colere, une colere folle, cette ivresse de sang qui veut du sang l'enveloppait. Son premier mouvement fut d'arreter une voiture de place pour s'y precipiter, s'arracher a la rue irritante, debarrasser son corps de la preoccupation de marcher et de se conduire,--d'arreter une voiture comme pour un blesse. Mais ce qui encombrait la place a cette heure de rentree generale, c'etaient des centaines de victorias, de caleches, de coupes de maitre descendant de la gloire fulgurante de l'Arc-de-Triomphe vers la fraicheur violette des Tuileries, precipites l'un sur l'autre dans la perspective penchee de l'avenue jusqu'au grand carrefour ou les statues immobiles, au front leurs couronnes de tours et fermes sur leurs piedestaux, les regardaient se separer vers le faubourg Saint-Germain, les rues Royale et de Rivoli. Jansoulet, son journal a la main, traversait ce tumulte sans y penser, porte par l'habitude vers le cercle ou il allait tous les jours faire sa partie de six a sept. Homme public, il l'etait encore; mais agite, parlant tout haut, balbutiant des jurons et des menaces d'une voix subitement redevenue tendre au souvenir de la vieille bonne femme... L'avoir roulee la-dedans, elle aussi... Oh! si elle lisait, si elle pouvait comprendre... Quel chatiment inventer pour un pareil infame... Il arrivait a la rue Royale, ou s'engouffraient avec des rapidites de retour et des eclairs d'essieux, des visions de femmes voilees, de chevelures d'enfants blonds, des equipages de toutes sortes rentrant du Bois, apportant un peu de terre vegetale sur le pave de Paris et des effluves de printemps melees a des senteurs de poudre de riz. En face du ministere de la marine, un phaeton tres haut sur ses roues legeres, ressemblant assez a un grand faucheux, dont le petit groom cramponne au caisson et les deux personnes occupant le siege du devant auraient forme le corps, manqua d'accrocher le trottoir en tournant. Le Nabab leva la tete, etouffa un cri. A cote d'une fille peinte, en cheveux roux, coiffee d'un tout petit chapeau aux larges brides, et qui, juchee sur son coussin de cuir, conduisait le cheval des mains, des yeux, de toute sa factice personne a la fois raide et penchee en avant, se tenait, rose et maquille aussi, fleuri sur le meme fumier, engraisse aux memes vices, Moessard, le joli Moessard. La fille et le journaliste, et le plus vendu des deux, ce n'etait pas elle encore! Dominant ces femmes allongees dans leurs caleches, ces hommes qui leur faisaient face engloutis sous des volants de robes, toutes ces poses de fatigue et d'ennui que les repus etalent en public comme un mepris du plaisir et de la richesse, ils tronaient insolemment, elle tres fiere de promener l'amant de la reine, et lui sans la moindre honte a cote de cette creature qui raccrochait les hommes dans les allees du bout de son fouet, a l'abri, sur son siege en perchoir, des rafles salutaires de la police. Peut-etre avait-il besoin, pour emoustiller sa royale maitresse, de pavaner ainsi sous ses fenetres en compagnie de Suzanne Bloch, dite Suze la Rousse. --Hep!... hep donc! Le cheval, un grand trotteur aux jambes fines, vrai cheval de cocotte, se remettait de son ecart dans le droit chemin avec des pas de danse, des graces sur place sans avancer. Jansoulet lacha sa serviette, et comme s'il avait laisse choir en meme temps toute sa gravite, son prestige d'homme public, il fit un bond terrible et sauta au mors de la bete, qu'il maintint de ses fortes mains a poils. Une arrestation rue Royale, et en plein jour, il fallait ce Tartare pour oser un coup pareil! --A bas, dit-il a Moessard dont la figure s'etait plaquee de vert et de jaune en l'apercevant. A bas, tout de suite... --Voulez-vous bien lacher mon cheval, espece d'enfle!... --Fouette, Suzanne, c'est le Nabab. Elle essaya de ramasser les renes, mais l'animal, maintenu, se cabra si vivement qu'un peu plus, comme une fronde, le fragile equipage aurait envoye au loin tous ceux qu'il portait. Alors, furieuse d'une de ces rages de faubourg qui font eclater en ces filles tout le vernis de leur luxe et de leur peau, elle cingla le Nabab de deux coups de fouet qui glisserent sur le visage tanne et dur, mais lui communiquerent une expression feroce, accentuee par le nez court devenu blanc, fendu au bout comme celui d'un terrier chasseur. --Descendez, nom de Dieu, ou je chavire tout... Dans un remous de voitures arretees faute de circulation possible ou qui tournaient lentement l'obstacle avec des milliers de prunelles curieuses, parmi des cris de cochers, des cliquetis de mors, deux poignets de fer secouaient tout l'equipage... --Saute... mais saute donc... tu vois bien qu'il va nous verser... Quelle poigne! Et la fille regardait l'hercule avec interet. A peine Moessard eut-il mis pied a terre, avant qu'il se fut refugie sur le trottoir ou des kepis noirs se hataient, Jansoulet se jetait sur lui, le soulevait par la nuque comme un lapin, et sans souci de ses protestations, de ses begaiements effares: --Oui, oui, je te rendrai raison, miserable... Mais avant, je veux te faire ce qu'on fait aux betes malpropres pour qu'elles n'y reviennent plus... Et rudement il se mit a le frotter, a le debarbouiller de son journal qu'il tenait en tampon et dont il l'etouffait, l'aveuglait avec des ecorchures ou le fard saignait. On le lui arracha des mains, violet, suffoque. En se montant encore un peu, il l'aurait tue. La lutte finie, rajustant ses manches qui remontaient, son linge froisse, ramassant sa serviette d'ou les papiers de l'election Sarigue volaient eparpilles jusque dans le ruisseau, le Nabab repondit aux sergents de ville qui lui demandaient son nom pour dresser proces-verbal: "Bernard Jansoulet, depute de la Corse." Homme public! Alors seulement il se souvint qu'il l'etait. Qui s'en serait doute a le voir ainsi essouffle et tete nue comme un portefaix qui sort d'une rixe, sous les regards avides, railleurs a froid, du rassemblement en train de se disperser? XVII L'APPARITION Si vous voulez de la passion sincere et sans detour, si vous voulez des effusions, des tendresses, du rire, de ce rire des grands bonheurs qui confine aux larmes par un tout petit mouvement de bouche, et de la belle folie de jeunesse illuminee d'yeux clairs, transparents jusqu'au fond des ames, il y a de tout cela ce matin dimanche dans une maison que vous connaissez, une maison neuve, la-bas, tout au bout du vieux faubourg. La vitrine du rez-de-chaussee est plus brillante que d'habitude. Plus allegrement que jamais les ecriteaux dansent au-dessus de la porte, et par les fenetres ouvertes montent des cris joyeux, un envolement de bonheur. "Recu, il est recu!... Oh! quelle chance!... Henriette, Elise, arrivez donc... La piece de M. Maranne est recue." Depuis hier, Andre sait la nouvelle. Cardailhac, le directeur des Nouveautes, l'a fait venir pour lui apprendre qu'on allait monter son drame tout de suite, qu'il serait joue le mois prochain. Ils ont passe la soiree a parler des decors, de la distribution; et, comme en rentrant du theatre il etait trop tard pour frapper chez les voisins, l'heureux auteur a guette le jour dans une impatience fievreuse, puis des qu'il a entendu marcher au-dessous, les persiennes s'ouvrir en claquant sur la facade, il est descendu bien vite annoncer a ses amis la bonne nouvelle. A present, les voila tous reunis, ces demoiselles en gentil deshabille, les cheveux tordus a la hate, et M. Joyeuse que l'evenement a surpris en train de faire sa barbe, montrant sous son bonnet brode une etonnante figure mi-partie, un cote rase, l'autre non. Mais le plus emu, c'est Andre Maranne, car vous savez ce que la reception de _Revolte_ represente pour lui, ce dont ils sont convenus avec Bonne Maman. Le pauvre garcon la regarde comme pour chercher dans ses yeux un encouragement; et les yeux un peu railleurs et bons ont l'air de dire: "Essayez toujours. Qu'est-ce qu'on risque?" Il regarde aussi, pour se donner du courage, mademoiselle Elise, jolie comme une fleur, ses grands cils abaisses. Enfin, prenant son parti: "Monsieur Joyeuse, dit-il d'une voix etranglee, j'ai une communication tres grave a vous faire." M. Joyeuse s'etonne: "Une communication?... Ah! mon Dieu, vous m'effrayez!..." Et, baissant la voix, lui aussi: "Est-ce que ces demoiselles sont de trop?" Non. Bonne Maman sait ce dont il s'agit. Mademoiselle Elise doit aussi s'en douter. Ce sont seulement les enfants... Mademoiselle Henriette et sa soeur sont priees de se retirer, ce qu'elles font aussitot, l'une d'un air majestueux et vexe, en vraie fille des Saint-Amand, l'autre, la jeune Chinoise Yaia, avec une folle envie de rire a peine dissimulee. Alors un grand silence. Puis l'amoureux commence sa petite histoire. Je crois bien que mademoiselle Elise se doute en effet de quelque chose, car, des que le jeune voisin a parle de communication, elle a tire son "Ansart et Rendu" de sa poche et s'est plongee precipitamment dans les aventures d'un tel dit le Hutin, emouvante lecture qui fait trembler le livre entre ses doigts. Il y a de quoi trembler, certes, devant l'effarement, la stupeur indignee, avec lesquels M. Joyeuse accueille cette demande de la main de sa fille: "Est-ce possible? Comment cela s'est-il fait? Quel prodigieux evenement! Qui se serait jamais doute d'une chose pareille?" Et, tout a coup, le bonhomme part d'un immense eclat de rire. Eh bien! non, ce n'est pas vrai. Voila longtemps qu'il connait l'affaire, qu'on l'a mis au courant de tout... Le pere au courant de tout! Bonne Maman les a donc trahis?... Et devant les regards de reproche qui se tournent de son cote, la coupable s'avance en souriant: "Oui, mes amis, c'est moi... Le secret etait trop lourd. Je n'ai pu le garder pour moi seule... Et puis, le pere est si bon... On ne peut rien lui cacher." En parlant ainsi, elle saute au cou du petit homme, mais la place est assez grande pour deux, et quand mademoiselle Elise s'y refugie a son tour, il y a encore une main tendue, affectueuse, paternelle, vers celui que M. Joyeuse considere desormais comme son enfant. Etreintes silencieuses, longs regards qui se croisent emus ou passionnes, minutes bienheureuses qu'on voudrait retenir toujours par le bout fragile de leurs ailes! On cause, on rit doucement en se rappelant certains details. M. Joyeuse raconte que le secret lui a ete revele tout d'abord par des esprits frappeurs, un jour qu'il etait seul chez Andre. "Comment vont les affaires, monsieur Maranne?" demandaient les esprits, et lui-meme a repondu en l'absence de Maranne: "Pas trop mal pour la saison, messieurs les esprits." Il faut voir de quel air malicieux le petit homme repete: "Pas trop mal pour la saison...", tandis que mademoiselle Elise, toute confuse a l'idee que c'est avec son pere qu'elle correspondait ce jour-la, disparait sous ses boucles blondes... Apres cette premiere emotion, les voix posees, on parle plus serieusement. Il est certain que madame Joyeuse, nee de Saint-Amand, n'aurait jamais consenti a ce mariage. Andre Maranne n'est pas riche, noble encore moins; mais le vieux comptable n'a pas, heureusement, les memes idees de grandeur que sa femme. Ils s'aiment, ils sont jeunes, bien portants et honnetes, voila de belles dots constituees et qui ne couteront pas lourd d'enregistrement chez le notaire. Le nouveau menage s'installera a l'etage au-dessus. On gardera la photographie, a moins que _Revolte_ ne fasse des recettes enormes. (On peut se fier a l'Imaginaire pour cela.) En tout cas, le pere sera toujours pres d'eux; il a une bonne place chez son agent de change, quelques expertises a faire pour le Palais; pourvu que le petit navire vogue toujours dans les eaux du grand, ira bien, avec l'aide du flot, du vent et de l'etoile. Une seule question preoccupe M. Joyeuse: "Les parents d'Andre consentiront-ils a ce mariage? Comment le docteur Jenkins, si riche, si celebre..." "Ne parlons pas de cet homme, dit Andre en palissant, c'est un miserable a qui je ne dois rien... qui ne m'est rien..." Il s'arrete, un peu gene de cette explosion de colere qu'il n'a pas su retenir et ne peut expliquer, et il reprend avec plus de douceur: "Ma mere, qui vient me voir quelquefois malgre la defense qu'on lui a faite, a ete la premiere informee de nos projets. Elle aime deja mademoiselle Elise, comme sa fille. Vous verrez Mademoiselle, comme elle est bonne, comme elle est belle et charmante. Quel malheur qu'elle appartienne a un si mechant homme qui la tyrannise, la torture jusqu'a lui defendre de prononcer le nom de son fils!" Le pauvre Maranne pousse un soupir qui en dit long sur le gros chagrin qu'il cache au fond de son coeur. Mais quelle tristesse pourrait tenir devant le cher visage eclaire de boucles blondes, et la perspective radieuse de l'avenir?--Les graves questions resolues, on peut rouvrir la porte et rappeler les deux exilees. Pour ne pas remplir ces petites tetes de pensees au-dessus de leur age, on est convenu de ne rien dire du prodigieux evenement, de ne rien leur apprendre sinon qu'il faut s'habiller a la hate, dejeuner encore plus vite, pour pouvoir passer l'apres-midi au Bois, ou Maranne leur lira sa piece, en attendant d'aller a Suresnes manger une friture chez Kontzen; tout un programme de delices en l'honneur de la reception de _Revolte_ et d'une autre bonne nouvelle qu'elles sauront plus tard. --Ah! vraiment... Quoi donc? demandent d'un air innocent les deux fillettes. Mais si vous croyez qu'elles ne savent pas de quoi il s'agit, si vous pensez que, lorsque mademoiselle Elise frappait trois coups au plafond, elles s'imaginaient que c'etait specialement pour s'informer de la clientele, vous etes plus ingenus encore que le pere Joyeuse. --C'est bon, c'est bon, Mesdemoiselles... Allez toujours vous habiller. Alors commence un autre refrain: --Quelle robe faut-il mettre, Bonne Maman?... La grise?... --Bonne Maman, il manque une bride a mon chapeau. --Bonne Maman, ma fille, je n'ai donc plus de cravate empesee. Pendant dix minutes, c'est autour de la charmante aieule un va-et-vient, des instances. Chacun a besoin d'elle, c'est elle qui tient les clefs de tout, distribue le joli linge blanc fin tuyaute, les mouchoirs brodes, les gants de toilette, toutes ces richesses qui, sorties des cartons et des armoires, etalees sur les lits, repandent dans une maison l'allegresse claire du dimanche. Les travailleurs, les gens a la tache la connaissent seuls cette joie qui revient tous les huit jours consacree par l'habitude d'un peuple. Pour ces prisonniers de la semaine, l'almanach aux grilles serrees s'entr'ouvre de distance en distance en espaces lumineux, en prises d'air rafraichissantes. C'est le dimanche, le jour si long aux mondains, aux Parisiens du boulevard dont il derange les manies, si triste aux depatries sans famille, et qui constitue pour une foule d'etres la seule recompense, le seul but aux efforts desesperes de six jours de peine. Ni pluie, ni grele, rien n'y fait, rien ne les empechera de sortir, de tirer derriere eux la porte de l'atelier desert, du petit logement etouffe. Mais, quand le printemps s'en mele, quand un soleil de mai l'eclaire comme ce matin, qu'il peut s'habiller de couleurs heureuses, pour le coup le dimanche est la fete des fetes. Si on veut bien le connaitre, il faut le voir surtout aux quartiers laborieux, dans ces rues sombres qu'il illumine, qu'il elargit en fermant les boutiques, en remisant les gros camions de transport, laissant la place libre pour des rondes d'enfants debarbouilles et pares, et des parties de volants melees aux grands circuits des hirondelles sous quelque porche du vieux Paris. Il faut le voir aux faubourgs grouillants, enfievres, ou des le matin on le sent planer, reposant et doux, dans le silence des fabriques, passer avec le bruit des cloches et ce coup de sifflet aigu des chemins de fer qui met dans l'horizon, tout autour des banlieues, comme un immense chant de depart et de delivrance. Alors on le comprend et on l'aime. Dimanche de Paris, dimanche des travailleurs et des humbles, je t'ai souvent maudit sans raison, j'ai verse des flots d'encre injurieuse sur tes joies bruyantes et debordantes, la poussiere des gares pleines de ton bruit et les omnibus affoles que tu prends d'assaut, sur tes chansons de guinguette promenees dans des tapissieres pavoisees de robes vertes et roses, tes orgues de Barbarie aux melopees trainant sous le balcon des cours desertes; mais aujourd'hui, abjurant mes erreurs, je t'exalte et je te benis pour tout ce que tu donnes de joie, de soulagement au labeur courageux et honnete, pour le rire des enfants qui t'acclament, la fierte des meres heureuses d'habiller leurs petits en ton honneur, pour la dignite que tu conserves aux logis des plus pauvres, la nippe glorieuse mise de cote pour toi au fond de la vieille commode ecloppee; je te benis surtout a cause de tout le bonheur que tu apportais en surcroit, ce matin-la, dans la grande maison neuve au bout de l'ancien faubourg. Les toilettes terminees, le dejeuner fini, pris sur le pouce--et sur le pouce de ces demoiselles, vous pensez ce qu'il peut tenir--on etait venu mettre les chapeaux devant la glace du salon. Bonne Maman jetait son coup d'oeil general, piquait ici une epingle, renouait un ruban la, redressait la cravate paternelle; mais, tandis que tout ce petit monde piaffait d'impatience, appele au dehors par la beaute du jour, voila un coup de sonnette qui retentit et vient troubler la fete. --Si on n'ouvrait pas?... proposent les enfants. Et quel soulagement, quel cri de joie en voyant entrer l'ami Paul! --Vite, vite, venez; qu'on vous apprenne la bonne nouvelle... Il le savait bien avant tous que la piece etait recue. Il avait eu assez de mal pour la faire lire a Cardailhac, qui, sur la seule vue des "petites lignes", comme il appelait les vers, voulait envoyer le manuscrit a la Levantine et a son masseur, ainsi que cela se pratiquait pour tous les _ours_ du theatre. Mais Paul se garda de parler de son intervention. Quant a l'autre evenement, celui dont on ne disait mot a cause des enfants, il le devina sans peine au bonjour fremissant de Maranne, dont la blonde criniere se tenait toute droite sur son front a force d'etre relevee a deux mains par le poete, comme il faisait toujours dans ses moments de joie, au maintien un peu embarrasse d'Elise, aux airs triomphants de M. Joyeuse, qui se redressait dans ses habits frais, tout le bonheur des siens ecrit sur sa figure. Bonne Maman seule gardait son air paisible d'habitude; mais on sentait en elle, dans son empressement autour de sa soeur, une certaine attention encore plus tendre, un soin de la rendre jolie. Et c'etait delicieux ces vingt ans qui en paraient d'autres, sans envie, sans regret, avec quelque chose du doux renoncement d'une mere fetant le jeune amour de sa fille en souvenir d'un bonheur passe. Paul voyait cela, il etait meme seul a le voir; mais, tout en admirant Aline, il se demandait avec tristesse s'il y aurait jamais place en ce coeur maternel pour d'autres affections que celles de la famille, des preoccupations en dehors du cercle tranquille et lumineux ou Bonne Maman presidait si gentiment le travail du soir. L'Amour est, comme on sait, un pauvre aveugle prive par-dessus le marche de l'ouie, de la parole, et ne se conduisant que par des presciences, des divinations, des facultes nerveuses de malade. C'est pitie vraiment de le voir errer, tatonner, porter a faux tous ses pas, froler du doigt les appuis ou il se guide avec des maladresses mefiantes d'infirme. Au moment meme ou il mettait en doute la sensibilite d'Aline, Paul, annoncant a ses amis qu'il partait pour un voyage de plusieurs jours, peut-etre de plusieurs semaines, ne vit pas la paleur subite de la jeune fille, n'entendit pas le cri douloureux echappe de ses levres discretes: "Vous partez?" Il partait, il allait a Tunis, bien inquiet de laisser son pauvre Nabab au milieu de sa meute enragee; pourtant la protection de Mora le rassurait un peu, et puis ce voyage etait indispensable. "Et la _Territoriale_? demanda le vieux comptable revenant toujours a son idee... Ou ca en est-il?... Je vois encore le nom de Jansoulet en tete du conseil d'administration... Vous ne pouvez donc pas le tirer de cette caverne d'Ali-Baba?... Prenez garde... prenez garde... --Eh! je le sais bien, monsieur Joyeuse... Mais, pour sortir de la avec honneur, il faut de l'argent, beaucoup d'argent, un nouveau sacrifice de deux ou trois millions; et nous ne les avons pas... C'est justement pour cela que je vais a Tunis essayer d'arracher a la rapacite du bey un morceau de cette grande fortune qu'il detient si injustement... En ce moment, j'ai encore quelque chance de reussir, tandis que plus tard peut-etre... --Partez vite alors, mon cher garcon, et si vous revenez avec un gros sac, ce que je vous souhaite, occupez-vous avant tout de la bande Paganetti. Songez qu'il suffit d'un actionnaire moins patient que les autres pour tout faire sauter, exiger une enquete; et vous savez, vous, ce qu'elle revelerait, l'enquete... A la reflexion meme, ajouta M. Joyeuse dont le front se plissait, je m'etonne que Hemerlingue, dans sa haine contre vous, ne se soit pas procure en sous-main quelques actions..." Il fut interrompu par le concert de maledictions, d'imprecations que soulevait le nom de Hemerlingue parmi toute cette jeunesse haissant le gros banquier pour le mal qu'il avait fait au pere, pour celui qu'il voulait a ce bon Nabab adore dans la maison a travers Paul de Gery. "Hemerlingue, sans coeur!... Scelerat!... Mechant homme!" Mais, au milieu de tous ces cris, l'Imaginaire continuait sa supposition du gros baron devenant actionnaire de la _Territoriale_ pour pouvoir citer son ennemi devant les tribunaux. Et l'on se figure la stupeur d'Andre Maranne absolument etranger a toute cette affaire, lorsqu'il vit M. Joyeuse se tourner vers lui, la face pourpre et gonflee, et le designer du doigt avec ces mots terribles: "Le plus coquin ici, c'est encore vous, monsieur. --Oh! papa, papa... qu'est-ce que tu dis? --Hein?... Quoi donc?... Ah! pardon, mon cher Andre... Je me croyais dans le cabinet du juge d'instruction, en face de ce drole... C'est ma maudite cervelle qui s'emporte toujours au diable au vert..." Un fou rire eclata, jaillit dehors par toutes les croisees ouvertes, alla se meler aux mille bruits de voitures roulantes et de peuple endimanche remontant l'avenue des Ternes; et l'auteur de _Revolte_ profita de la diversion pour demander si on n'allait pas bientot se mettre en route... Il etait tard... les bonnes places seraient prises dans le Bois... "Au Bois de Boulogne, un dimanche! fit Paul de Gery. --Oh! notre bois n'est pas le votre, repondit Aline en souriant... Venez avec nous, vous verrez." * * * * * Vous est-il arrive, promeneur solitaire et contemplatif, de vous coucher a plat-ventre dans le taillis herbeux d'une foret, parmi cette vegetation particuliere poussee entre les feuilles tombees de l'automne, variee, multiple, et de laisser vos yeux errer au ras de terre devant vous? Peu a peu le sentiment de la hauteur se perd, les branches croisees des chenes au-dessus de vos tetes forment un ciel inaccessible, et vous voyez une foret nouvelle s'etendre sous l'autre, ouvrir ses avenues profondes penetrees d'une lumiere verte et mysterieuse, formees d'arbustes freles ou chevelus termines en cimes rondes avec des apparences exotiques ou sauvages, des hampes de cannes a sucre, des graces roides de palmiers, des coupes fines retenant une goutte d'eau, des girandoles portant de petites lumieres jaunes que le vent souffle en passant. Et le miracle, c'est que, sous ces ombres legeres, vivent des plantes minuscules et des milliers d'insectes dont l'existence, vue de si pres, vous revele tous ses mysteres. Une fourmi, embarrassee comme un bucheron sous le faix, traine un brin d'ecorce plus gros qu'elle; un scarabee chemine sur une herbe jetee comme un pont d'un tronc a un autre, pendant que, sous une haute fougere isolee dans un rond-point tout veloute de mousse, une petite bete bleue ou rouge attend, les antennes droites, qu'une autre bestiole en route la-bas par quelque allee deserte arrive au rendez-vous sous l'arbre geant. C'est une petite foret sous la grande, trop pres du sol pour que celle-ci l'apercoive, trop humble, trop cachee pour etre atteinte par son grand orchestre de chants et de tempetes. Un phenomene semblable se passe au Bois de Boulogne. Derriere ces allees sablees, arrosees et nettes, ou des files de roues tournant lentement autour du lac tracent tout le jour un sillon sans cesse parcouru, machinal, derriere cet admirable decor de verdures en murailles, d'eau captive, de roches fleuries, le vrai bois, le bois sauvage, aux taillis vivaces, pousse et repousse, formant des abris impenetrables, traverses de menus sentiers, de sources bruissantes. Cela, c'est le bois des petits, le bois des humbles, la petite foret sous la grande. Et Paul, qui, de l'aristocratique promenade parisienne ne connaissait que les longues avenues, le lac etincelant apercu du fond d'un carrosse ou du haut d'un break a quatre roues dans la poussiere d'un retour de Lonchamps, s'etonnait de voir le coin delicieusement abrite ou ses amis l'avaient conduit. C'etait au bord d'un etang jete en miroir sous des saules, couvert de nenuphars et de lentilles d'eau, coupe de place en place de larges moires blanches, rayons tombes, etales sur la surface luisante, et que de grandes pattes d'argyronetes rayaient comme avec des pointes de diamant. Sur les berges en pente abritees d'une verdure deja serree quoique grele, on s'etait assis pour ecouter la lecture, et les jolies figures attentives, les jupes gonflees sur l'herbe faisaient penser a quelque Decameron plus naif et plus chaste, dans une atmosphere reposee. Pour completer ce bien-etre de nature, cet aspect de campagne lointaine, deux ailes de moulin, dans un ecart de branches, tournaient vers Suresnes, tandis que de l'eblouissante vision luxueuse croisee a tous les carrefours du bois, il n'arrivait qu'un roulement confus et perpetuel qu'on finissait par ne plus entendre. La voix du poete, eloquente et jeune, montait seule dans le silence, les vers s'envolaient fremissants, repetes tout bas par d'autres levres emues, et c'etaient des approbations etouffees, des frissons aux passages tragiques. Meme on vit Bonne Maman essuyer une grosse larme. Ce que c'est pourtant que de n'avoir pas de broderie en main. La premiere oeuvre!... _Revolte_ etait cela pour Andre, cette premiere oeuvre toujours trop abondante et touffue dans laquelle l'auteur jette d'abord tout un arriere d'idees, d'opinions, pressees comme les eaux au bord d'une ecluse, et qui est souvent la plus riche sinon la meilleure d'un ecrivain. Quant au sort qui l'attendait, nul n'aurait pu le dire; et l'incertitude planant sur la lecture du drame ajoutait a son emotion celle de chaque auditeur, les voeux tout de blanc vetus de mademoiselle Elise, les hallucinations fantaisistes de M. Joyeuse, et les souhaits plus positifs d'Aline installant d'avance la modeste fortune de sa soeur dans le nid, battu des vents mais envie de la foule, d'un menage d'artiste. Ah! si quelqu'un de ces promeneurs tournant pour la centieme fois autour du lac, accable par la monotonie de son habitude, etait venu ecarter les branches, quelle surprise devant ce tableau! Mais se serait-il bien doute de tout ce qu'il pouvait tenir de passion, de reves, de poesie et d'esperance dans ce petit coin de verdure guere plus large que l'ombre dentelee d'une fougere sur la mousse? "Vous aviez raison, je ne connaissais pas le Bois..." disait Paul tout bas a Aline appuyee sur son bras. Ils suivaient maintenant une allee etroite et couverte, et tout en causant marchaient d'un pas tres vif, bien en avant des autres. Ce n'etait pourtant pas la terrasse du pere Kontzen ni ses fritures croustillantes qui les attiraient. Non, les beaux vers qu'ils venaient d'entendre les avaient emportes tres haut, et ils n'etaient pas encore redescendus. Ils allaient devant eux vers le bout toujours fuyant du chemin qui s'elargissait a son extremite dans une gloire lumineuse, une poussiere de rayons comme si tout le soleil de cette belle journee les attendait, tombe a la lisiere. Jamais Paul ne s'etait senti si heureux. Ce bras leger pose sur son bras, ce pas d'enfant ou le sien se guidait, lui auraient rendu la vie douce et facile autant que cette promenade sur la mousse d'une allee verte. Il l'eut dit a la jeune fille, simplement, comme il le sentait, s'il n'avait craint d'effaroucher cette confiance d'Aline causee sans doute par le sentiment dont elle le savait possede pour une autre et qui semblait ecarter d'eux toute pensee d'amour. Tout a coup, droit devant eux, la-bas sur le fond clair, un groupe de cavaliers se detacha, d'abord vague et indistinct, laissant voir un homme et une femme elegamment montes et s'engageant dans l'allee mysterieuse parmi les barres d'or, les ombres feuillagees, les mille points de lumiere dont le sol etait jonche, qu'ils deplacaient en avancant par bonds et qui remontaient sur eux en ramages du poitrail des chevaux jusqu'au voile bleu de l'amazone. Cela venait lentement, capricieusement, et les deux jeunes gens, qui s'etaient engages dans le massif, purent voir passer tout pres d'eux, avec des craquements de cuir neuf, un bruit de mors fierement secoues et blancs d'ecume comme apres une galopade furieuse, deux betes superbes portant un couple humain etroitement uni par le retrecissement du sentier; lui, soutenant d'un bras la taille souple moulee dans un corsage de drap sombre, elle, la main a l'epaule du cavalier et sa petite tete en profil perdu sous le tulle a demi retombe de la voilette--appuyee dessus tendrement. Cet enlacement amoureux berce par l'impatience des montures un peu retenues dans leur fougue, ce baiser confondant les renes, cette passion qui courait le bois en chasse, au milieu du jour, avec un tel mepris de l'opinion aurait suffi a trahir le duc et Felicia, si l'ensemble fier et charmeur de l'amazone et l'aisance aristocratique de son compagnon, sa paleur legerement coloree par la course et les perles miraculeuses de Jenkins, ne les eussent deja fait reconnaitre. Ce n'etait pas extraordinaire de rencontrer Mora au Bois un dimanche. Il aimait ainsi que son maitre a se faire voir aux Parisiens, a entretenir sa popularite dans tous les publics; puis, la duchesse ne l'accompagnait jamais ce jour-la et il pouvait tout a son aise faire une halte dans ce petit chalet de Saint-James connu de tout Paris, et dont les lyceens se montraient en chuchotant les tourelles roses decoupees entre les arbres. Mais il fallait une folle, une affronteuse comme cette Felicia pour s'afficher ainsi, se perdre de reputation a tout jamais... Un bruit de terrain battu, de buissons froles diminue par l'eloignement, quelques herbes courbees qui se redressaient, des branches ecartees reprenant leur place, c'etait tout ce qui restait de l'apparition. "Vous avez vu?" dit Paul le premier. Elle avait vu, et elle avait compris, malgre sa candeur d'honnetete, car une rougeur se repandait sur ses traits, une de ces hontes ressenties pour les fautes de ceux qu'on aime. "Pauvre Felicia," dit-elle tout bas, en plaignant non seulement la malheureuse abandonnee qui venait de passer devant eux, mais aussi celui que cette defection devait frapper en plein coeur. La verite est que Paul de Gery n'avait eu aucune surprise de cette rencontre, qui justifiait des soupcons anterieurs et l'eloignement instinctif eprouve pour la charmeuse dans leur diner des jours precedents. Mais il lui sembla doux d'etre plaint par Aline, de sentir l'apitoiement de cette voix plus tendre, de ce bras qui s'appuyait davantage. Comme les enfants qui font les malades pour la joie des calineries maternelles, il laissa la consolatrice s'ingenier autour de son chagrin, lui parler de ses freres, du Nabab, et du prochain voyage a Tunis, un beau pays, disait-on. "Il faudra nous ecrire souvent, et de longues lettres, sur les curiosites de la route, l'endroit que vous habiterez... Car on voit mieux ceux qui sont loin quand on peut se figurer le milieu ou ils vivent." Tout en causant, ils arrivaient au bout de l'allee couverte, terminee par une immense clairiere dans laquelle se mouvait le tumulte du Bois, voitures et cavaliers s'alternant, et la foule a cette distance pietinant dans une poudre floconneuse qui la massait confusement en troupeau. Paul ralentit le pas, enhardi par cette derniere minute de solitude. "Savez-vous a quoi je pense, dit-il en prenant la main d'Aline; c'est qu'on aurait plaisir a etre malheureux pour se faire consoler par vous. Mais, si precieuse que me soit votre pitie, je ne puis pourtant vous laisser vous attendrir sur un mal imaginaire... Non, mon coeur n'est pas brise, mais plus vivant, plus fort au contraire. Et si je vous disais quel miracle l'a preserve, quel talisman..." Il lui mit sous les yeux un petit cadre ovale entourant un profil sans ombres, un simple contour au crayon ou elle se reconnut, surprise d'etre si jolie, comme refletee dans le miroir magique de l'Amour. Des larmes lui vinrent aux yeux sans qu'elle sut pourquoi, une source ouverte dont le flot battait sa poitrine chaste. Il continua: "Ce portrait m'appartient. Il a ete fait pour moi... Cependant, au moment de partir, un scrupule m'est venu. Je ne veux le tenir que de vous-meme... Prenez-le donc, et si vous trouvez un ami plus digne, quelqu'un qui vous aime d'un amour plus profond, plus loyal que le mien, je vous permets de le lui donner." Elle s'etait remise de son trouble, et regardant de Gery bien en face avec une tendresse serieuse: "Si je n'ecoutais que mon coeur, je n'hesiterais pas a vous repondre; car si vous m'aimez comme vous dites, je crois bien que je vous aime aussi... Mais je ne suis pas libre, je ne suis pas seule dans la vie... regardez la-bas..." Elle montrait son pere et ses soeurs qui leur faisaient signe de loin, se hataient pour les rejoindre. "Eh bien! et moi? fit Paul vivement... Est-ce que je n'ai pas les memes devoirs, les memes charges?... Nous sommes comme deux veufs chefs de famille... Ne voulez-vous pas aimer les miens autant que j'aime les votres?... --Vrai?... C'est vrai? Vous me laisserez avec eux?... Je serai Aline pour vous et toujours Bonne Maman pour tous nos enfants? Oh! alors, dit la chere creature rayonnante de joie et de lumiere, alors voila mon portrait, je vous le donne... Et puis toute mon ame avec, et pour toujours..." XVIII LES PERLES JENKINS Environ huit jours apres son aventure avec Moessard, complication nouvelle dans le terrible gachis de ses affaires, Jansoulet en sortant de la Chambre, un jeudi, se fit conduire a l'hotel de Mora. Il n'y etait pas retourne depuis l'algarade de la rue Royale, et l'idee de se trouver en presence du duc faisait courir sous son solide epiderme quelque chose de la panique qui agite un lyceen montant chez le proviseur apres une rixe a l'Etude. Il fallait pourtant subir la gene de cette premiere entrevue. Le bruit courait par les bureaux que Le Merquier avait termine son rapport, chef-d'oeuvre de logique et de ferocite, concluant a l'invalidation et devant l'emporter haut la main, a moins que Mora, si puissant a l'Assemblee, ne vint lui-meme lui donner son mot d'ordre. Partie serieuse, comme on voit, et qui enfievrait les joues du Nabab, pendant que dans les glaces biseautees de son coupe il etudiait sa mine, ses sourires de courtisan, cherchant a se preparer une entree ingenieuse, un de ses coups d'effronterie bon enfant qui avaient cause sa fortune chez Ahmed et le servaient encore aupres de l'Excellence francaise,--le tout accompagne de battements de coeur et de ces frissons entre les epaules qui precedent, meme faites en carrosse dore, les demarches decisives. Arrive a l'hotel par le bord de l'eau, il fut tres etonne de voir que le suisse du quai, comme aux jours de grande reception, faisait prendre aux voitures la rue de Lille, afin de laisser une porte libre pour la sortie. Il songea, un peu trouble: "Qu'est-ce qu'il se passe?" Peut-etre un concert chez la duchesse, une vente de charite, quelque fete d'ou Mora l'aurait exclu a cause du scandale de sa derniere aventure. Et ce trouble s'accrut encore lorsque Jansoulet, apres avoir traverse la cour d'honneur au milieu du fracas des portieres refermees, d'un roulement sourd et continu sur le sable, se trouva--le perron franchi--dans l'immense salon d'antichambre rempli d'une foule qui ne depassait aucune des portes interieures, concentrant son va-et-vient anxieux autour de la table du suisse ou s'inscrivaient tous les noms celebres du grand Paris. Il semblait qu'un coup de vent de desastre eut traverse la maison, emporte un peu de son calme grandiose, laisse filtrer dans son bien-etre l'inquietude et le danger. "Quel malheur!... --Ah! c'est affreux... --Et si subitement..." Les gens se croisaient en echangeant des mots semblables. Jansoulet eut une pensee rapide: "Est-ce que le duc est malade? demanda-t-il a un domestique. --Ah! Monsieur... Il va mourir... Il ne passera pas la nuit." La toiture du palais s'ecroulant sur sa tete ne l'aurait pas mieux assomme. Il vit tourbillonner des papillons rouges, chancela et se laissa tomber assis sur une banquette de velours a cote de la grande cage des singes qui, surexcites dans tout ce train, suspendus par la queue, par leurs petites mains au long pouce, s'accrochaient en grappe aux barreaux, et curieux, effares, venaient assaillir de leurs plus rejouissantes grimaces de macaques ce gros homme stupefait, fixant les dalles, se repetant tout haut a lui-meme: "Je suis perdu... Je suis perdu..." Le duc se mourait. Cela l'avait pris subitement le dimanche en revenant du Bois. Il s'etait senti atteint d'intolerables brulures d'entrailles qui lui dessinaient comme au fer rouge toute l'anatomie de son corps, alternaient avec un froid lethargique et de longs assoupissements. Jenkins, mande tout de suite, ne dit pas grand'chose, ordonna quelques calmants. Le lendemain, les douleurs recommencerent plus fortes et suivies de la meme torpeur glaciale, plus accentuee aussi, comme si la vie s'en allait par secousses violentes, deracinee. A l'entour, personne ne s'en emut. "Lendemain de Saint-James," disait-on tout bas a l'antichambre, et la belle figure de Jenkins gardait sa serenite. A peine si dans ses visites du matin il avait parle a deux ou trois personnes de l'indisposition du duc, et si legerement qu'on n'y avait pris garde. Mora lui-meme malgre son extreme faiblesse, bien qu'il se sentit la tete absolument vide, et, comme il disait, "pas une idee sous le front," etait loin de se douter de la gravite de son etat. Le troisieme jour seulement, en s'eveillant le matin, la vue d'un simple filet de sang qui de sa bouche avait coule sur sa barbe et l'oreiller rougi, fit tressaillir ce delicat, cet elegant qui avait horreur de toutes les miseres humaines, surtout de la maladie, et la voyait arriver sournoisement avec ses souillures, ses faiblesses et l'abandon de soi-meme, premiere concession faite a la mort. Monpavon, entrant derriere Jenkins, surprit le regard subitement trouble du grand seigneur en face de la verite terrible, et fut en meme temps epouvante des ravages faits en quelques heures sur le visage emacie de Mora, ou toutes les rides de son age soudainement apparues se melaient a des plis de souffrance, a ces depressions de muscles qui trahissent de graves lesions interieures. Il prit Jenkins a part, pendant qu'on apportait au mondain de quoi faire sa toilette sur son lit, tout un appareil de cristal et d'argent contrastant avec la paleur jaune de la maladie. "Ah ca! voyons, Jenkins... mais le duc est tres mal. --J'en ai peur... dit l'Irlandais tout bas. --Enfin, qu'est-ce qu'il a? --Ce qu'il cherchait, parbleu! fit l'autre avec une sorte de fureur... On n'est pas impunement jeune a son age. Cette passion lui coutera cher..." Quelque mauvais sentiment triomphait en lui qu'il fit taire aussitot, et transforme, gonflant sa face comme s'il avait la tete pleine d'eau, il soupira profondement en serrant les mains du vieux gentilhomme: "Pauvre duc... Pauvre duc... Ah! mon ami, je suis desespere. --Prenez garde, Jenkins, dit froidement Monpavon en degageant ses mains, vous assumez une responsabilite terrible... Comment! le duc est si mal que cela, ps... ps... ps... Voyez personne?... Consultez pas?..." L'Irlandais leva les bras, comme pour dire: "A quoi sert?" L'autre insista. Il fallait absolument faire appeler Brisset, Jousselin, Bouchereau, tous les grands. "Mais vous allez l'effrayer." Le Monpavon enfla son poitrail, seule fierte du vieux coursier fourbu: "Mon cher, si vous aviez vu Mora et moi dans la tranchee de Constantine... Ps... ps... Jamais baisse les yeux... Connaissons pas la peur... Prevenez vos confreres, je me charge de l'avertir." La consultation eut lieu dans la soiree, en grand secret, le duc l'ayant exige ainsi par une pudeur singuliere de son mal, de cette souffrance qui le decouronnait, faisait de lui l'egal des autres hommes. Pareil a ces rois africains qui se cachent pour mourir au fond de leurs palais, il aurait voulu qu'on put le croire enleve, transfigure, devenu dieu. Puis il redoutait par-dessus tout les apitoiements, les condoleances, les attendrissements dont il savait qu'on allait entourer son chevet, les larmes parce qu'il les soupconnait menteuses, et que sinceres elles lui deplaisaient encore plus a cause de leur laideur grimacante. Il avait toujours deteste les scenes, les sentiments exageres, tout ce qui pouvait l'emouvoir, deranger l'equilibre harmonieux de sa vie. On le savait autour de lui, et la consigne etait de tenir a distance les detresses, les grands desespoirs qui d'un bout de la France a l'autre s'adressaient a Mora comme a un de ces refuges allumes dans la nuit des bois, ou tous les errants vont frapper. Non pas qu'il fut dur aux malheureux, peut-etre meme se sentait-il trop ouvert a la pitie qu'il regardait comme un sentiment inferieur, une faiblesse indigne des forts et, la refusant aux autres, il la redoutait pour lui-meme, pour l'integrite de son courage. Personne dans le palais, excepte Monpavon et Louis le valet de chambre, ne sut donc ce que venaient faire ces trois personnages introduits mysterieusement aupres du ministre d'Etat. La duchesse elle-meme l'ignora. Separee de son mari par tout ce que la haute vie politique et mondaine met de barrieres entre epoux dans ces menages d'exception, elle le croyait legerement souffrant, malade surtout d'imagination, et se doutait si peu d'une catastrophe qu'a l'heure meme ou les medecins montaient le grand escalier a demi obscur, a l'autre bout du palais, ses appartements intimes s'eclairaient pour une sauterie de demoiselles, un de ces bals blancs que l'ingeniosite du Paris oisif commencait a mettre a la mode. Elle fut, cette consultation, ce qu'elles sont toutes: solennelle et sinistre. Les medecins n'ont plus leurs grandes perruques du temps de Moliere, mais ils revetent toujours la meme gravite de pretres d'Isis, d'astrologues, herisses de formules cabalistiques avec des hochements de tete, auxquels il ne manque, pour l'effet comique, que le bonnet pointu d'autrefois. Ici la scene empruntait a son milieu un aspect imposant. Dans la vaste chambre, transformee, comme agrandie par l'immobilite du maitre, ces graves figures s'avancaient autour du lit, ou se concentrait la lumiere eclairant dans la blancheur du linge et la pourpre des courtines une tete ravinee, palie des levres aux yeux, mais enveloppee de serenite comme d'un voile, comme d'un suaire. Les consultants parlaient bas, se jetaient un regard furtif, un mot barbare, demeuraient impassibles sans un froncement de sourcil. Mais cette expression muette et fermee du medecin et du magistrat, cette solennite dont la science et la justice s'entourent pour cacher leur faiblesse ou leur ignorance n'avaient rien qui put emouvoir le duc. Assis sur son lit, il continuait a causer tranquillement, avec ce regard un peu exhausse dans lequel il semble que la pensee remonte pour fuir, et Monpavon lui donnait froidement la replique, raidi contre son emotion, prenant de son ami une derniere lecon de tenue, tandis que Louis, dans le fond, appuyait a la porte conduisant chez la duchesse le spectre de la domesticite silencieuse, chez qui l'indifference detachee est un devoir. L'agite, le fievreux, c'etait Jenkins. Plein d'un empressement obsequieux pour "ses illustres confreres," comme il disait la bouche en rond, il rodait autour de leur conciliabule, essayait de s'y meler; mais les confreres le tenaient a distance, lui repondaient a peine, avec hauteur, comme Fagon--le Fagon de Louis XIV--pouvait parler a quelque empirique appele au chevet royal. Le vieux Bouchereau, surtout, avait des regards de travers pour l'inventeur des perles Jenkins. Enfin, quand ils eurent bien examine, interroge leur malade, ils se retirerent pour deliberer entre eux dans un petit salon tout en laque, plafonds et murs luisants et colores, rempli de bibelots assortis dont la futilite contrastait etrangement avec l'importance du debat. Minute solennelle, angoisse de l'accuse attendant la decision de ses juges, vie, mort, sursis ou grace! De sa main blanche et longue, Mora continua a caresser sa moustache d'un geste favori, a parler avec Monpavon du cercle, du foyer des Varietes, demandant des nouvelles de la Chambre, ou en etait l'election du Nabab, tout cela froidement, sans la moindre affectation. Puis, fatigue sans doute ou craignant que son regard, toujours ramene sur cette tenture en face de lui, par laquelle l'arret du destin allait sortir tout a l'heure, ne trahit l'emotion qui devait etre au fond de son ame, il appuya sa tete, ferma les yeux et ne les rouvrit plus qu'a la rentree des docteurs. Toujours les memes visages froids et sinistres, vraies physionomies de juges ayant au bord des levres le terrible mot de la destinee humaine, le mot final que les tribunaux prononcent sans effroi, mais que les medecins, dont il raille toute la science, eludent et font comprendre par periphrases. "Eh bien, messieurs, que dit la Faculte?... demanda le malade." Il y eut quelques encouragements menteurs et balbuties, des recommandations vagues; puis les trois savants se haterent au depart, presses de sortir, d'echapper a la responsabilite de ce desastre. Monpavon s'elanca derriere eux. Jenkins resta pres du lit, atterre des verites cruelles qu'il venait d'entendre pendant la consultation. Il avait eu beau mettre la main sur son coeur, citer sa fameuse devise, Bouchereau ne l'avait pas menage. Ce n'etait pas le premier client de l'Irlandais qu'il voyait s'ecrouler subitement ainsi; mais il esperait bien que la mort de Mora serait aux gens du monde un avertissement salutaire, et que le prefet de police, apres ce grand malheur, enverrait le "marchand de cantharides" debiter ses aphrodisiaques de l'autre cote du detroit. Le duc comprit tout de suite que ni Jenkins ni Louis ne lui diraient l'issue vraie de la consultation. Il n'insista donc pas aupres d'eux, subit leur confiance jouee, affecta meme de la partager, de croire au mieux qu'ils lui annoncaient. Mais quand Monpavon rentra, il l'appela pres de son lit, et devant le mensonge visible meme sous la peinture de cette ruine: --Oh! tu sais, pas de grimace... De toi a moi, la verite... Qu'est-ce qu'on dit?... Je suis bien bas, n'est-ce pas?" Monpavon espaca sa reponse d'un silence significatif: puis brutalement, cyniquement, de peur de s'attendrir aux paroles: "F..., mon pauvre Auguste." Le duc recut cela en plein visage, sans sourciller. "Ah! dit-il simplement." Il effila sa moustache d'un mouvement machinal; mais ses traits demeurerent immobiles. Et, tout de suite, son parti fut pris. Que le miserable qui meurt a l'hopital sans asile ni famille, d'autre nom que le numero du chevet, accepte la mort comme une delivrance ou la subisse en derniere epreuve, que le vieux paysan qui s'endort, tordu en deux, casse, ankilose, dans son trou de taupe enfume et obscur, s'en aille sans regret, qu'il savoure d'avance le gout de cette terre fraiche qu'il a tant de fois tournee et retournee, cela se comprend. Et encore combien parmi ceux-la tiennent a l'existence par leur misere meme, combien qui crient en s'accrochant a leurs meubles sordides, a leurs loques: "Je ne veux pas mourir..." et s'en vont les ongles brises et saignants de cet arrachement supreme. Mais ici rien de semblable. Tout avoir et tout perdre. Quel effondrement! Dans le premier silence de cette minute effroyable, pendant qu'il entendait a l'autre bout du palais la musique etouffee du bal chez la duchesse, ce qui retenait cet homme a la vie, puissance, honneurs, fortune, toute cette splendeur dut lui apparaitre deja lointaine et dans un irrevocable passe. Il fallait un courage d'une trempe bien exceptionnelle pour resister a un coup pareil sans aucune excitation d'amour-propre. Personne ne se trouvait la que l'ami, le medecin, le domestique, trois intimes au courant de tous les secrets; les lumieres ecartees laissaient le lit dans l'ombre, et le mourant aurait pu se tourner contre la muraille, s'attendrir sur lui-meme sans qu'on le vit. Mais non. Pas une seconde de faiblesse, ni d'inutiles demonstrations. Sans casser une branche aux marronniers du jardin, sans faner une fleur dans le grand escalier du palais, en amortissant ses pas sur l'epaisseur des tapis, la Mort venait d'entr'ouvrir la porte de ce puissant et de lui faire signe: "Arrive." Et lui, repondait simplement: "Je suis pret." Une vraie sortie d'homme du monde, imprevue, rapide et discrete. Homme du monde! Mora ne fut autre chose que cela. Circulant dans la vie, masque, gante, plastronne, du plastron de satin blanc des maitres d'armes les jours de grand assaut, gardant immaculee et nette sa parure de combat, sacrifiant tout a cette surface irreprochable qui lui tenait lieu d'une armure, il s'etait improvise homme d'Etat en passant d'un salon sur une scene plus vaste, et fit en effet un homme d'Etat de premier ordre, rien qu'avec ses qualites de mondain, l'art d'ecouter et de sourire, la pratique des hommes, le scepticisme et le sang-froid. Ce sang-froid ne le quitta pas au supreme instant. Les yeux fixes sur le temps limite et si court qui lui restait encore, car la noire visiteuse etait pressee, et il sentait sur sa figure le souffle de la porte qu'elle n'avait pas refermee, il ne songea plus qu'a le bien remplir et a satisfaire toutes les obligations d'une fin comme la sienne, qui ne doit laisser aucun devouement sans recompense ni compromettre aucun ami. Il donna la liste des quelques personnes qu'il voulait voir et qu'on envoya chercher tout de suite, fit prevenir son chef de cabinet, et comme Jenkins trouvait que c'etait beaucoup de fatigue: "Me garantissez-vous que je me reveillerai demain matin? J'ai un sursaut de force en ce moment... Laissez-moi en profiter." Louis demanda s'il fallait avertir la duchesse. Le duc ecouta, avant de repondre, les accords s'envolant du petit bal par les fenetres ouvertes, prolonges dans la nuit sur un archet invisible, puis: "Attendons encore... J'ai quelque chose a terminer..." Il fit approcher de son lit la petite table de laque pour trier lui-meme les lettres a detruire; mais, sentant ses forces decroitre, il appela Monpavon: "Brule tout," lui dit-il d'une voix eteinte, et le voyant s'approcher de la cheminee ou la flamme montait malgre la belle saison: "Non... pas ici... Il y en a trop... On pourrait venir." Monpavon prit le leger bureau, fit signe au valet de chambre de l'eclairer. Mais Jenkins s'elanca: "Restez, Louis... le duc peut avoir besoin de vous." Il s'empara de la lampe; et marchant avec precaution tout le long du grand corridor, explorant les salons d'attente, les galeries dont les cheminees s'encombraient de plantes artificielles sans un reste de cendre, ils erraient pareils a des spectres dans le silence et la nuit de l'immense demeure, vivante seulement la-bas vers la droite ou le plaisir chantait comme un oiseau sur un toit qui va s'effondrer. "Il n'y a de feu nulle part... Que faire de tout cela?" se demandaient-ils tres embarrasses. On eut dit deux voleurs trainant une caisse qu'ils ne savent comment forcer. A la fin Monpavon, impatiente, marcha droit a une porte, la seule qu'ils n'eussent pas encore ouverte. --Ma foi, tant pis!... Puisque nous ne pouvons pas les bruler, nous les noierons... Eclairez-moi, Jenkins." Et ils entrerent. Ou etaient-ils?... Saint-Simon racontant la debacle d'une de ces existences souveraines, le desarroi des ceremonies, des dignites, des grandeurs cause par la mort et surtout par la mort subite, Saint-Simon seul aurait pu vous le dire... De ses mains delicates et soignees, le marquis de Monpavon pompait. L'autre lui passait les lettres dechirees, des paquets de lettres, satinees, nuancees, embaumees, parees de chiffres, d'armoiries, de banderoles a devises, couvertes d'ecritures fines, pressees, griffantes, enlacantes, persuasives; et toutes ces pages legeres tournoyaient l'une sur l'autre dans des tourbillons d'eau qui les froissaient, les souillaient, delayaient leurs encres tendres avant de les laisser disparaitre dans un hoquet d'egout tout au fond de la sentine immonde. C'etaient des lettres d'amour et de toutes les sortes, depuis le billet de l'aventuriere: "_Je vous ai vu passer au bois, hier, monsieur le duc..._" jusqu'aux reproches aristocratiques de l'avant-derniere maitresse, et les plaintes des abandonnees, et la page encore fraiche des recentes confidences. Monpavon connaissait tous ces mysteres, mettait un nom sur chacun d'eux: "Ca, c'est madame Moor... Tiens! madame d'Athis..." Une confusion de couronnes et d'initiales, de caprices et de vieilles habitudes, salis en ce moment par la promiscuite, tout cela s'engouffrant dans l'affreux reduit a la lueur d'une lampe, avec un bruit de deluge intermittent, s'en allant a l'oubli par un chemin honteux. Tout a coup Jenkins s'arreta dans sa besogne destructive. Deux lettres d'un gris de satin fremissaient sous ses doigts... "Qui ca? demanda Monpavon devant l'ecriture inconnue et le trouble nerveux de l'Irlandais... Ah! docteur, si vous voulez tout lire, nous n'en finirons pas..." Jenkins, les joues enflammees, ses deux lettres a la main, etait devore du desir de les emporter, pour les savourer a son aise, se martyriser avec delices en les lisant, peut-etre aussi se faire une arme de cette correspondance contre l'imprudente qui l'avait signee. Mais la tenue rigoureuse du marquis l'intimidait. Comment le distraire, l'eloigner? L'occasion s'offrit d'elle-meme. Perdue dans les memes feuillets, une page minuscule, d'une ecriture senile et tremblee, attira la curiosite du charlatan, qui dit d'un air naif: "Oh! oh! voici qui n'a pas l'air d'un billet doux... _Mon duc, au secours, je me noie. La cour des comptes a mis de nouveau le nez dans mes affaires_... --Qu'est-ce que vous lisez donc la?... fit Monpavon brusquement, en lui arrachant la lettre des mains. Et tout de suite, grace a la negligence de Mora laissant trainer ainsi des lettres aussi intimes, la situation terrible dans laquelle le laissait la mort de son protecteur lui revint a l'esprit. Dans sa douleur, il n'y avait pas encore songe. Il se dit qu'au milieu de tous ses preparatifs de depart, le duc pourrait bien l'oublier; et, laissant Jenkins terminer seul la noyade de la cassette de don Juan, il revint precipitamment vers la chambre. Au moment d'entrer, le bruit d'un debat le retint derriere la portiere abaissee. C'etait la voix de Louis, larmoyante comme celle d'un pauvre sous un porche, cherchant a apitoyer le duc sur sa detresse et demandant la permission de prendre quelques rouleaux d'or qui trainaient dans un tiroir. Oh! quelle reponse rauque, excedee, a peine intelligible, ou l'on sentait l'effort du malade oblige de se retourner dans son lit, de detacher ses yeux d'un lointain deja entrevu: --Oui, oui... prenez... Mais, pour Dieu! laissez-moi dormir... laissez-moi dormir..." Des tiroirs ouverts, refermes, un souffle haletant et court... Monpavon n'en entendit pas davantage et revint sur ses pas sans entrer. La rapacite feroce de ce domestique venait d'avertir ses fiertes. Tout plutot que de s'avilir a ce point-la. Ce sommeil que Mora reclamait si instamment, cette lethargie, pour mieux dire, dura toute une nuit, une matinee encore avec de vagues reveils traverses de souffrances atroces, que des soporifiques calmaient chaque fois. On ne le soignait plus, on ne cherchait qu'a lui adoucir les derniers instants, a le faire glisser sur cette terrible derniere marche dont l'effort est si douloureux. Ses yeux s'etaient rouverts pendant ce temps, mais deja obscurcis, fixant dans le vide des ombres flottantes, des formes indecises, telles qu'un plongeur en voit trembler au vague de l'eau. Dans l'apres-midi du jeudi, vers trois heures, il se reveilla tout a fait et reconnaissant Monpavon, Cardailhac, deux ou trois autres intimes, il leur sourit et trahit d'un mot sa preoccupation unique: "Qu'est-ce qu'on dit de cela dans Paris?" On en disait bien des choses, diverses et contradictoires; mais a coup sur, on ne parlait que de lui, et la nouvelle repandue depuis le matin par la ville que Mora etait au plus mal, agitait les rues, les salons, les cafes, les ateliers, ravivait la question politique dans les bureaux de journaux, les cercles, jusque dans les loges de concierge et sur les omnibus, partout ou les feuilles publiques deployees encadraient de commentaires ce foudroyant bruit du jour. Il etait, ce Mora, l'incarnation la plus brillante de l'Empire. Ce qu'on voit de loin dans un edifice, ce n'est pas sa base solide ou branlante, sa masse architecturale, c'est la fleche doree et fine, brodee, decoupee a jour, ajoutee pour la satisfaction du coup d'oeil. Ce qu'on voyait de l'Empire en France et dans toute l'Europe, c'etait Mora. Celui-la tombe, le monument se trouvait demantele de toute son elegance, fendu de quelque longue et irreparable lezarde. Et que d'existences entrainees dans cette chute subite, que de fortunes ebranlees par les contre-coups affaiblis du desastre! Aucune aussi completement que celle du gros homme, immobile en bas, sur la banquette de la singerie. Pour le Nabab, cette mort, c'etait sa mort, la ruine, la fin de tout. Il le sentait si bien qu'en apprenant, a son entree dans l'hotel, l'etat desespere du duc, il n'avait eu ni apitoiements, ni grimaces d'aucune sorte, seulement le mot feroce de l'egoisme humain: "Je suis perdu." Et ce mot lui revenait toujours, il le repetait machinalement chaque fois que toute l'horreur de sa situation se montrait a lui, par brusques echappees, ainsi qu'il arrive dans ces dangereux orages de montagne, quand un eclair subitement projete illumine l'abime jusqu'au fond, avec les blessantes anfractuosites des parois et les buissons en escalade pour toutes les dechirures de la chute. Cette clairvoyance rapide qui accompagne les cataclysmes ne lui faisait grace d'aucun detail. Il voyait l'invalidation presque certaine, a present que Mora ne serait plus la pour plaider sa cause, puis les consequences de l'echec, la faillite, la misere et quelque chose de pis, car ces richesses incalculables quand elles s'ecroulent, gardent toujours un peu de l'honorabilite d'un homme sous leurs decombres. Mais que de ronces, que d'epines, que d'egratignures et de blessures cruelles avant d'arriver au bout! Dans huit jours les billets Schwalbach, c'est-a-dire huit cent mille francs a payer, l'indemnite de Moessard, qui voulait cent mille francs ou demander a la Chambre l'autorisation de le poursuivre en correctionnelle, un proces encore plus sinistre intente par les familles de deux petits martyrs de Bethleem contre les fondateurs de l'oeuvre, et brochant sur le tout les complications de la _Caisse territoriale_. Un seul espoir, la demarche de Paul de Gery aupres du bey, mais si vague, si chimerique, si lointain. "Ah! je suis perdu... je suis perdu..." Dans l'immense salon d'entree personne ne remarquait son trouble. Cette foule de senateurs, de deputes, de conseillers d'Etat, toute la haute administration, allait, venait autour de lui sans le voir, accoudant son importance inquiete et des conciliabules mysterieux aux deux cheminees de marbre blanc qui se faisaient face. Tant d'ambitions desappointees, trompees, precipitees se croisaient dans cette visite _in extremis_ que les inquietudes intimes dominaient toute autre preoccupation. Les visages, chose etrange, n'exprimaient ni pitie ni douleur, plutot une sorte de colere. Tous ces gens semblaient en vouloir au duc de sa mort comme d'un abandon. On entendait des phrases dans ce genre: "Ce n'est pas etonnant avec une vie pareille!" Et, par les hautes croisees, ces messieurs se montraient, a travers le va-et-vient des equipages dans la cour, l'arret de quelque petit coupe en dehors duquel une main etroitement gantee, avec le frolement de sa manche de dentelle sur la portiere, tendait une carte pliee au valet de pied apportant des nouvelles. De temps en temps un des familiers du palais, de ceux que le mourant avait appeles aupres de lui, faisait une apparition dans cette melee, donnait un ordre, puis s'en allait laissant l'expression effaree de sa figure refletee sur vingt autres. Jenkins un moment se montra ainsi, la cravate denouee, le gilet ouvert, les manchettes chiffonnees, dans tout le desordre de la bataille qu'il livrait la-haut contre une effroyable lutteuse. Il se vit tout de suite entoure, presse de questions. Certes les ouistitis aplatissant leur nez court au treillis de la cage, enerves par un tumulte inusite et tres attentifs a ce qui se passait comme s'ils etaient en train de faire une etude raisonnee de la grimace humaine, avaient un magnifique modele dans le medecin irlandais. Sa douleur etait superbe, une belle douleur male et forte qui lui serrait les levres, faisait haleter sa poitrine. "L'agonie est commencee, dit-il lugubrement... Ce n'est plus qu'une affaire d'heures." Et comme Jansoulet s'approchait, il s'adressa a lui d'un ton emphatique: "Ah! mon ami, quel homme!... Quel courage!... Il n'a oublie personne. Tout a l'heure, encore, il me parlait de vous. --Vraiment? --Ce pauvre Nabab, disait-il, ou en est son election?" Et c'etait tout. Le duc n'avait rien ajoute de plus. Jansoulet baissa la tete. Qu'esperait-il donc? N'etait-ce pas assez qu'en un pareil moment, un homme comme Mora eut pense a lui?... Il retourna s'asseoir sur sa banquette, retomba dans son aneantissement galvanise par une minute de fol espoir, assista sans y songer a la desertion presque complete de la vaste salle, et ne s'apercut qu'il etait le seul et dernier visiteur qu'en entendant causer tout haut la valetaille dans le jour qui tombait: "Moi, j'en ai assez..., je ne sers plus. --Moi, je reste avec la duchesse..." Et ces projets, ces decisions en avance de quelques heures sur la mort condamnaient le noble duc plus surement encore que la Faculte. Le Nabab comprit alors qu'il etait temps de se retirer, mais auparavant il voulut s'inscrire au registre du suisse. Il s'approcha de la table, se pencha beaucoup pour y voir clair. La page etait pleine. On lui indiqua un blanc au-dessous d'une toute petite ecriture filamenteuse comme en tracent les doigts trop gros, et, quand il eut signe, le nom d'Hemerlingue se trouva dominer le sien, l'ecraser, l'enlacer d'un paraphe insidieux. Superstitieux comme un vrai Latin qu'il etait, il fut frappe de ce presage, en emporta l'epouvante avec lui. Ou dinerait-il?... Au cercle?... Place Vendome?... Entendre encore parler de cette mort qui l'obsedait!... Il prefera s'en aller au hasard, droit devant lui, comme tous ceux que tient une idee fixe qu'ils esperent dissiper en marchant. La soiree etait tiede, parfumee. Il suivit les quais, toujours les quais, gagna les arbres du Cours-la-Reine, puis revint dans ce melange de fraicheur d'arrosage et d'odeur de poussiere fine qui caracterise les beaux soirs a Paris. A cette heure mixte tout etait desert. Ca et la des girandoles s'allumaient pour les concerts, des flambees de gaz sortaient de la verdure. Un bruit de verres et d'assiettes venu d'un restaurant lui donna l'idee d'entrer la. Il avait faim quand meme, ce robuste. On le servit sous une verandah aux parois vitrees, doublees de feuillage et donnant de face sur ce grand porche du Palais de l'Industrie, ou le duc, en presence de mille personnes, l'avait salue depute. Le visage fin et aristocratique lui apparut en souvenir sous la nuit de la voute, tandis qu'il le voyait aussi la-bas dans la blancheur funebre de l'oreiller; et, tout a coup, en regardant la carte que le garcon lui presentait, il s'apercut avec stupeur qu'elle portait la date du vingt mai... Ainsi un mois ne s'etait pas ecoule depuis l'ouverture de l'Exposition. Il lui semblait qu'il y avait dix ans de cela. Peu a peu cependant la chaleur du repas lui reconforta le coeur. Dans le couloir, il entendait des garcons qui parlaient: "A-t-on des nouvelles de Mora? Il parait qu'il est tres malade... --Laisse donc, va. Il s'en tirera encore... Il n'y a de chance que pour ceux-la?" Et l'esperance est si fort ancree aux entrailles humaines que, malgre ce que Jansoulet avait vu et entendu, il suffit de ces quelques mots aides de deux bouteilles de bourgogne et de quelques petits verres pour lui rendre le courage. Apres tout, on en avait vu revenir d'aussi loin. Les medecins exagerent souvent le mal pour avoir plus de merite ensuite a le conjurer. "Si j'allais voir..." Il revint vers l'hotel, plein d'illusion, faisant appel a cette chance qui l'avait servi tant de fois dans la vie. Et vraiment l'aspect de la princiere demeure avait de quoi fortifier son espoir. C'etait la physionomie rassurante et tranquille des soirs ordinaires, depuis l'avenue eclairee de loin en loin, majestueuse et deserte, jusqu'au perron au pied duquel un vaste carrosse de forme antique attendait. Dans l'antichambre, paisible aussi, brulaient deux enormes lampes. Un valet de pied dormait dans un coin, le suisse lisait devant la cheminee. Il regarda le nouvel arrivant par-dessus ses lunettes, ne lui dit rien, et Jansoulet n'osa rien demander. Des piles de journaux gisant sur la table avec leurs bandes au nom du duc semblaient avoir ete jetees la comme inutiles. Le Nabab en ouvrit un, essaya de lire, mais une marche rapide et glissante, un chuchotement de melopee lui firent lever les yeux sur un vieillard blanc et courbe, pare de guipures comme un autel, et qui priait en s'en allant a grands pas de pretre, sa longue soutane rouge deployee en traine sur le tapis. C'etait l'archeveque de Paris, accompagne de deux assistants. La vision avec son murmure de bise glacee passa vite devant Jansoulet, s'engouffra dans le grand carrosse et disparut emportant sa derniere esperance. "Question de convenance, mon cher, fit Monpavon paraissant tout a coup aupres de lui... Mora est un epicurien, eleve dans les idees de chose... machin... comment donc? Dix-huitieme siecle... Mais tres mauvais pour les masses, si un homme dans sa position... ps, ps, ps... Ah! c'est notre maitre a tous... ps, ps,... tenue irreprochable. --Alors, c'est fini? dit Jansoulet, atterre... Il n'y a plus d'espoir..." Monpavon lui fit signe d'ecouter. Une voiture roulait sourdement dans l'avenue du quai. Le timbre d'arrivee sonna precipitamment plusieurs coups de suite. Le marquis comptait a haute voix... "Un, deux, trois, quatre..." Au cinquieme, il se leva: "Plus d'espoir maintenant. Voila l'autre qui arrive," dit-il, faisant allusion a la superstition parisienne qui voulait que cette visite du souverain fut toujours fatale aux moribonds. De partout les laquais se hataient, ouvraient les portes a deux battants, formaient la haie, tandis que le suisse, le chapeau en bataille, annoncait du retentissement de sa pique sur les dalles le passage de deux ombres augustes, que Jansoulet ne fit qu'entrevoir confusement derriere la livree, mais qu'il apercut dans une longue perspective de portes ouvertes, gravissant le grand escalier, precedees d'un valet portant un candelabre. La femme montait droite et fiere, enveloppee de ses noires mantilles d'espagnole; l'homme se tenait a la rampe, plus lent et fatigue, le collet de son pardessus clair remontant sur un dos un peu voute qu'agitait un sanglot convulsif. "Allons-nous-en, Nabab. Plus rien a faire ici, dit le vieux beau, prenant Jansoulet par le bras et l'entrainant dehors. Il s'arreta sur le seuil, la main haute, fit un petit salut du bout des gants vers celui qui mourait la-haut. "Bojou, che..." le geste et l'accent etaient mondains, irreprochables; mais la voix tremblait un peu. Le cercle de la rue Royale, dont les parties sont renommees, en vit rarement d'aussi terrible que celle de cette nuit-la. Commencee a onze heures, elle durait encore a cinq heures du matin. Des sommes enormes roulerent sur le tapis vert, changeant de main et de direction, entassees, dispersees, rejointes; des fortunes s'engloutirent dans cette partie monstre, a la fin de laquelle le Nabab, qui l'avait mise en train pour oublier ses terreurs dans les hasards de la chance, apres des alternatives singulieres, des sauts de fortune a faire blanchir les cheveux d'un neophyte, se retira avec un gain de cinq cent mille francs. On disait cinq millions le lendemain sur le boulevard, et chacun criait au scandale, surtout le _Messager_, aux trois quarts rempli d'un article contre certains aventuriers toleres dans les cercles et qui causent la ruine des plus honorables familles. Helas! ce que Jansoulet avait gagne representait a peine les premiers billets Schwalbach... Durant cette partie enragee, dont Mora etait pourtant la cause involontaire et comme l'ame, son nom ne fut pas une fois prononce. Ni Cardailhac, ni Jenkins ne parurent. Monpavon avait pris le lit, plus atteint qu'il ne voulait le laisser croire. On etait sans nouvelles. "Est-il mort?" se dit Jansoulet en sortant du cercle, et l'envie lui vint d'aller voir la-bas avant de rentrer. Ce n'etait plus l'esperance qui le poussait maintenant, mais cette sorte de curiosite maladive et nerveuse qui ramene apres un grand incendie les malheureux sinistres, ruines et sans asile, sur les decombres de leur maison. Quoiqu'il fut de tres bonne heure encore, qu'une rose buee d'aube roulat dans l'air, tout l'hotel etait grand ouvert comme pour un depart solennel. Les lampes fumaient toujours sur les cheminees, une poussiere flottait. Le Nabab avanca dans une solitude inexplicable d'abandon jusqu'au premier etage ou il entendit une voix connue, celle de Cardailhac, qui dictait des noms, et le grincement des plumes sur le papier. L'habile metteur en scene des fetes du bey organisait avec la meme ardeur les pompes funebres du duc de Mora. Quelle activite! L'Excellence etait morte dans la soiree, des le matin dix mille lettres s'imprimaient deja, et tout ce qui dans la maison savait tenir une plume, s'occupait aux adresses. Sans traverser ces bureaux improvises, Jansoulet arrivait au salon d'attente si peuple d'ordinaire, aujourd'hui tous ses fauteuils vides. Au milieu, sur une table, le chapeau, la canne et les gants de M. le duc, toujours prepares pour les sorties imprevues de facon a eviter meme le souci d'un ordre. Les objets que nous portons gardent quelque chose de nous. La courbe du chapeau rappelait celle des moustaches, les gants clairs etaient prets a serrer le jonc chinois souple et solide, tout l'ensemble fremissait et vivait comme si le duc allait paraitre, etendre la main en causant, prendre cela et sortir. Oh! non, M. le duc n'allait pas sortir... Jansoulet n'eut qu'a s'approcher de la porte de la chambre entre-baillee, pour voir sur le lit eleve de trois marches--toujours l'estrade meme apres la mort--une forme rigide, hautaine, un profil immobile et vieilli, transforme par la barbe poussee toute grise en une nuit; contre le chevet en pente, agenouillee, affaissee dans les draperies blanches, une femme dont les cheveux blonds ruisselaient abandonnes, prets a tomber sous les ciseaux de l'eternel veuvage, puis un pretre, une religieuse, recueillis dans cette atmosphere de la veillee mortuaire ou se melent la fatigue des nuits blanches et les chuchotements de la priere et de l'ombre. Cette chambre ou tant d'ambitions avaient senti grandir leurs ailes, ou s'agiterent tant d'espoirs et de deconvenues, etait tout a l'apaisement de la mort qui passe. Pas un bruit, pas un soupir. Seulement, malgre l'heure matinale, la-bas, vers le pont de la Concorde, une petite clarinette aigre et vive dominait le roulement des premieres voitures; mais sa raillerie enervante etait desormais perdue pour celui qui dormait la, montrant au Nabab epouvante l'image de son propre destin, froidi, decolore, pret pour la tombe. D'autres que Jansoulet l'ont vue plus lugubre encore, cette piece mortuaire. Les fenetres grandes ouvertes. La nuit et le vent du jardin entrant librement dans un grand courant d'air. Une forme sur un treteau: le corps qu'on venait d'embaumer. La tete creuse, remplie d'une eponge, la cervelle dans un baquet. Le poids de cette cervelle d'homme d'Etat etait vraiment extraordinaire. Elle pesait, elle pesait... Les journaux du temps ont dit le chiffre. Mais qui s'en souvient aujourd'hui? XIX LES FUNERAILLES Ne pleure pas, ma fee, tu m'enleves tout mon courage. Voyons, tu seras bien plus heureuse quand tu n'auras plus ton affreux demon... Tu vas retourner a Fontainebleau soigner tes poules... Les dix mille francs de Brahim serviront a t'installer... Et puis, n'aie pas peur, une fois la-bas, je t'enverrai de l'argent. Puisque ce bey veut avoir de ma sculpture, on va lui faire payer la facon, tu penses... Je reviendrai riche, riche... Qui sait? Peut-etre sultane... --Oui, tu seras sultane... mais moi, je serai morte, et je ne te verrai plus." Et la bonne Crenmitz desesperee se serrait dans un coin du fiacre pour qu'on ne la vit pas pleurer. Felicia quittait Paris. Elle essayait de fuir l'horrible tristesse, l'ecoeurement sinistre ou la mort de Mora venait de la plonger. Quel coup terrible pour l'orgueilleuse fille! L'ennui, le depit, l'avaient jetee dans les bras de cet homme; fierte, pudeur, elle lui avait tout donne, et voila qu'il emportait tout, la laissant fanee pour la vie, veuve sans larmes, sans deuil, sans dignite. Deux ou trois visites a Saint-James, quelques soirees au fond d'une baignoire de petit theatre derriere le grillage ou se cloitre le plaisir defendu et honteux, c'etaient les seuls souvenirs que lui laissait cette liaison de deux semaines, cette faute sans amour ou son orgueil meme n'avait pu se satisfaire par l'eclat d'un beau scandale. La souillure inutile et ineffacable, la chute bete en plein ruisseau d'une femme qui ne sait pas marcher, et que gene pour se relever l'ironique pitie des passants. Un instant elle pensa au suicide, puis l'idee qu'on l'attribuerait a un desespoir de coeur l'arreta. Elle vit d'avance l'attendrissement sentimental des salons, la sotte figure que ferait sa pretendue passion au milieu des innombrables bonnes fortunes du duc, et les violettes de Parme effeuillees par les jolis Moessard du journalisme sur sa tombe creusee si proche de l'autre. Il lui restait le voyage, un de ces voyages tellement lointains qu'ils depaysent jusqu'aux pensees. Malheureusement l'argent manquait. Alors elle se souvint qu'au lendemain de son grand succes a l'Exposition, le vieux Brahim-Bey etait venu la voir, lui faire au nom de son maitre des propositions magnifiques pour de grands travaux a executer a Tunis. Elle avait dit non, a ce moment-la, sans se laisser tenter par des prix orientaux, une hospitalite splendide, la plus belle cour du Bardo comme atelier avec son pourtour d'arcades en dentelle. Mais a present elle voulait bien. Elle n'eut qu'un signe a faire, le marche fut tout de suite conclu, et apres un echange de depeches, un emballage hatif et la maison fermee, elle prit le chemin de la gare comme pour une absence de huit jours, etonnee elle-meme de sa prompte decision, flattee dans tous les cotes aventureux et artistiques de sa nature par l'espoir d'une vie nouvelle sous un climat inconnu. Le yacht de plaisance du bey devait l'attendre a Genes; et d'avance, fermant les yeux dans le fiacre qui l'emmenait, elle voyait les pierres blanches d'un port italien enserrant une mer irisee ou le soleil avait deja des lueurs d'Orient, ou tout chantait, jusqu'au gonflement des voiles sur le bleu. Justement ce jour-la Paris etait boueux, uniformement gris, inonde d'une de ces pluies continues qui semblent faites pour lui seul, etre montees en nuages de son fleuve, de ses fumees, de son haleine de monstre, et redescendues en ruissellement de ses toits, de ses gouttieres, des innombrables fenetres de ses mansardes. Felicia avait hate de le fuir, ce triste Paris, et son impatience fievreuse s'en prenait au cocher qui ne marchait pas, aux chevaux, deux vraies rosses de fiacre, a un encombrement inexplicable de voitures, d'omnibus refoules aux abords du pont de la Concorde. "Mais allez donc, cocher, allez donc... --Je ne peux pas, Madame..., c'est l'enterrement." Elle mit la tete a la portiere et la retira tout de suite epouvantee. Une haie de soldats marchant le fusil renverse, une confusion de casques, de coiffures soulevees au dessus des fronts sur le passage d'un interminable cortege. C'etait l'enterrement de Mora qui defilait... "Ne restez pas la... faites le tour..., cria-t-elle au cocher..." La voiture vira peniblement, s'arrachant a regret a ce spectacle superbe que Paris attendait depuis quatre jours, remonta les avenues, prit la rue Montaigne, et, de son petit trot rechigne et lambin, deboucha a la Madeleine par le boulevard Malesherbes. Ici, l'encombrement etait plus fort, plus compact. Dans la pluie brumeuse, les vitraux de l'eglise illumines, le retentissement sourd des chants funebres sous les tentures noires prodiguees ou disparaissait meme la forme du temple grec, remplissaient toute la place de l'office en celebration, tandis que la plus grande partie de l'immense convoi se pressait encore dans la rue Royale, jusque vers les ponts, longue ligne noire rattachant le defunt a cette grille du Corps legislatif qu'il avait si souvent franchie. Au dela de la Madeleine, la chaussee des boulevards s'ouvrait toute vide, elargie, entre deux haies de soldats, l'arme au pied, contenant les curieux sur les trottoirs noirs de monde, tous les magasins fermes, et les balcons, malgre la pluie, debordant de corps penches en avant dans la direction de l'eglise, comme pour un passage de boeuf gras ou une rentree de troupes victorieuses. Paris, affame de spectacles, s'en fait indifferemment avec tout, aussi bien la guerre civile que l'enterrement d'un homme d'Etat... Il fallut que le fiacre revint encore sur ses pas, fit un nouveau detour, et l'on se figure la mauvaise humeur du cocher et de ses betes, tous trois Parisiens dans l'ame et furieux de se priver d'une si belle representation. Alors commenca par les rues desertes et silencieuses, toute la vie de Paris s'etant portee dans la grande artere du boulevard, une course capricieuse et desordonnee, un trimballement insense de fiacre a l'heure, touchant aux points extremes du faubourg Saint-Martin, du faubourg Saint-Denis, redescendant vers le centre et retrouvant toujours a bout de circuits et de ruses le meme obstacle embusque, le meme attroupement, quelque troncon du noir defile entrevu dans l'ecartement d'une rue, se deroulant lentement sous la pluie au son des tambours voiles, son mat et lourd comme celui de la terre s'eboulant dans un trou. Quel supplice pour Felicia! C'etaient sa faute et son remords qui traversaient Paris dans cette pompe solennelle, ce train funebre, ce deuil public reflete jusqu'aux nuages; et l'orgueilleuse fille se revoltait contre cet affront que lui faisaient les choses, le fuyait au fond de la voiture, ou elle restait les yeux fermes, aneantie, tandis que la vieille Crenmitz, croyant a son chagrin, la voyant si nerveuse, s'efforcait de la consoler, pleurait elle-meme sur leur separation, et, se cachant aussi, laissait toute la portiere du fiacre au grand sloughi algerien, sa tete fine flairant le vent, et ses deux pattes despotiquement appuyees avec une raideur heraldique. Enfin, apres mille detours interminables, le fiacre s'arreta tout a coup, s'ebranla encore peniblement au milieu de cris et d'injures, puis ballotte, souleve, les bagages de son faite menacant son equilibre, il finit par ne plus bouger, arrete, maintenu, comme a l'ancre. "Bon Dieu! que de monde!... murmura la Crenmitz, terrifiee." Felicia sortit de sa torpeur: "Ou sommes-nous donc?" Sous un ciel incolore, enfume, raye d'une pluie a fins reseaux tendue en gaze sur la realite des choses, une place s'etendait, un carrefour immense, comble par un ocean humain s'ecoulant de toutes les voix aboutissantes, immobilise la autour d'une haute colonne de bronze qui dominait cette houle comme le mat gigantesque d'un navire sombre. Des cavaliers par escadrons, le sabre au poing, des canons en batteries s'espacaient au bord d'une travee libre, tout un appareil farouche attendant celui qui devait passer tout a l'heure, peut-etre pour essayer de le reprendre, l'enlever de vive force a l'ennemi formidable qui l'emmenait. Helas! Toutes les charges de cavalerie, toutes les canonnades n'y pouvaient plus rien. Le prisonnier s'en allait solidement garotte, defendu par une triple muraille de bois dur, de metal et de velours inaccessible, et ce n'etait pas de ces soldats qu'il pouvait esperer sa delivrance. "Allez-vous-en... je ne veux pas rester la," dit Felicia furieuse, attrapant le carrick mouille du cocher, prise d'une terreur folle a l'idee du cauchemar qui la poursuivait, de ce qu'elle entendait venir dans un affreux roulement encore lointain, plus proche de minute en minute. Mais, au premier mouvement des roues, les cris, les huees recommencerent. Pensant qu'on le laisserait franchir la place, le cocher avait penetre a grand'peine jusqu'aux premiers rangs de la foule maintenant refermee derriere lui et refusant de lui livrer passage. Nul moyen de reculer ou d'avancer. Il fallait rester la, supporter ces haleines de peuple et d'alcool, ces regards curieux allumes d'avance pour un spectacle exceptionnel, et devisageant la belle voyageuse qui decampait avec "que ca de malles!" et un toutou de cette taille pour defenseur. La Crenmitz avait une peur horrible; Felicia, elle, ne songeait qu'a une chose, c'est qu'il allait passer devant elle, qu'elle serait au premier rang pour le voir. Tout a coup un grand cri: "Le voila!" Puis le silence se fit sur toute la place debarrassee de trois lourdes heures d'attente. Il arrivait. Le premier mouvement de Felicia fut de baisser le store de son cote, du cote ou le defile allait avoir lieu. Mais, au roulement tout proche des tambours, prise d'une rage nerveuse de ne pouvoir echapper a cette obsession, peut-etre aussi gagnee par la malsaine curiosite environnante, elle fit sauter le store brusquement, et sa petite tete ardente et pale se campa sur ses deux poings a la portiere: "Tiens! tu veux... Je te regarde..." C'etait ce qu'on peut voir de plus beau comme funerailles, les honneurs supremes rendus dans tout leur vain apparat aussi sonore, aussi creux que l'accompagnement rhytme des peaux d'ane tendues de crepe. D'abord les surplis blancs du clerge entrevus dans le deuil des cinq premiers carrosses; ensuite, traine par six chevaux noirs, vrais chevaux de l'Erebe, aussi noirs, aussi lents, aussi pesants que son flot, s'avancait le char funebre, tout empanache, frange, brode d'argent, de larmes lourdes, de couronnes heraldiques surmontant des M gigantesques, initiales fatidiques qui semblaient celles de la Mort elle-meme, la Mort duchesse, decoree des huit fleurons. Tant de baldaquins et de massives tentures dissimulaient la vulgaire carcasse du corbillard, qu'il fremissait, se balancait a chaque pas, de la base au faite comme ecrase par la majeste de son mort. Sur le cercueil, l'epee, l'habit, le chapeau brode, defroque de parade qui n'avait jamais servi, reluisaient d'or et de nacre dans la chapelle sombre des tentures parmi l'eclat des fleurs nouvelles qui disaient la date printaniere malgre la maussaderie du ciel. A dix pas de distance, les gens de la maison du duc; puis derriere, dans un isolement majestueux, l'officier en manteau portant les pieces d'honneur, veritable etalage de tous les ordres du monde entier, croix, rubans multicolores, qui debordaient du coussin de velours noir a crepines d'argent. Le maitre des ceremonies venait ensuite devant le bureau du Corps legislatif, une douzaine de deputes designes par le sort, ayant au milieu d'eux la grande taille du Nabab dans l'etrenne du costume officiel, comme si l'ironique fortune avait voulu donner au representant a l'essai un avant-gout de toutes les joies parlementaires. Les amis du defunt, qui suivaient, formaient un groupe assez restreint, singulierement bien choisi pour mettre a nu le superficiel et le vide de cette existence de grand personnage reduite a l'intimite d'un directeur de theatre trois fois failli, d'un marchand de tableaux enrichi par l'usure, d'un gentilhomme tare et de quelques viveurs et boulevardiers sans renom. Jusque-la tout le monde allait a pied et tete nue; a peine dans le bureau parlementaire quelques calottes de soie noire qu'on avait mises timidement en approchant des quartiers populeux. Apres, commencaient les voitures. A la mort d'un grand homme de guerre, il est d'usage de faire suivre le convoi par le cheval favori du heros, son cheval de bataille, oblige de regler au pas ralenti du cortege cette allure fringante qui degage des odeurs de poudre et des flamboiements d'etendards. Ici le grand coupe de Mora, ce "huit-ressorts" qui le portait aux assemblees mondaines ou politiques, tenait la place de ce compagnon des victoires, ses panneaux tendus de noir, ses lanternes enveloppees de longs crepes legers flottant jusqu'a terre avec je ne sais quelle grace feminine ondulante. C'etait une nouvelle mode funeraire, ces lanternes voilees, le supreme "chic" du deuil; et il seyait bien a ce dandy de donner une derniere lecon d'elegance aux Parisiens accourus a ses obseques comme a un Longchamps de la mort. Encore trois maitres de ceremonie, puis venait l'impassible pompe officielle, toujours la meme pour les mariages, les deces, les baptemes, l'ouverture des Parlements ou les receptions de souverains, l'interminable cortege des carrosses de gala, etincelants, larges glaces, livrees voyantes chamarrees de dorures, qui passaient au milieu du peuple ebloui auquel ils rappelaient les contes de fees, les attelages de Cendrillon, en soulevant de ces "Oh!" d'admiration qui montent et s'epanouissent avec les fusees, les soirs des feux d'artifice. Et dans la foule il se trouvait toujours un sergent de ville complaisant, un petit bourgeois erudit et flaneur, a l'affut des ceremonies publiques, pour nommer a haute voix tous les gens des voitures a mesure qu'elles defilaient avec leurs escortes reglementaires de dragons, cuirassiers ou gardes de Paris. D'abord les representants de l'empereur, de l'imperatrice, de toute la famille imperiale; apres, dans un ordre hierarchique savamment elabore et auquel la moindre infraction aurait pu causer de graves conflits entre les differents corps de l'Etat, les membres du conseil prive, les marechaux, les amiraux, le grand chancelier de la Legion d'honneur, ensuite le Senat, le Corps legislatif, le Conseil d'Etat, toute l'organisation justiciere et universitaire dont les costumes, les hermines, les coiffures vous ramenaient au temps du vieux Paris quelque chose de pompeux et de suranne, depayse dans l'epoque sceptique de la blouse et de l'habit noir. Felicia, pour ne pas penser, attachait volontairement ses yeux a ce defile monotone d'une longueur exasperante; et peu a peu une torpeur lui venait, comme si par un jour de pluie sur le gueridon d'un salon ennuyeux elle eut feuillete un album colorie, une histoire du costume officiel depuis les temps les plus recules jusqu'a nos jours. Tous ces gens, vus de profil, immobiles et droits derriere les larges panneaux de glace avaient bien la physionomie de personnages d'enluminures avances au bord des banquettes pour qu'on ne perdit rien de leurs broderies d'or, de leurs palmes, de leurs galons, de leurs soutaches, mannequins voues a la curiosite de la foule et s'y exposant d'un air indifferent et detache. L'indifference!... C'etait la le caractere tres particulier de ces funerailles. On la sentait partout, sur les visages et dans les coeurs, aussi bien parmi tous ces fonctionnaires dont la plupart avaient connu le duc de vue seulement, que dans les rangs a pied entre son corbillard et son coupe, l'intimite etroite ou le service de tous les jours. Indifferent et meme joyeux, le gros ministre vice-president du conseil, qui, de sa poigne robuste habituee a fendre le bois des tribunes, tenait solidement les cordons du poele, avait l'air de le tirer en avant, plus presse que les chevaux et le corbillard de mener a ses six pieds de terre l'ennemi de vingt ans, l'eternel rival, l'obstacle a toutes les ambitions. Les trois autres dignitaires n'avancaient pas avec cette meme vigueur de cheval de remonte, mais les longues laisses flottaient dans leurs mains excedees ou distraites, d'une mollesse significative. Indifferents les pretres, par profession. Indifferents les gens de service, qu'il n'appelait jamais que "chose", et qu'il traitait, en effet, comme des choses. Indifferent M. Louis, dont c'etait le dernier jour de servitude, esclave devenu affranchi, assez riche pour payer sa rancon. Meme chez les intimes, ce froid glacial avait penetre. Pourtant quelques-uns lui etaient tres attaches. Mais Cardailhac surveillait trop l'ordre et la marche de la ceremonie pour se livrer au moindre attendrissement, d'ailleurs en dehors de sa nature. Le vieux Monpavon, frappe au coeur, aurait trouve d'une tenue deplorable tout a fait indigne de son illustre ami la moindre flexion de sa cuirasse de toile et de sa haute taille. Ses yeux restaient secs, aussi luisants que jamais, puisque les Pompes funebres fournissent les larmes des grands deuils, brodees d'argent sur drap noir. Quelqu'un pleurait cependant, la-bas, parmi les membres du bureau; mais celui-la s'attendrissait bien naivement sur lui-meme. Pauvre Nabab, amolli par ces musiques, cette pompe, il lui semblait qu'il enterrait toute sa fortune, toutes ses ambitions de gloire et de dignite. Et c'etait encore une variete d'indifference. Dans le public le contentement d'un beau spectacle, cette joie de faire d'un jour de semaine un dimanche dominaient tout autre sentiment. Sur le parcours des boulevards, les spectateurs des balcons auraient presque applaudi; ici, dans les quartiers populeux, l'irreverence se manifestait encore plus franchement. Des blagues, des mots de voyou sur le mort et ses frasques que tout Paris connaissait, des rires souleves par les grands chapeaux des rabbins, la "touche" du conseil des prud'hommes, se croisaient dans l'air entre deux roulements de tambour. Les pieds dans l'eau, en blouse, en bourgeron, la casquette levee par habitude, la misere, le travail force, le chomage et la greve, regardaient passer en ricanant cet habitant d'une autre sphere, ce brillant duc descendu de tous ses honneurs, et qui jamais peut-etre de son vivant n'avait aborde cette extremite de ville. Mais voila. Pour arriver la-haut ou tout le monde va, il faut prendre la route de tout le monde, le faubourg Saint-Antoine, la rue de la Roquette, jusqu'a cette grande porte d'octroi si largement ouverte sur l'infini. Et dame! cela semble bon de voir que des seigneurs comme Mora, des ducs, des ministres, remontent tous le meme chemin pour la meme destination. Cette egalite dans la mort console de bien des injustices de la vie. Demain, le pain semblera moins cher, le vin meilleur, l'outil moins lourd, quand on pourra se dire en se levant: "Tout de meme, ce vieux Mora, il y est venu comme les autres!..." Le defile continuait toujours, plus fatigant encore que lugubre. A present c'etaient des societes chorales, les deputations de l'armee, de la marine, officiers de toutes armes, se pressant en troupeau devant une longue file de vehicules vides, voitures de deuil, voitures de maitres alignees la pour l'etiquette; puis les troupes suivaient a leur tour, et dans le faubourg sordide, cette longue rue de la Roquette deja fourmillante a perte de vue, s'engouffrait toute une armee, fantassins, dragons, lanciers, carabiniers, lourds canons la gueule en l'air, prets a aboyer, ebranlant les paves et les vitres, mais ne parvenant pas a couvrir le ronflement des tambours, ronflement sinistre et sauvage qui rappelait l'imagination de Felicia vers ces funerailles de Negous africains ou des milliers de victimes immolees accompagnent l'ame d'un prince pour qu'elle ne s'en aille pas seule au royaume des esprits, et lui faisait penser que peut-etre cette pompeuse et interminable suite allait descendre et disparaitre dans la fosse surhumaine assez grande pour la contenir toute. "... _Maintenant et a l'heure de notre mort. Ainsi soit-il,_" murmura la Crenmitz pendant que le fiacre s'ebranlait sur la place eclaircie ou la Liberte toute en or semblait prendre la-haut dans l'espace une magique envolee; et cette priere de la vieille danseuse fut peut-etre la seule note emue et sincere soulevee sur l'immense parcours des funerailles. * * * * * Tous les discours sont finis, trois longs discours aussi glacials que le caveau ou le mort vient de descendre, trois declamations officielles qui ont surtout fourni aux orateurs l'occasion de faire parler bien haut leur devouement aux interets de la Dynastie. Quinze fois les canons ont frappe les echos nombreux du cimetiere, agite les couronnes de jais et d'immortelles, les ex-votos legers pendus aux angles des entourages, et tandis qu'une buee rougeatre flotte et roule dans une odeur de poudre a travers la ville des morts, monte et se mele lentement aux fumees d'usine du quartier plebeien, l'innombrable assemblee se disperse aussi, disseminee par les rues en pente, les hauts escaliers tout blancs dans la verdure, avec un murmure confus, un ruissellement de flots sur les roches. Robes pourpres, robes noires, habits bleus et verts, aiguillettes d'or, fines epees qu'on assure de la main en marchant, se hatent de rejoindre les voitures. On echange de grands saluts, des sourires discrets, pendant que les carrosses de deuil degringolent les allees au galop, montrent des alignements de cochers noirs, le dos arrondi, le chapeau en bataille, le carrick flottant au vent de la course. L'impression generale, c'est le debarras d'une longue et fatigante figuration, un empressement legitime a aller quitter le harnais administratif, les costumes de ceremonie, a deboucler les ceinturons, les hausse-cols et les rabats, a detendre les physionomies qui, elles aussi, portaient des entraves. Lourd et court, trainant peniblement ses jambes enflees, Hemerlingue se depechait vers la sortie, resistant aux offres qu'on lui faisait de monter dans les voitures, sachant bien que la sienne seule etait a la mesure de son elephantiasis. "Baron, baron, par ici... Il y a une place pour vous. --Non, merci. Je marche pour me degourdir." Et, afin d'eviter ces propositions qui a la longue le genaient, il prit une allee transversale presque deserte, trop deserte meme, car a peine y fut-il engage que le baron le regretta. Depuis son entree dans le cimetiere, il n'avait qu'une preoccupation, la peur de se trouver face a face avec Jansoulet dont il connaissait la violence, et qui pourrait bien oublier la majeste du lieu, renouveler en plein Pere-Lachaise le scandale de la rue Royale. Deux ou trois fois pendant la ceremonie, il avait vu la grosse tete de l'ancien copain emerger de cette quantite de types incolores dont l'assistance etait pleine et se diriger vers lui, le chercher avec le desir d'une rencontre. Encore la-bas, dans la grande allee, on aurait eu du monde en cas de malheur, tandis qu'ici... Brr... C'est cette inquietude qui lui faisait forcer son pas court; son haleine soufflante; mais en vain. Comme il se retournait dans sa peur d'etre suivi, les hautes et robustes epaules du Nabab apparurent a l'entree de l'allee. Impossible au poussah de se faufiler dans l'etroit ecart des tombes si serrees que la place y manque aux agenouillements. Le sol gras et detrempe glissait, s'enfoncait sous ses pieds. Il prit le parti de marcher d'un air indifferent, comptant que l'autre ne le reconnaitrait peut-etre pas. Mais une voix eraillee et puissante cria derriere lui: "Lazare!" Il s'appelait Lazare, ce richard. Il ne repondit pas, essaya de rejoindre un groupe d'officiers qui marchait devant lui, tres loin. "Lazare! Oh! Lazare!" Comme autrefois sur le quai de Marseille... Il fut tente de s'arreter sous le coup d'une ancienne habitude, puis le souvenir de ses infamies, de tout le mal qu'il avait fait au Nabab, qu'il etait en train de lui faire encore, lui revint tout a coup avec une peur horrible poussee au paroxysme, lorsqu'une main de fer brusquement le harponna. Une sueur de lachete courut par tous ses membres avachis, son visage jaunit encore, ses yeux clignoterent au vent de la formidable claque qu'il attendait venir, tandis que ses gros bras se levaient instinctivement pour parer le coup. "Oh! n'aie pas peur... Je ne te veux pas de mal, dit Jansoulet tristement... Seulement je viens te demander de ne plus m'en faire." Il s'arreta pour respirer. Le banquier, stupide, effare, ouvrait ses yeux ronds de chouette devant cette emotion suffocante. "Ecoute, Lazare, c'est toi qui es le plus fort a cette guerre que nous nous faisons depuis si longtemps... Je suis a terre, j'y suis, la... Les epaules ont touche... Maintenant, sois genereux, epargne ton vieux copain. Fais-moi grace, voyons, fais-moi grace..." Tout tremblait en ce Meridional effondre, amolli par les demonstrations de la ceremonie funebre. Hemerlingue, en face de lui, n'etait guere plus vaillant. Cette musique noire, cette tombe ouverte, les discours, la canonnade et cette haute philosophie de la mort inevitable, tout cela lui avait remue les entrailles, a ce gros baron. La voix de son ancien camarade acheva de reveiller ce qui restait d'humain dans ce paquet de gelatine. Son vieux copain! C'etait la premiere fois depuis dix ans, depuis la brouille, qu'il le revoyait de si pres. Que de choses lui rappelaient ces traits basanes, ces fortes epaules si mal taillees pour l'habit brode! La couverture de laine mince et trouee, dans laquelle ils se roulaient tous deux pour dormir sur le pont du _Sinai_, la ration partagee fraternellement, les courses dans la campagne brulee de Marseille ou l'on volait de gros oignons qu'on mangeait crus au revers d'un fosse, les reves, les projets, les sous mis en commun, et quand la fortune commenca a leur sourire, les farces qu'ils avaient faites ensemble, les bons petits soupers fins ou l'on se disait tout, les coudes sur la table. Comment peut-on en arriver a se brouiller quand on se connait si bien, quand on a vecu comme deux jumeaux pendus a une maigre et forte nourrice, la misere, partage son lait aigri et ses rudes caresses! Ces pensees, longues a analyser, traversaient comme un eclair l'esprit d'Hemerlingue. Presque instinctivement il laissa tomber sa main lourde dans celle que lui tendait le Nabab. Quelque chose d'animal s'emut en eux, plus fort que leur rancune, et ces deux hommes qui, depuis dix ans, essayaient de se ruiner, de se deshonorer, se mirent a causer a coeur ouvert. Generalement, entre amis qui se retrouvent, les premieres effusions passees, on reste muet, comme si l'on n'avait plus rien a se conter, tandis qu'au contraire c'est l'abondance des choses, leur afflux precipite qui les empeche de sortir. Les deux copains en etaient la; mais Jansoulet serrait bien fort le bras du banquier dans la crainte de le voir s'echapper, resister au bon mouvement qu'il venait de provoquer en lui: "Tu n'es pas presse, n'est-ce pas?... Nous pouvons nous promener un moment, si tu veux... Il ne pleut plus, il fait bon... on a vingt ans de moins. --Oui, ca fait plaisir, dit Hemerlingue...; seulement je ne peux pas marcher longtemps..., mes jambes sont lourdes... --C'est vrai, tes pauvres jambes... Tiens, voila un banc, la-bas. Allons nous asseoir. Appuie-toi sur moi, mon vieux." Et le Nabab, avec des attentions fraternelles, le conduisait jusqu'a un de ces bancs espaces contre les tombes, ou se reposent ces deuils inconsolables qui font du cimetiere leur promenade et leur sejour habituels. Il l'installait, le couvait du regard, le plaignait de son infirmite, et, par un courant tout naturel dans un pareil endroit, ils en arrivaient a causer de leurs santes, de l'age qui venait. L'un etait hydropique, l'autre sujet aux coups de sang. Tous deux se soignaient par les perles Jenkins, un remede dangereux, a preuve Mora si vite enleve. "Mon pauvre duc! dit Jansoulet. --Une grande perte pour le pays, fit le banquier d'un air penetre." Et le Nabab naivement: "Pour moi surtout, pour moi, car s'il avait vecu... Ah! tu as de la chance, tu as de la chance." Craignant de l'avoir blesse, il ajouta bien vite: "Et puis voila, tu es fort, tres fort." Le baron le regarda en clignant de l'oeil, et si drolement, que ses petits cils noirs disparurent dans sa graisse jaune. "Non, dit-il, ce n'est pas moi qui suis fort... C'est Marie. --Marie? --Oui, la baronne. Depuis son bapteme, elle a quitte son nom de Yamina pour celui de Marie. C'est ca, une vraie femme. Elle connait la banque mieux que moi, et Paris et les affaires. C'est elle qui mene tout a la maison. "Tu es bien heureux, soupira Jansoulet." Sa tristesse en disait long sur ce qui manquait a mademoiselle Afchin. Puis, apres un silence, le baron reprit: "Elle t'en veut beaucoup Marie, tu sais... Elle ne sera pas contente d'apprendre que nous nous sommes parle." Il froncait son gros sourcil, comme s'il regrettait leur reconciliation, a la pensee de la scene conjugale qu'elle lui vaudrait. Jansoulet begaya: "Je ne lui ai rien fait pourtant... --Allons, allons, vous n'avez pas ete bien gentils pour elle... Pense a l'affront qu'elle a subi lors de notre visite de noces... Ta femme nous faisant dire qu'elle ne recevait pas les anciennes esclaves... Comme si notre amitie ne devait pas etre plus forte qu'un prejuge... Les femmes n'oublient pas ces choses-la. --Mais je n'y suis pour rien, moi, mon vieux. Tu sais comme tous ces Afchin sont fiers." Il n'etait pas fier, lui, le pauvre homme. Il avait une mine si piteuse, si suppliante devant le sourcil fronce de son ami, que celui-ci en eut pitie. Decidement, le cimetiere l'attendrissait, ce baron. "Ecoute, Bernard, il n'y a qu'une chose qui compte... Si tu veux que nous soyons camarades comme autrefois, que ces poignees de mains que nous avons echangees ne soient pas perdues, il faut obtenir de ma femme qu'elle se reconcilie avec vous... Sans cela rien de fait... Lorsque mademoiselle Afchin nous a refuse sa porte, tu l'as laissee faire, n'est-ce pas?... Moi de meme, si Marie me disait en rentrant: "Je ne veux pas que vous soyez amis..." toutes mes protestations ne m'empecheraient pas de te flanquer par-dessus bord. Car il n'y a pas d'amitie qui tienne. Ce qui est encore meilleur que tout, c'est d'avoir la paix chez soi. --Mais alors, comment faire? demanda le Nabab epouvante. --Je m'en vais te le dire... La baronne est chez elle tous les samedis. Viens avec ta femme lui faire une visite apres-demain. Vous trouverez a la maison la meilleure societe de Paris. On ne parlera pas du passe. Ces dames causeront chiffons et toilettes, se diront ce que les femmes se disent. Et puis ce sera une affaire finie. Nous redeviendrons amis comme autrefois; et puisque tu es dans la nasse, eh bien! on t'en tirera. --Tu crois? C'est que j'y suis terriblement, dit l'autre avec un hochement de tete." De nouveau les prunelles narquoises d'Hemerlingue disparurent entre ses joues comme deux mouches dans du beurre: "Dame, oui... J'ai joue serre. Toi tu ne manques pas d'adresse... Le coup des quinze millions pretes au bey, c'etait trouve, ca... Ah! tu as du toupet; seulement tu tiens mal tes cartes. On voit ton jeu." Ils avaient jusqu'ici parle a demi-voix, impressionnes par le silence de la grande necropole; mais peu a peu les interets humains haussaient le ton au milieu meme de leur neant etale sur toutes ces pierres plates chargees de dates et de chiffres, comme si la mort n'etait qu'une affaire de temps et de calcul, le resultat voulu d'un probleme. Hemerlingue jouissait de voir son ami si humble, lui donnait des conseils sur ses affaires qu'il avait l'air de connaitre a fond. Selon lui le Nabab pouvait encore tres bien s'en tirer. Tout dependait de la validation, d'une carte a retourner. Il s'agissait de la retourner bonne. Mais Jansoulet n'avait plus confiance. En perdant Mora, il avait tout perdu. "Tu perds Mora, mais tu me retrouves. Ca se vaut, dit le banquier tranquillement. --Non, vois-tu, c'est impossible... Il est trop tard... Le Merquier a fini son rapport. Il est effroyable, parait-il. --Eh bien! s'il a fini son rapport, il faut qu'il en fasse un autre moins mechant. --Comment cela? Le baron le regarda stupefait: "Ah ca! mais tu baisses, voyons... En donnant cent, deux cent, trois cent mille francs, s'il le faut... --Y songes-tu?... Le Merquier, cet homme integre... "Ma conscience," comme on l'appelle..." Cette fois le rire d'Hemerlingue eclata avec une expansion extraordinaire, roula jusqu'au fond des mausolees voisins peu habitues a tant d'irrespect. "Ma conscience," un homme integre... Ah! tu m'amuses... Tu ne sais donc pas qu'elle est a moi, cette conscience, et que..." Il s'arreta, regarda derriere lui, un peu trouble d'un bruit qu'il entendait: "Ecoute..." C'etait l'echo de son rire renvoye du fond d'un caveau, comme si cette idee de la conscience de Le Merquier egayait meme les morts. "Si nous marchions un peu, dit-il, il commence a faire frais sur ce banc." Alors, tout en marchant entre les tombes, il lui expliqua avec une certaine fatuite pedante qu'en France les pots-de-vin jouaient un role aussi important qu'en Orient. Seulement on y mettait plus de facon que la-bas. On se servait de cache-pots... "Ainsi voila Le Merquier, n'est-ce pas?... Au lieu de lui donner ton argent tout a trac dans une grande bourse comme a un seraskier, on s'arrange. Il aime les tableaux, cet homme. Il est toujours en trafic avec Schwalbach, qui se sert de lui pour amorcer la clientele catholique... Eh bien! on lui offre une toile, un souvenir a accrocher sur un panneau de son cabinet. Le tout est d'y mettre le prix... Du reste, tu verras. Je te conduirai chez lui, moi. Je te montrerai comme ca se pratique." Et tout heureux de l'emerveillement du Nabab, qui pour le flatter exagerait encore sa stupeur, ecarquillait ses yeux d'un air admiratif, le banquier elargissait sa lecon, en faisait un vrai cours de philosophie parisienne et mondaine. "Vois-tu, copain, ce dont il faut surtout t'occuper a Paris, c'est de garder les apparences... Il n'y a que cela qui compte... les apparences!... Toi tu ne t'en inquietes pas assez. Tu t'en vas la-dedans, le gilet deboutonne, bon enfant, racontant tes affaires, tel que tu es... Tu te promenes comme a Tunis dans les bazars, dans les souks. C'est pour cela que tu t'es fait rouler, mon brave Bernard." Il s'arreta pour souffler, n'en pouvant plus. C'etait en une heure beaucoup plus de pas et de paroles qu'il n'en depensait pendant toute une annee. Ils s'apercurent alors que le hasard de leur marche et de leur conversation les avait ramenes vers la sepulture des Mora, en haut d'un terre-plein decouvert d'ou l'on voyait au-dessus d'un millier de toits serres, Montmartre, les buttes Chaumont moutonner dans le lointain en hautes vagues. Avec la colline du Pere-Lachaise cela figurait bien ces trois ondulations se suivant a egale distance, dont se compose chaque elan de la mer a l'heure du flux. Dans les plis de ces abimes, des lumieres clignotaient deja, comme des falots de barque, a travers les buees violettes qui montaient; des cheminees s'elancaient ainsi que des mats ou des tuyaux de steamers soufflant leur fumee; et roulant tout cela dans son mouvement ondule, l'ocean parisien, en trois bonds chaque fois diminues, semblait l'apporter au noir rivage. Le ciel s'etait largement eclairci comme il arrive souvent a la fin des jours de pluie, un ciel immense, nuance de teintes d'aurore, sur lequel le tombeau familial des Mora dressait quatre figures allegoriques, implorantes, recueillies, pensives, dont le jour mourant grandissait les attitudes. Rien n'etait reste la des discours, des condoleances officielles. Le sol pietine tout autour, des macons occupes a laver le seuil macule de platre rappelaient seulement l'inhumation recente. Tout a coup la porte du caveau ducal se referma de toute sa pesanteur metallique. Desormais, l'ancien ministre d'Etat restait seul, bien seul, dans l'ombre de sa nuit, plus epaisse que celle qui montait alors du bas du jardin, envahissant les allees tournantes, les escaliers, la base des colonnes, pyramides, cryptes de tout genre, dont le faite etait plus lent a mourir. Des terrassiers, tout blancs de cette blancheur crayeuse des os desseches, passaient avec leurs outils et leurs besaces. Des deuils furtifs, s'arrachant a regret aux larmes et a la priere, glissaient le long des massifs et les frolaient d'un vol silencieux d'oiseaux de nuit, tandis qu'aux extremites du Pere-Lachaise des voix s'elevaient, appels melancoliques annoncant fermeture. La journee du cimetiere etait finie. La ville des morts, rendue a la nature, devenait un bois immense aux carrefours marques de croix. Au fond d'un vallon, une maison de garde allumait ses vitres. Un fremissement courait, se perdait en chuchotements au bout des allees confuses. "Allons-nous-en..." se dirent les deux copains impressionnes peu a peu de ce crepuscule plus froid qu'ailleurs; mais avant de s'eloigner, Hemerlingue, poursuivant sa pensee, montra le monument aile des quatre coins par les draperies, les mains tendues de ses sculptures: --Tiens! C'est celui-la qui s'y entendait a garder les apparences." Jansoulet lui prit le bras pour l'aider a la descente: "Ah! oui, il etait fort... Mais toi, tu es encore plus fort que tous,... disait-il avec sa terrible intonation gasconne." Hemerlingue ne protesta pas. "C'est a ma femme que je le dois... Aussi je t'engage a faire ta paix avec elle, parce que sans ca... --Oh! n'aie pas peur... nous viendrons samedi... mais tu me conduiras chez Le Merquier." Et pendant que les deux silhouettes, l'une haute, carree, l'autre massive et courte disparaissaient dans les detours du grand labyrinthe, pendant que la voix de Jansoulet guidant son ami: "par ici, mon vieux... appuie-toi bien," se perdait insensiblement, un rayon egare du couchant eclairait derriere eux, sur le terre-plein, le buste expressif et colossal, au large front sous les cheveux longs et releves, a la levre puissante et ironique, de Balzac qui les regardait... XX LA BARONNE HEMERLINGUE Tout au bout de la longue voute sous laquelle se trouvaient les bureaux d'Hemerlingue et fils, noir tunnel que le pere Joyeuse avait pendant dix ans pavoise et illumine de ses reves, un escalier monumental a rampe de fer ouvrage, un escalier du vieux Paris, montait vers la gauche aux salons de reception de la baronne prenant jour sur la cour juste au-dessus de la caisse, si bien que, pendant la belle saison, lorsque tout reste ouvert, le tintement des pieces d'or, le fracas des piles d'ecus ecroulees sur les comptoirs, un peu adouci par les hautes et moelleuses tentures des fenetres, faisait un accompagnement mercantile aux conversations susurrees par le catholicisme mondain. Cela donnait tout de suite la physionomie de ce salon non moins etrange que celle qui en faisait les honneurs, melant un vague bouquet de sacristie aux agitations de la Bourse et a la mondanite la plus raffinee, elements heterogenes qui se croisaient, se rencontraient la sans cesse, mais restaient separes, comme la Seine separe le noble faubourg catholique sous le patronage duquel s'etait operee l'eclatante conversion de la musulmane et les quartiers financiers ou Hemerlingue avait sa vie et ses relations. La societe levantine, assez nombreuse a Paris, composee en grande partie de Juifs allemands, banquiers ou commissionnaires, qui, apres avoir fait en Orient des fortunes colossales, trafiquent encore ici pour n'en pas perdre l'habitude, se montrait assidue aux jours de la baronne. Les Tunisiens de passage ne manquaient jamais de venir voir la femme du grand banquier en faveur, et le vieux colonel Brahim, le charge d'affaires du bey, avec sa bouche flasque et ses yeux erailles, faisait son somme, tous les samedis, au coin du meme divan. "Votre salon sent le roussi, ma petite fille, disait en riant la vieille princesse de Dions a la nouvelle Marie que maitre Le Merquier et elle avaient tenue sur les fonts baptismaux; mais la presence de ces nombreux heretiques, Juifs musulmans et meme renegats, de ces grosses femmes couperosees, fagotees, chargees d'or, de pendeloques, des "vrais paquets," n'empechait pas le faubourg Saint-Germain de visiter, d'entourer, de surveiller la jeune catechumene, le joujou de ces nobles dames, une poupee bien souple, bien docile que l'on montrait, que l'on promenait, dont on citait les naivetes evangeliques, piquantes surtout par le contraste du passe. Peut-etre se glissait-il au fond du coeur de ces aimables patronnesses l'espoir de rencontrer dans ce monde retour d'Orient quelque nouvelle conversion a faire, l'occasion de remplir encore l'aristocratique chapelle des Missions du spectacle si emouvant d'un de ces baptemes d'adultes qui vous transportent aux premiers temps de la foi, la-bas, vers les rives du Jourdain, et sont bientot suivis de la premiere communion, du renouvellement, de la confirmation, tous pretextes pour la marraine d'accompagner sa filleule, de guider cette jeune ame, d'assister aux transports naifs d'une croyance neuve, et aussi d'arborer des toilettes variees, nuancees a l'eclat ou au sentiment de la ceremonie. Mais il n'arrive pas communement qu'un haut baron financier amene a Paris une esclave armenienne dont il a fait sa legitime epouse. Esclave! C'etait cela la tare dans ce passe de femme d'Orient, jadis achetee au bazar d'Andrinople pour le compte de l'empereur du Maroc, puis, a la mort de l'empereur et a la dispersion de son harem, vendue au jeune bey Ahmed. Hemerlingue l'avait epousee a sa sortie de ce nouveau serail, mais sans pouvoir la faire accepter a Tunis, ou aucune femme, Mauresque, Turque, Europeenne, ne consentit a traiter une ancienne esclave d'egale a egale, par un prejuge assez semblable a celui qui separe la creole de la quarteronne la mieux deguisee. Il y a la une repugnance invincible que le menage Hemerlingue retrouva jusque dans Paris, ou les colonies etrangeres se constituent en petits cercles remplis de susceptibilites et de traditions locales. Yamina passa ainsi deux ou trois ans dans une solitude complete dont elle sut bien utiliser tous les rancoeurs et les loisirs, car c'etait une femme ambitieuse, d'une volonte, d'un entetement extraordinaires. Elle apprit a fond la langue francaise, dit adieu pour toujours a ses vestes brodees et a ses pantalons de soie rose, sut assouplir sa taille et sa demarche aux toilettes europeennes, a l'embarras des longues jupes; puis, un soir d'Opera, montra aux Parisiens emerveilles la silhouette encore un peu sauvage, mais fine, elegante, et si originale d'une musulmane decolletee par Leonard. Le sacrifice de la religion suivit de pres celui du costume. Depuis longtemps, madame Hemerlingue avait renonce a toute pratique mahometane, quand maitre Le Merquier, l'intime du menage et son cicerone a Paris, leur demontra qu'une conversion solennelle de la baronne lui ouvrirait les portes de cette partie du monde parisien dont l'acces semble etre devenu de plus en plus difficile, a mesure que la societe s'est democratisee tout autour. Le faubourg Saint-Germain une fois conquis, tout le reste suivrait. Et, en effet, lorsqu'apres le retentissement du bapteme, on sut que les plus grands noms de France ne dedaignaient pas de se rencontrer aux samedis de la baronne Hemerlingue, les dames Guegenheim, Fuernberg, Caraiscaki, Maurice Trott, toutes epouses de fez millionnaires et celebres sur les marches de Tunis, renoncant a leurs preventions, solliciterent d'etre admises chez l'ancienne esclave. Seule, madame Jansoulet, nouvellement debarquee avec un stock d'idees orientales encombrantes dans son esprit, comme son narghile, ses oeufs d'autruche, tout le bibelot tunisien l'etait dans son interieur, protesta contre ce qu'elle appelait une inconvenance, une lachete, et declara qu'elle ne mettrait jamais les pieds chez "ca". Il se fit aussitot chez les dames Guegenheim, Caraiscaki, et autres paquets, un petit mouvement retrograde, comme il arrive a Paris chaque fois qu'autour d'une position irreguliere en train de se regulariser quelque resistance tenace entraine des regrets et des defections. On s'etait trop avance pour se retirer, mais on tint a faire mieux sentir le prix de sa bienveillance, le sacrifice de ses prejuges; et la baronne Marie comprit tres bien la nuance rien que dans le ton protecteur des Levantines la traitant de "ma chere enfant... ma bonne petite", avec une hauteur un peu meprisante. Des lors, sa haine contre les Jansoulet ne connut plus de bornes, une haine de serail compliquee et feroce, avec l'etranglement au bout et la noyade silencieuse, un peu plus difficile a pratiquer a Paris que sur les rives du lac d'El-Baheira, mais dont elle preparait deja le sac solide termine en garrot. Cet acharnement explique et connu, on se figure quelle surprise, quelle agitation dans ce coin de societe exotique, quand la nouvelle se repandit que, non seulement la grosse Afchin--comme l'appelaient ces dames--consentait a voir la baronne, mais qu'elle devait lui faire la premiere visite a son prochain samedi. Pensez que ni les Fuernberg, ni les Trott ne voulurent manquer une pareille fete. La baronne, de son cote, fit tout pour donner le plus d'eclat possible a cette reparation solennelle, ecrivit, visita, se remua si bien que, malgre la saison deja tres avancee, madame Jansoulet, en arrivant vers quatre heures a l'hotel du faubourg Saint-Honore, aurait pu voir devant la haute porte cintree, a cote de la discrete livree feuille morte de la princesse de Dions et de beaucoup de blasons authentiques, les armes parlantes, pretentieuses, les roues multicolores d'une foule d'equipages financiers et les grands laquais poudres des Caraiscaki. En haut, dans les salons de reception, meme assemblage bizarre et glorieux. C'etait un va-et-vient sur les tapis des deux premieres pieces desertes, un passage de froissements soyeux, jusqu'au boudoir ou la baronne se tenait, partageant ses attentions, ses cajoleries entre les deux camps bien distincts; d'un cote, des toilettes sombres, d'apparence modeste, d'une recherche appreciable seulement aux yeux exerces; de l'autre, un printemps tapageur a couleurs vives, corsages opulents, diamants prodigues, echarpes flottantes, modes d'exportation ou l'on sentait comme un regret de climat plus chaud et de vie luxueuse etalee. De grands coups d'eventails par ici, des chuchotements discrets par la. Tres peu d'hommes, quelques jeunes gens bien pensants, muets, immobiles, sucant la pomme de leurs cannes, deux ou trois figures de schumaker, debout derriere le large dos de leurs epouses, parlant la tete basse comme s'ils proposaient des objets de contrebande; dans un coin, la belle barbe patriarcale et le camail violet d'un eveque orthodoxe d'Armenie. La baronne, pour essayer de rallier ces diversites mondaines, pour garder son salon plein jusqu'a la fameuse entrevue, se deplacait continuellement, tenait tete a dix conversations differentes, elevant sa voix harmonieuse et veloutee au diapason gazouillant qui distingue les Orientales, enlacante et caline, l'esprit souple comme la taille, abordant tous les sujets, et melant ainsi qu'il convient la mode et les sermons de charite, les theatres et les ventes, la faiseuse et le confesseur. Un grand charme personnel se joignait a cette science acquise de la maitresse de maison, science visible jusque dans sa mise toute noire et tres simple qui faisait ressortir sa paleur de cloitre, ses yeux de houri, ses cheveux brillants et nattes, separes sur un front etroit et pur; un front, dont la bouche trop mince accentuait le mystere, fermant aux curieux tout le passe varie et deja si rempli de cette ancienne cadine, qui n'avait pas d'age, ignorait elle-meme la date de sa naissance, ne se souvenait pas d'avoir ete enfant. Evidemment si la puissance absolue du mal, tres rare chez les femmes que leur nature physique impressionnable livre a tant de courants divers, pouvait tenir dans une ame, c'etait bien dans celle de cette esclave faite aux concessions et aux bassesses, revoltee, mais patiente, et maitresse d'elle-meme comme toutes celles que l'habitude d'un voile abaisse sur les yeux a accoutumees a mentir sans danger ni scrupule. En ce moment, personne n'aurait pu se douter de l'angoisse qui l'agitait, a la voir agenouillee devant la princesse, vieille bonne femme sans facon, de qui la Fuernberg disait tout le temps: "Si c'est une princesse, ca!" "Oh! je vous en prie, ma marraine, ne vous en allez pas encore." Elle l'enveloppait de toutes sortes de calineries, de graces, de petites mines, sans lui avouer, bien entendu, qu'elle tenait a la garder jusqu'a l'arrivee de Jansoulet pour la faire servir a son triomphe. "C'est que, disait la bonne dame en montrant le majestueux Armenien, silencieux et grave, son chapeau a glands sur les genoux, j'ai a conduire ce pauvre monseigneur au _Grand Saint-Christophe_ pour acheter des medailles. Il ne s'en tirerait pas sans moi. --Si, si, je veux... Il faut... Encore quelques minutes." Et la baronne jetait un regard furtif vers l'antique et somptueux cartel accroche dans un angle du salon. Deja cinq heures, et la grosse Afchin n'arrivait pas. Les Levantines commencaient a rire derriere leurs eventails. Heureusement, on venait de servir du the, des vins d'Espagne, une foule de patisseries turques delicieuses qu'on ne trouvait que la et dont les recettes rapportees par la cadine se conservent dans les harems comme certains secrets de confiserie raffinee dans nos couvents. Cela fit une diversion. Le gros Hemerlingue qui, le samedi, sortait de temps en temps de son bureau pour venir saluer ces dames, buvait un verre de madere pres de la petite table de service, en causant avec Maurice Trott, l'ancien baigneur de Said-Pacha, quand sa femme s'approcha de lui, toujours douce et paisible. Il savait quelle colere devait recouvrir ce calme impenetrable, et lui demanda tout bas, timidement: "Personne? --Personne... Vous voyez a quel affront vous m'exposez." Elle souriait, les yeux a demi-baisses, en lui enlevant du bout de l'ongle une miette de gateau restee dans ses longs favoris noirs; mais ses petites narines transparentes fremissaient avec une eloquence terrible. "Oh! elle viendrai... disait le banquier, la bouche pleine. Je suis sur qu'elle viendra..." Un frolement d'etoffes, de traine deployee dans la piece a cote, fit se retourner vivement la baronne. A la grande joie du coin des "paquets" qui surveillait tout, ce n'etait pas celle qu'on attendait. Elle ne ressemblait guere a mademoiselle Afchin, cette grande blonde elegante, aux traits fatigues, a la toilette irreprochable, digne en tout de porter un nom aussi celebre que celui du docteur Jenkins. Depuis deux ou trois mois, la belle madame Jenkins avait beaucoup change, beaucoup vieilli. Il y a comme cela dans la vie de la femme restee longtemps jeune une periode ou les annees, qui ont passe par-dessus sa tete sans l'effleurer d'uns ride, s'inscrivent brutalement toutes ensemble en marques ineffacables. On ne dit plus en la voyant: "Qu'elle est belle!" mais: "Elle a du etre bien belle." Et cette cruelle facon de parler au passe, de rejeter dans le lointain ce qui hier etait un fait visible, constitue un commencement de vieillesse et de retraite, un deplacement de tous les triomphes en souvenirs. Etait-ce la deception de voir arriver la femme du docteur a la place de madame Jansoulet, ou le discredit que la mort du duc de Mora avait jete sur le medecin a la mode devait-il rejaillir sur celle qui portait son nom? Il y avait un peu de ces deux causes, et peut-etre d'une autre, dans le froid accueil que la baronne fit a madame Jenkins. Un bonjour leger du bout des levres, quelques paroles a la hate, et elle retourna vers le noble bataillon qui grignotait a belles dents. Le salon s'etait anime sous l'action des vins d'Espagne. On ne chuchotait plus, on causait. Les lampes apportees donnaient un nouvel eclat a la reunion, mais annoncaient qu'elle etait bien pres de finir, quelques personnes desinteressees du grand evenement s'etant deja dirigees vers la porte. Et les Jansoulet n'arrivaient pas. Tout a coup, une marche robuste, pressee. Le Nabab parut, tout seul, sangle dans sa redingote noire, correctement cravate et gante, mais la figure bouleversee, l'oeil hagard, fremissant encore de la scene terrible dont il sortait. Elle n'avait pas voulu venir. Le matin, il avait prevenu les femmes de chambre d'appreter madame pour trois heures, ainsi qu'il faisait chaque fois qu'il emmenait la Levantine avec lui, qu'il trouvait necessaire de deplacer cette indolente personne qui, ne pouvant meme accepter une responsabilite quelconque, laissait les autres penser, decider, agir pour elle; du reste allant volontiers ou l'on voulait, une fois partie. Et c'est sur cette facilite qu'il comptait pour l'entrainer chez Hemerlingue. Mais lorsqu'apres le dejeuner, Jansoulet habille, superbe, suant pour entrer dans ses gants, fit demander si madame serait bientot prete, on lui repondit que madame ne sortait pas. Le cas etait grave, si grave que, laissant la tous les intermediaires de valets et de servantes, qu'ils se depechaient dans leurs entretiens conjugaux, il monta l'escalier quatre a quatre et entra comme un coup de mistral dans les appartements capitonnes de la Levantine. Elle etait encore au lit, revetue de cette grande tunique ouverte en soie de deux couleurs que les Mauresques appellent une djebba, et de leur petit bonnet brode d'or d'ou s'echappait sa belle criniere noire et lourde, tout emmelee autour de sa face lunaire enflammee par le repas qu'elle venait de finir. Les manches de la djebba relevees laissaient voir deux bras enormes, deformes, charges de bracelets, de longues chainettes errant sur un fouillis de petits miroirs, de chapelets rouges, de boites de senteurs, de pipes microscopiques, d'etuis a cigarettes, l'etalage pueril et bimbelotier d'une couchette de Mauresque a son lever. La chambre, ou flottait la fumee opiacee et capiteuse du tabac turc, presentait le meme desordre. Des negresses allaient, venaient, desservant lentement le cafe de leur maitresse, la gazelle favorite lappait le fond d'une tasse que son museau fin renversait sur le tapis, tandis qu'assis au pied du lit avec une familiarite touchante, le sombre Cabassu lisait a haute voix a madame un drame en vers qu'on allait jouer prochainement chez Cardailhac. La Levantine etait stupefiee par cette lecture, absolument ahurie: "Mon cher, dit-elle a Jansoulet dans son epais accent de Flamande, je ne sais pas a quoi songe notre directeur... Je suis en train de lire cette piece de _Revolte_ dont il s'est toque... Mais c'est crevant. Ca n'a jamais ete du theatre. --Je me moque bien du theatre, fit Jansoulet furieux malgre tout son respect pour la fille des Afchin. Comment! vous n'etes pas encore habillee?... On ne vous a donc pas dit que nous sortions?" On le lui avait dit, mais elle s'etait mise a lire cette bete de piece. Et de son air endormi: "Nous sortirons demain. --Demain! C'est impossible... On nous attend aujourd'hui meme... Une visite tres importante. --Ou donc cela?" Il hesita une seconde, puis: "Chez Hemerlingue." Elle leva sur lui ses gros yeux, persuadee qu'il voulait rire. Alors il lui raconta sa rencontre avec le baron aux funerailles de Mora et la convention qu'ils avaient faite ensemble. "Allez-y si vous voulez, dit-elle froidement; mais vous me connaissez bien peu si vous croyez que moi, une demoiselle Afchin, je mettrai jamais les pieds chez cette esclave." Prudemment, Cabassu, voyant la tournure du debat, avait disparu dans une piece voisine, les cinq cahiers de _Revolte_ empiles sous son bras. "Allons, dit le Nabab a sa femme, je vois bien que vous ne connaissez pas la terrible position ou je me trouve... Ecoutez alors..." Sans se soucier des filles de chambre ni des negresses, avec cette souveraine indifference de l'Oriental pour la domesticite, il se mit a faire le tableau de sa grande detresse, la fortune saisie la-bas; ici, le credit perdu, toute sa vie en suspens devant l'arret de la Chambre, l'influence des Hemerlingue sur l'avocat rapporteur, et le sacrifice obligatoire en ce moment de tout amour-propre a des interets si puissants. Il parlait avec chaleur, presse de la convaincre, de l'entrainer. Mais elle lui repondit simplement: "Je n'irai pas", comme s'il se fut agi d'une course sans importance, un peu trop longue pour sa fatigue. Lui, tout fremissant: "Voyons, ce n'est pas possible que vous disiez une chose pareille. Songez qu'il y va de ma fortune, de l'avenir de nos enfants, du nom que vous portez... Tout est en jeu pour cette demarche que vous ne pouvez refuser de faire." Il aurait pu parler ainsi pendant des heures, il se serait toujours bute a la meme obstination fermee, inebranlable. Une demoiselle Afchin ne devait pas visiter une esclave. "Eh! madame, dit-il violemment, cette esclave vaut mieux que vous. Par son intelligence, elle a decuple la fortune de son mari, tandis que vous, au contraire..." Depuis douze ans qu'ils etaient maries, Jansoulet osait pour la premiere fois lever la tete en face de sa femme. Eut-il honte de ce crime de lese-majeste, ou comprit-il qu'une phrase pareille allait creuser un abime infranchissable? Mais il changea de ton aussitot, s'agenouilla devant le lit tres bas, avec cette tendresse rieuse que l'on emploie pour faire entendre raison aux enfants: "Ma petite Martha, je t'en prie... leve-toi, habille-toi... C'est pour toi-meme que je te le demande, pour ton luxe, pour ton bien-etre... Que deviendrais-tu si, par un caprice, un mechant coup de tete, nous allions nous trouver reduits a la misere?" Ce mot de misere ne representait absolument rien a la Levantine. On pouvait en parler devant elle comme de la mort devant les tout petits. Elle ne s'en emouvait pas, ne sachant pas ce que c'etait. Parfaitement entetee d'ailleurs a rester au lit dans sa djebba; car, pour bien affirmer sa decision, elle alluma une nouvelle cigarette a celle qui venait de finir, et pendant que le pauvre Nabab entourait sa "petite femme cherie" d'excuses, de prieres, de supplications, lui promettant un diademe de perles cent fois plus beau que le sien si elle voulait venir, elle regardait monter au plafond peint la fumee assoupissante, s'en enveloppait comme d'un imperturbable calme. A la fin, devant ce refus, ce mutisme, ce front ou il sentait la barre d'un entetement obstine, Jansoulet debrida sa colere, se redressa de toute sa hauteur: "Allons, dit-il, je le veux..." Il se tourna vers les negresses: "Habillez votre maitresse, tout de suite..." Et le rustre qu'il etait au fond, le fils du cloutier meridional se retrouvant dans cette crise qui le remuait tout entier, il rejeta les courtines d'un geste brutal et meprisant, envoyant a terre les innombrables fanfreluches qu'elles portaient, et forcant la Levantine demi-nue a bondir sur ses pieds avec une promptitude etonnante chez cette massive personne. Elle rugit sous l'outrage, serra les plis de sa dalmatique contre son buste de nabote, envoya son petit bonnet de travers dans ses cheveux ecroules, et se mit a invectiver son mari. "Jamais, tu m'entends bien, jamais... tu m'y trainerais plutot chez cette..." L'ordure sortait a flot de ses levres lourdes, comme d'une bouche d'egout. Jansoulet pouvait se croire dans un des affreux bouges du port de Marseille, assistant a une querelle de fille et de _nervi_, ou encore a quelque dispute en plein air entre Genoises, Maltaises et Provencales glanant sur le quai autour des sacs de ble qu'on decharge et s'injuriant a quatre pattes dans des tourbillons de poussiere d'or. C'etait bien la Levantine de port de mer, l'enfant gatee, abandonnee, qui le soir, de sa terrasse, ou du fond de sa gondole, a entendu les matelots s'injurier dans toutes les langues des mers latines et qui a tout retenu. Le malheureux la regardait, effare, atterre de ce qu'elle le forcait d'entendre, de sa grotesque personne ecumant et ralant: "Non, je n'irai pas... non, je n'irai pas." Et c'etait la mere de ses enfants, une demoiselle Afchin! Soudain, a la pensee que son sort etait entre les mains de cette femme, qu'il ne lui en couterait qu'une robe a mettre pour le sauver, et que l'heure fuyait, que bientot il ne serait plus temps, une bouffee de crime lui monta au cerveau, decomposa tous ses traits. Il marcha droit sur elle, les mains ouvertes et crispees d'un air si terrible que la fille Afchin, epouvantee, se precipita en appelant vers la porte par ou le masseur venait de sortir: "Aristide!..." Ce cri, cette voix, cette intimite de sa femme avec le subalterne... Jansoulet s'arreta, degrise de sa colere, puis avec un geste de degout s'elanca dehors, en jetant les portes, plus presse encore de fuir le malheur et l'horreur qu'il devinait dans sa maison que d'aller chercher la-bas le secours qu'on lui avait promis. Un quart d'heure apres, il faisait son entree chez Hemerlingue, envoyait en entrant un geste desole au banquier, et s'approchait de la baronne en balbutiant la phrase toute faite qu'il avait entendu repeter si souvent, le soir de son bal... "Sa femme tres souffrante... desesperee de n'avoir pu..." Elle ne lui laissa pas le temps d'achever, se leva lentement, se deroula fine et longue couleuvre dans les draperies biaisees de sa robe etroite, dit sans le regarder avec son accent corrige: "Oh! je savais... je savais..." puis changea de place et ne s'occupa plus de lui. Il essaya de s'approcher d'Hemerlingue, mais celui-ci semblait tres absorbe dans sa causerie avec Maurice Trott. Alors il vint s'asseoir pres de madame Jenkins dont l'isolement tint compagnie au sien. Mais, tout en causant avec la pauvre femme, aussi languissante qu'il etait lui-meme preoccupe, il regardait la baronne faire les honneurs de ce salon, si confortable aupres de ses grandes halles dorees. On partait. Madame Hemerlingue reconduisait quelques-unes de ces dames, tendait son front a la vieille princesse, s'inclinait sous la benediction de l'eveque Armenien, saluait d'un sourire les jeunes gandins a cannes, trouvait pour chacun l'adieu qu'il fallait avec une aisance parfaite; et le malheureux ne pouvait s'empecher de comparer cette esclave orientale si Parisienne, si distinguee au milieu de la societe la plus exquise du monde, avec l'autre la-bas, l'Europeenne avachie par l'Orient, abrutie de tabac turc et bouffie d'oisivete. Ses ambitions, son orgueil de mari etaient decus, humilies dans cette union dont il voyait maintenant le danger et le vide, derniere cruaute du destin qui lui enlevait meme le refuge du bonheur intime contre toutes ses deconvenues publiques. Peu a peu le salon se degarnissait. Les Levantines disparaissaient l'une apres l'autre, laissant chaque fois un vide immense a leur place. Madame Jenkins etait partie, il ne restait plus que deux ou trois dames inconnues de Jansoulet, entre lesquelles la maitresse de la maison semblait s'abriter de lui. Mais Hemerlingue etait libre, et le Nabab le rejoignit au moment ou il s'esquivait furtivement du cote de ses bureaux situes au meme etage, en face les appartements. Jansoulet sortit avec lui, oubliant dans son trouble de saluer la baronne; et une fois sur le palier decore en antichambre, le gros Hemerlingue, tres froid, tres reserve tant qu'il s'etait senti sous l'oeil de sa femme, reprit une figure un peu plus ouverte. "C'est tres facheux, dit-il a voix basse comme s'il craignait d'etre entendu, que madame Jansoulet n'ait pas voulu venir." Jansoulet lui repondit par un mouvement de desespoir et de farouche impuissance. "Facheux... facheux... repetait l'autre en soufflant et cherchant sa clef dans sa poche. --Voyons, vieux, dit le Nabab en lui prenant la main, ce n'est pas une raison parce que nos femmes ne s'entendent pas... Ca n'empeche pas de rester camarades... Quelle bonne causette, hein? l'autre jour... --Sans doute... disait le baron, se degageant pour ouvrir la porte qui glissa sans bruit, montrant le haut cabinet de travail dont la lampe brulait solitaire devant l'enorme fauteuil vide... Allons, adieu, je te quitte... J'ai mon courrier a fermer. --_Ya didou, Mouci_...[1] fit le pauvre Nabab essayant de plaisanter, et se servant du patois _sabir_ pour rappeler au vieux copain tous les bons souvenirs remues l'avant-veille... Ca tient toujours notre visite a Le Merquier... Le tableau que nous devons lui offrir, tu sais bien... Quel jour veux-tu? [Note 1: He, dis donc, monsieur... ] --Ah! oui, Le Merquier... C'est vrai... Eh bien! mais prochainement... Je t'ecrirai... --Bien sur?... Tu sais que c'est presse... --Oui, oui, je t'ecrirai... Adieu." Et le gros homme referma sa porte vivement comme s'il avait peur que sa femme arrivat. Deux jours apres, le Nabab recevait un mot d'Hemerlingue, presque indechiffrable sous ses petites pattes de mouches compliquees d'abreviations plus ou moins commerciales derriere lesquelles l'ex-cantinier dissimulait son manque absolu d'orthographe: _Mon ch/ anc/ cam/ Je ne puis decid/ t'accom/ chez Le Merq/. Trop d'aff/ en ce mom/. D'aill/ v/ ser/ mieux seuls pour caus/. Vas-y carrem/. On t'att/. R/ Cassette, tous les mat/ de 8 a 10. A toi cor/_ HEM/. Au dessous, en post-scriptum, une ecriture tres fine aussi, mais plus nette, avait ecrit tres lisiblement: "_Un tableau religieux, autant que possible!..._" Que penser de cette lettre? Y avait-il bonne volonte reelle ou defaite polie? En tout cas l'hesitation n'etait plus permise. Le temps brulait. Jansoulet fit donc un effort courageux, car Le Merquier l'intimidait beaucoup, et se rendit chez lui un matin. Notre etrange Paris, dans sa population et ses aspects, semble une carte d'echantillon du monde entier. On trouve dans le Marais des rues etroites a vieilles portes brodees, vermiculees, a pignons avancants, a balcons en moucharabies qui vous font penser a l'antique Heidelberg. Le faubourg Saint-Honore dans sa partie large autour de l'eglise russe aux minarets blancs, aux boules d'or, evoque un quartier de Moscou. Sur Montmartre je sais un coin pittoresque et encombre qui est de l'Alger pur. Des petits hotels bas et nets, derriere leur entree a plaque de cuivre et leur jardin particulier, s'alignent en rues anglaises entre Neuilly et les Champs-Elysees; tandis que tout le chevet de Saint-Sulpice, la rue Ferou, la rue Cassette, paisibles dans l'ombre des grosses tours, inegalement pavees, aux portes a marteau, semblent detachees d'une ville provinciale et religieuse: Tours ou Orleans par exemple, dans le quartier de la cathedrale et de l'eveche, ou de grands arbres depassant les murs se bercent au bruit des cloches et des repons. C'est la, dans le voisinage du cercle catholique dont il venait d'etre nomme president honoraire, qu'habitait Me Le Merquier, avocat, depute de Lyon, homme d'affaires de toutes les grandes communautes de France, et que Hemerlingue, par une pensee bien profonde chez ce gros homme, avait charge des interets de sa maison. En arrivant vers neuf heures devant un ancien hotel dont le rez-de-chaussee se trouvait occupe par une librairie religieuse endormie dans son odeur de sacristie et de papier grossier a imprimer des miracles, en montant ce large escalier blanchi a la chaux comme celui d'un couvent, Jansoulet se sentit penetre par cette atmosphere provinciale et catholique ou revivaient pour lui les souvenirs d'un passe meridional, des impressions d'enfance encore intactes et fraiches grace a son long depaysement, et que le fils de Francoise n'avait eu, depuis son arrivee a Paris, ni le temps ni l'occasion de renier. L'hypocrisie mondaine devant lui avait revetu toutes ses formes, essaye tous ses masques, excepte celui de l'integrite religieuse. Aussi se refusait-il a croire a la venalite d'un homme vivant en un pareil milieu. Introduit dans l'antichambre de l'avocat, vaste parloir aux rideaux de mousseline empeses fin comme des surplis, ayant pour seul ornement, au-dessus de la porte, une grande et belle copie du _Christ mort_, du Tintoret, son incertitude et son trouble se changerent en conviction indignee. Ce n'etait pas possible. On l'avait trompe sur Le Merquier. Il y avait la surement une medisance audacieuse, comme Paris est si leger a en repandre; ou peut-etre lui tendait-on un de ces pieges feroces contre lesquels il ne faisait que trebucher depuis six mois. Non, cette conscience farouche renommee au Palais et a la Chambre, ce personnage austere et froid ne pouvait etre traite comme ces gros pachas ventrus, a la ceinture lache, aux manches flottantes si commodes pour recevoir les bourses de sequins. Ce serait s'exposer a un refus scandaleux, a la revolte legitime de l'honneur meconnu, que d'essayer de tels moyens de corruption. Le Nabab se disait cela, assis sur le banc de chene qui courait autour de la salle, lustre par les robes de serge et le drap rugueux des soutanes. Malgre l'heure matinale, plusieurs personnes attendaient ainsi que lui. Un dominicain se promenant a grands pas, figure ascetique et sereine, deux bonnes soeurs enfoncees sous la cornette egrenant de longs chapelets qui leur mesuraient l'attente, des pretres du diocese lyonnais reconnaissables a la forme de leurs chapeaux, puis d'autres gens de mine recueillie et severe installes devant la grande table en bois noir qui tenait le milieu de la piece et feuilletant quelques-uns de ces journaux edifiants qui s'impriment sur la colline de Fourvieres, l'_Echo du Purgatoire_, le _Rosier de Marie_, et donnent en prime aux abonnes d'un an des indulgences pontificales, des remissions de peines futures. Quelques mots a voix basse, une toux etouffee, le leger susurrement de la priere des bonnes soeurs rappelaient a Jansoulet la sensation confuse et lointaine d'heures d'attente dans un coin de l'eglise de son village, autour du confessionnal, aux approches des grandes fetes. Enfin, son tour vint de passer, et s'il avait pu lui rester encore un doute sur Me Le Merquier, il ne douta plus en voyant ce grand cabinet simple et severe,--un peu plus orne cependant que l'antichambre,--dans lequel l'avocat encadrait l'austerite de ses principes et de sa maigre personne, longue, voutee, etroite aux epaules, serree par un eternel habit noir trop court de manches et d'ou sortaient deux poignets noirs, carres et plats, deux batons d'encre de Chine hieroglyphes de grosses veines. Le depute clerical avait, dans le teint blafard du Lyonnais moisi entre ses deux rivieres, une certaine vie d'expression qu'il devait a son regard double, tantot etincelant mais impenetrable derriere le verre de ses lunettes, le plus souvent vif, mefiant et noir pardessus ces memes lunettes, et cerne de l'ombre rentrante que donne a l'arcade sourciliere l'oeil leve, la tete basse. Apres un accueil presque cordial en comparaison du froid salut que les deux collegues echangeaient a la Chambre, un "je vous attendais," ou se glissait peut-etre une intention, l'avocat montra au Nabab le fauteuil pres de son bureau, signifia au domestique beat et tout de noir vetu, non point "de serrer la haire avec la discipline," mais de ne plus venir que quand on le sonnerait, rangea quelques papiers epars, apres quoi, ses jambes croisees l'une sur l'autre, s'enfoncant dans son fauteuil avec le ramassement de l'homme qui se dispose a ecouter, qui devient tout oreilles, il mit son menton dans sa main et resta la, les yeux fixes sur un grand rideau de reps vert tombant jusqu'a terre en face de lui. L'instant etait decisif, la situation embarrassante. Mais Jansoulet n'hesita pas. C'etait une de ses pretentions, a ce pauvre Nabab, que de se connaitre en hommes aussi bien que Mora. Et ce flair, qui, disait-il, ne l'avait jamais trompe, l'avertissait qu'il se trouvait en ce moment devant une honnetete rigide et inebranlable, une conscience en pierre dure a l'epreuve du pic et de la poudre. "Ma conscience!" Il changea donc subitement son programme, jeta les ruses, les sous-entendus ou s'empetrait sa franche et vaillante nature, et la tete haute, le coeur decouvert, tint a cet honnete homme un langage qu'il etait fait pour comprendre. "Ne vous etonnez pas, mon cher collegue,--sa voix tremblait, mais elle s'assura bientot dans la conviction de sa defense,--ne vous etonnez pas si je suis venu vous trouver ici au lieu de demander simplement a etre entendu par le troisieme bureau. Les explications que j'ai a vous fournir sont d'une nature tellement delicate et confidentielle qu'il m'eut ete impossible de les donner dans un lieu public, devant mes collegues assembles." Me Le Merquier, par-dessus ses lunettes, regarda le rideau d'un air effare. Evidemment la conversation prenait un tour imprevu. "Le fond de la question je ne l'aborde pas, reprit le Nabab... Votre rapport, j'en suis sur, est impartial et loyal, tel que votre conscience a du vous le dicter. Seulement il a couru sur mon compte d'ecoeurantes calomnies auxquelles je n'ai pas repondu et qui ont peut-etre influence l'opinion du bureau. C'est a ce sujet que je veux vous parler. Je sais la confiance dont vos collegues vous honorent, M. Le Merquier, et que, lorsque je vous aurai convaincu, votre parole suffira sans que j'aie besoin d'etaler ma tristesse devant tous... Vous connaissez l'accusation. Je parle de la plus terrible, de la plus ignoble. Il y en a tant qu'on pourrait s'y tromper... Mes ennemis ont donne des noms, des dates, des adresses... Eh bien! je vous apporte les preuves de mon innocence. Je les decouvre devant vous, devant vous seul; car j'ai de graves raisons pour tenir toute cette affaire secrete." Il montra alors a l'avocat une attestation du consulat de Tunis, que pendant vingt ans il n'avait quitte la principaute que deux fois, la premiere pour aller retrouver son pere mourant au Bourg-Saint-Andeol, la seconde pour faire avec le bey une visite de trois jours a son chateau de Saint-Romans. "Comment se fait-il qu'avec un document aussi positif entre les mains je n'aie pas cite mes insulteurs devant les tribunaux pour les dementir et les confondre?... Helas! Monsieur, il y a dans les familles des solidarites cruelles... J'ai eu un frere, un pauvre etre, faible et gate, qui a roule longtemps dans la boue de Paris, y a laisse son intelligence et son honneur... Est-il descendu a ce degre d'abjection ou l'on m'a mis en son nom?... Je n'ai pas ose m'en convaincre... Ce que j'affirme, c'est que mon pauvre pere, qui en savait plus que personne a la maison la-dessus, m'a dit tout bas en mourant: "Bernard, c'est l'aine qui me tue... Je meurs de honte, mon enfant." Il fit une pause necessaire a son emotion suffoquee, puis: "Mon pere est mort, Me Le Merquier, mais ma mere vit toujours, et c'est pour elle, pour son repos, que j'ai recule, que je recule encore devant le retentissement de ma justification. En somme, jusqu'a present, les souillures qui m'ont atteint n'ont pu rejaillir jusqu'a elle. Cela ne sort pas d'un certain monde, d'une presse speciale, dont la bonne femme est a mille lieues... Mais les tribunaux, un proces, c'est notre malheur promene d'un bout de la France a l'autre, les articles du _Messager_ reproduits par tous les journaux, meme ceux du petit pays qu'habite ma mere. La calomnie, ma defense, ses deux enfants couverts de honte du meme coup, le nom--seule fierte de la vieille paysanne--a tout jamais sali... Ce serait trop pour elle. Il y aurait de quoi la tuer. Et vrai, je trouve que c'est assez d'un... Voila pourquoi j'ai eu le courage de me taire, de lasser, si je le pouvais, mes ennemis par le silence. Mais j'ai besoin d'un repondant vis-a-vis de la Chambre. Je veux lui oter le droit de me repousser pour des motifs deshonorants, et puisqu'elle vous a choisi pour rapporteur, je suis venu tout vous dire comme a un confesseur, a un pretre, en vous priant de ne rien divulguer de cette conversation, meme dans l'interet de ma cause... Je ne vous demande que cela, mon cher collegue, une discretion absolue; pour le reste, je m'en rapporte a votre justice et a votre loyaute." Il se levait, allait partir, et Le Merquier ne bougeait pas, interrogeant toujours la tenture verte devant lui, comme s'il y cherchait l'inspiration de sa reponse... Enfin: "Il sera fait comme vous le desirez, mon cher collegue. Cette confidence restera entre nous... Vous ne m'avez rien dit, je n'ai rien entendu." Le Nabab encore tout enflamme de son elan qui appelait--semblait-il--une reponse cordiale, une poignee de main fremissante, se sentit saisi d'un etrange malaise. Cette froideur, ce regard absent le genaient tellement qu'il gagnait deja la porte avec le gauche salut des importuns. Mais l'autre le retint: "Attendez donc, mon cher collegue... Comme vous etes presse de me quitter... Encore quelques instants, je vous en prie... Je suis trop heureux de m'entretenir avec un homme tel que vous... D'autant que nous avons plus d'un lien commun... Notre ami Hemerlingue m'a dit que vous vous occupiez beaucoup de tableaux, vous aussi." Jansoulet tressaillit. Ces deux mots: "Hemerlingue... tableaux." se rencontrant dans la meme phrase et si inopinement, lui rendaient tous ses doutes, toutes ses perplexites. Il ne se livra pas encore cependant et laissa Le Merquier poser les mots l'un devant l'autre en tatant le terrain pour ses avances trebuchantes... On lui avait beaucoup parle de la galerie de son honorable collegue... "Serait-ce indiscret de solliciter la faveur d'etre admis a...? --Comment donc! mais je serais trop honore," dit le Nabab chatouille dans le point le plus sensible--parce qu'il avait ete le plus couteux--de sa vanite; et, regardant autour de lui les murs du cabinet, il ajouta d'un ton connaisseur: "Vous aussi, vous possedez quelques beaux morceaux... --Oh! fit l'autre modestement, a peine quelques toiles... C'est si cher aujourd'hui, la peinture... c'est un gout si onereux a satisfaire, une vraie passion de luxe... Une passion de nabab, dit-il en souriant, avec un coup d'oeil furtif par-dessus ses lunettes." C'etaient deux joueurs prudents face a face; Jansoulet seulement un peu deroute dans cette situation nouvelle, ou il lui fallait se garer, lui qui ne savait que les coups d'audace. "Quand je pense, murmura l'avocat, que j'ai mis dix ans a meubler ces murs, et qu'il me reste encore tout ce panneau a remplir..." En effet, a l'endroit le plus apparent de la haute cloison s'etalait une place vide, evacuee plutot, car un gros clou dore pres du plafond montrait la trace visible, presque grossiere, du piege tendu au pauvre naif, qui s'y laissa prendre sottement. "Mon cher monsieur le Merquier, dit-il d'une voix engageante et bon enfant, j'ai justement une vierge du Tintoret a la mesure de votre panneau..." Impossible de rien lire dans les yeux de l'avocat refugies cette fois sous leur abri miroitant. "Permettez-moi de l'accrocher la, en face de votre table... Cela vous donnera l'occasion de penser quelquefois a moi... --Et d'attenuer les severites de mon rapport, n'est-ce pas, Monsieur? s'ecria Le Merquier, formidable et debout, la main sur la sonnette... J'ai vu bien des impudeurs dans ma vie, jamais rien de pareil a celle-la... Des offres semblables a moi, chez moi!... --Mais, mon cher collegue, je vous jure... --Reconduisez..." dit l'avocat au domestique patibulaire qui venait d'entrer; et du milieu de son cabinet dont la porte restait ouverte, devant tout le parloir ou les patenotres se taisaient, il poursuivit Jansoulet--qui tendait le dos et se hatait en balbutiant vers la sortie--de ces paroles foudroyantes: "C'est l'honneur de toute la Chambre que vous venez d'outrager dans ma personne, Monsieur... Nos collegues en seront informes aujourd'hui meme; et, ce grief de plus se joignant a d'autres, vous apprendrez a vos depens que Paris n'est pas l'Orient et qu'on n'y pratique pas, comme la-bas, le marchandage et le trafic honteux de la conscience humaine." Puis, apres avoir chasse le vendeur du temple, l'homme juste referma sa porte, et s'approchant du mysterieux rideau vert, dit d'un ton qui sortait doucereux de sa feinte colere: "Est-ce bien cela, baronne Marie?" XXI LA SEANCE Ce matin-la, par exception, il n'y avait pas eu de grand dejeuner au n deg. 32 de la place Vendome. Aussi vous auriez vu vers une heure la panse majestueuse de M. Barreau s'epanouir en blancheur a l'entree du porche parmi quatre ou cinq marmitons coiffes de leurs barrettes, tout autant de palefreniers en beret ecossais, groupe imposant qui donnait a la maison somptueuse l'aspect d'un hotel de voyageurs, dont le personnel aurait pris le frais entre deux arrivages. Ce qui completait la ressemblance, c'etait le fiacre arrete devant la porte et le cocher en train de descendre une malle en cuir de forme antique, pendant qu'une grande vieille, embeguinee de jaune, la taille droite dans un petit chale vert, sautait legerement sur le trottoir, un panier au bras, regardait le numero avec beaucoup d'attention, puis s'approchait de la valetaille pour demander si c'etait bien la que demeurait M. Bernard Jansoulet. "C'est ici, lui repondit-on... Mais il n'y est pas. --Ca ne fait rien, dit la vieille tres naturellement." Elle revint vers le cocher, fit poser sa malle sous le porche, et paya, non sans renfoncer ensuite son porte-monnaie dans sa poche, d'un geste qui en disait long sur les mefiances de la province. Depuis que Jansoulet etait depute de la Corse, on avait tant vu debarquer chez lui de ces types exotiques et etranges, que les domestiques ne s'etonnerent pas trop devant cette femme au teint brule, aux yeux charbonnes et ardents, ressemblant bien sous sa coiffe severe a une vraie Corse, a quelque vieille voceratrice arrivee tout droit du maquis, mais se distinguant des insulaires fraichement debarques par l'aisance et la tranquillite de ses manieres. "Comme ca, le maitre n'est pas la?... dit-elle avec une intonation qui s'adressait bien plus aux gens d'une ferme, d'un _mas_ de son pays, qu'a la valetaille insolente d'une grande maison parisienne. --Non... le maitre n'est pas la. --Et les enfants? --Ils prennent leur lecon... Vous ne pouvez pas les voir. --Et madame? --Elle dort... On n'entre pas dans sa chambre avant trois heures." Cela parut l'etonner un peu, la brave femme, qu'on put rester au lit si tard; mais le sur instinct, qui a defaut d'education guide les natures distinguees, l'empecha de rien dire devant les domestiques, et, tout de suite, elle demanda a parler a Paul de Gery. "Il est en voyage... --Bompain Jean-Baptiste, alors? --A la seance, avec monsieur..." Son gros sourcil gris se fronca: "C'est egal... montez ma malle tout de meme." Et, avec un petit frisement d'oeil malicieux, une fierte, une revanche des regards insolents poses sur elle, elle ajouta: "Je suis la maman." Marmitons et palefreniers s'ecarterent respectueusement. M. Barreau souleva son bonnet: "Je me disais bien que j'avais vu madame quelque part. --C'est ce que je me disais aussi, mon garcon, repondit la mere Jansoulet a qui le souvenir des tristes fetes du bey venait de donner un frisson au coeur." Mon garcon!... a M. Barreau, a un homme de cette importance... Voila qui la mettait tout de suite tres haut dans l'estime de tout ce monde-la. Ah! les grandeurs et les splendeurs ne l'eblouissaient guere, la courageuse vieille. Ce n'etait pas une mere Boby d'opera-comique s'extasiant sur les dorures et les beaux affiquets; et, dans le grand escalier qu'elle montait derriere sa malle, les corbeilles de fleurs a tous les etages, les lampadaires soutenus par des statues de bronze ne l'empecherent pas de remarquer qu'il y avait un doigt de poussiere sur la rampe et des dechirures au tapis. On la conduisit aux appartements du second, reserves a la Levantine et aux enfants, et la, dans une salle servant de lingerie, qui devait etre voisine du cabinet d'etudes, car on entendait un murmure de voix enfantines, elle attendit toute seule, son panier sur les genoux, le retour de son Bernard, peut-etre le reveil de sa bru, ou la grande joie d'embrasser ses petits-fils. Rien mieux que ce qu'elle voyait autour d'elle ne pouvait lui donner une idee du desordre d'un interieur livre aux domestiques, ou manquent la surveillance de la femme et son activite prevoyante. Dans de vastes armoires, toutes ouvertes, le linge s'amoncelait pele-mele en piles eventrees, irregulieres, degringolantes, les draps de batiste, les services de Saxe tamponnes, chiffonnes, et les serrures empechees de fonctionner par quelque broderie en deroute, que personne ne se donnait la peine de relever. Pourtant il passait bien des servantes dans cette lingerie, des negresses en madras jaune qui tiraient de la en hate une serviette, un tablier, marchaient a meme ces richesses domestiques repandues, trainaient jusqu'au bout de la piece sur leurs pieds plats des ruches de dentelles decousues d'un grand jupon qu'une fille de chambre avait jete, le de d'un cote, les ciseaux de l'autre, comme un ouvrage pret a reprendre. L'artisane demi-rustique qu'etait restee la mere du millionnaire Jansoulet se trouvait choquee ici dans le respect, la tendresse, les douces manies qu'inspire a la provinciale l'armoire au linge remplie piece a piece jusqu'au faite, pleine des reliques du passe pauvre, et dont le contenu s'augmente et s'affine peu a peu, premier effort de l'aisance, de la richesse apparente d'un logis. Encore celle-la tenait la quenouille du matin au soir, et si la menagere s'indignait, la fileuse aurait pleure comme devant une profanation. A la fin, n'y tenant plus, elle se leva, quitta sa pose observatrice et patiente; et courbee, active, son petit chale vert deplace a chaque mouvement, se mit a ramasser, detirer, plier soigneusement ce linge magnifique, comme elle faisait sur les pelouses de Saint-Romans, lorsqu'elle se donnait la fete d'une grande lessive, occupant vingt journalieres, les mannes debordant de blancheurs flottantes et les draps claquant au vent du matin sur les longues cordes a secher. Elle etait au plus fort de cette occupation qui lui aurait fait oublier le voyage, Paris, jusqu'a l'endroit ou elle se trouvait, quand un homme replet, trapu, barbu, en bottes vernies, jaquette de velours dessinant une encolure de taureau, fit son entree dans la lingerie. "Te!... Cabassu... --Vous ici, madame Francoise... En voila une surprise, dit le masseur, ecarquillant ses gros yeux de giaour de pendule. --Mais oui, mon brave Cabassu, c'est moi... Je viens d'arriver... Et, comme tu vois, je suis deja a l'ouvrage. Ca me saignait l'ame de voir tout ce gachis. --Vous etes donc venue pour la seance? --Quelle seance? --Mais la grande seance du Corps legislatif... C'est aujourd'hui... --Ma foi, non. Qu'est-ce que tu veux que cela puisse me faire?... Je n'y comprendrais rien a cette chose-la... Non, je suis venue parce que j'avais envie de connaitre mes petits Jansoulet, et puis que je commencais a etre inquiete. Voila plusieurs fois que j'ecrivais sans recevoir de reponse. J'ai eu peur qu'il y eut un enfant malade, que Bernard fut mal dans ses affaires, toutes sortes de mauvaises idees. Il m'a pris un gros chagrin noir, et je suis partie... Ils vont tous bien ici, a ce qu'on m'a dit?... --Mais oui, madame Francoise... Grace a Dieu, tout le monde se porte a merveille. --Et Bernard?... Son commerce... Ca marche comme il veut?... --Oh! vous savez, on a toujours ses petits tracas dans la vie de ce monde...; finalement, je crois qu'il n'a pas a se plaindre... Mais j'y songe, vous devez avoir faim... Je vas vous faire servir quelque chose." Il allait sonner, a l'aise et chez lui bien plus que la vieille mere. Elle le retint: "Non, non, je n'ai besoin de rien. Il me reste encore des provisions du voyage." Sur le bord de la table elle posait deux figues, une croute de pain, tirees de son panier, puis, tout en mangeant: "Et toi, petit, tes affaires?... Tu m'as l'air joliment requinque depuis la derniere fois que tu es venu au Bourg... Quel linge, quels effets!... Dans quelle partie es-tu donc? --Professeur de massage... repondit Aristide gravement. --Professeur, toi?... dit-elle avec un etonnement respectueux; mais elle n'osa lui demander ce qu'il enseignait, et Cabassu, que ces questions embarrassaient un peu, se hata de passer a un autre sujet: --Si j'allais chercher les enfants... On ne leur a donc pas dit que leur grand'mere etait la?... --C'est moi qui n'ai pas voulu les deranger de leur travail... Mais je crois que la classe est finie maintenant. Ecoute..." On entendait derriere la porte cette impatience pietinante des ecoliers qui vont sortir, avides d'espace et d'air; et la vieille savourait ce joli train qui doublait son desir maternel, mais l'empechait de rien faire pour en hater le contentement... Enfin, la porte s'ouvrit... Le precepteur parut d'abord, un abbe au nez pointu, aux fortes pommettes, que nous avons vu figurer aux dejeuners d'apparat d'autrefois. Brouille avec son eveque, l'ambitieux desservant avait quitte le diocese ou il exercait, et, dans sa position precaire d'irregulier du clerge,--car le clerge a sa boheme, lui aussi--se trouvait heureux d'instruire les petits Jansoulet, recemment expulses de Bourdaloue. De cet air solennel, arrogant, accable de responsabilites, que devaient avoir les grands prelats charges de l'education des Dauphins de France, il precedait trois petits bonshommes frises, gantes, a chapeaux oblongs, en vestons courts, avec des sacs de cuir en sautoir et de grands bas rouges montant jusqu'au milieu de leurs petites jambes maigriotes d'enfants grandissants, la tenue du parfait velocipediste au moment de monter en selle. "Mes enfants, dit Cabassu, le familier de la maison, voila madame Jansoulet, votre grand'mere, qui est venue a Paris expres pour vous voir." Ils s'arreterent tres etonnes, en rang de taille, examinant ce vieux visage crevasse entre les barbes jaunes de sa coiffe, cette mise etrange, d'une simplicite inconnue; et l'etonnement de leur grand'mere repondait au leur, doublee d'une deconvenue navrante et de la gene ressentie en face de ces petits messieurs gourmes et dedaigneux autant que les marquis, les comtes, les prefets en tournee que son fils lui amenait a Saint-Romans. Sur l'injonction de leur precepteur "de saluer leur venerable aieule," ils vinrent a tour de role lui donner ces petites poignees de mains a bras trop courts, dont ils avaient tant distribue dans les mansardes; et le fait est que cette bonne femme a la figure terreuse, aux hardes propres mais bien simples, leur rappelait les visites de charite du college Bourdaloue. Ils sentaient d'eux a elle le meme inconnu, la meme distance, qu'aucun souvenir, que nulle parole de leurs parents n'etait jamais venue combler. L'abbe comprit cette gene et se lanca, pour la dissiper, dans une allocution debitee de cette voix de gorge, avec ces gestes virulents, familiers a ceux qui croient toujours avoir au-dessous d'eux les dix marches de hauteur d'une chaire: "Eh bien! madame, le voila venu, le jour, le grand jour ou M. Jansoulet va confondre ses ennemis. _Confundantur hostes mei, quia injuste iniquitatem fecerunt in me_, parce qu'ils m'ont injustement persecute." La vieille s'inclina religieusement devant le latin de l'Eglise qui passait; mais sa figure prit une expression vague d'inquietude a cette idee d'ennemis et de persecutions. "Ces ennemis sont puissants et nombreux, ma noble dame, mais ne nous alarmons pas outre mesure. Ayons confiance aux decrets du ciel et a la justice de notre cause. Dieu est au milieu d'elle, elle ne sera pas ebranlee. _In medio ejus non commovebitur._" Un negre gigantesque, tout galonne d'or neuf, l'interrompit, en annoncant que les velocipedes etaient prets, pour la lecon quotidienne sur la terrasse des Tuileries. Avant de partir, les enfants secouerent encore solennellement la main ridee et caillouteuse de leur aieule qui les regardait partir, stupefaite et le coeur serre, quand tout a coup, par un adorable mouvement spontane, le plus jeune, arrive a la porte, se retourna vivement, bouscula le grand negre, et vint se jeter, la tete en avant, comme un petit buffle, dans les jupes de la mere Jansoulet qu'il serra a bras le corps en lui tendant son front lisse eclabousse de boucles brunes, avec la bonne grace de l'enfant qui offre sa caresse comme une fleur. Peut-etre celui-la, plus pres du nid et de ses tiedeurs, des girons qui bercent et des nourrices aux chansons patoises, avait-il senti venir vers son petit coeur les effluves maternelles dont le privait la Levantine. La vieille "Grand" frissonna toute, a la surprise de cette etreinte instinctive: "Oh! mon petit... mon petit... dit-elle en saisissant la grosse petite tete soyeuse et frisee qui lui en rappelait une autre, et elle l'embrassa eperdument. Puis, l'enfant se degagea, se sauva sans rien dire, les cheveux mouilles de larmes chaudes. Restee seule avec Cabassu, la mere, que ce baiser avait reconfortee, demanda quelques explications sur les paroles du pretre. Son fils avait donc beaucoup d'ennemis? "Oh! disait Cabassu, ce n'est pas etonnant, dans sa position... --Mais enfin qu'est-ce que c'est que ce grand jour, cette seance dont vous me parlez tous? --Eh be! oui... C'est aujourd'hui qu'on va savoir si Bernard sera ou non depute. --Comment?... il ne l'est donc pas encore?... Et moi qui l'ai dit partout dans le pays, moi qui ai tout illumine Saint-Romans, il y a un mois... C'est donc un mensonge qu'on m'a fait faire." Le masseur eut beaucoup de peine a lui expliquer les formalites parlementaires de la validation des pouvoirs. Elle n'ecoutait que d'une oreille, arpentant la lingerie avec fievre. "C'est la qu'il est, mon Bernard, en ce moment? --Oui, Madame. --Et les femmes, est-ce qu'elles peuvent y entrer, a cette Chambre?... Alors pourquoi donc que la sienne n'y est pas?... Car, enfin, je comprends bien que c'est une grande affaire pour lui... Il aurait besoin, un jour comme aujourd'hui, de sentir tous ceux qu'il aime a son cote... Tiens, sais-tu, mon garcon, tu vas m'y conduire, a sa seance... Est-ce que c'est loin? --Non, tout pres d'ici... Seulement, ce doit etre deja commence. Et puis, ajouta le Giaour un peu gene, c'est l'heure ou madame a besoin de moi. --Ah!... Est-ce que tu lui enseignes cette chose dont tu es professeur? Comment dis-tu ca?... --Le massage... Ca nous vient des anciens... Justement, la voila qui sonne. On va venir me chercher. Voulez-vous que je l'avertisse que vous etes ici? --Non, non, j'aime bien mieux aller la-bas tout de suite. --Mais vous n'avez pas de carte pour entrer? --Bah! je dirai que je suis la mere de Jansoulet, et que je viens pour entendre juger mon fils." Pauvre mere! elle ne croyait pas si bien dire. "Attendez donc, madame Francoise. Je vais vous donner quelqu'un pour vous conduire, au moins. --Oh! tu sais, moi, la domestiquaille, je n'ai jamais pu m'y faire. J'ai une langue. Il y a du monde par les rues. Je trouverai bien mon chemin." Il tenta un dernier effort, sans laisser voir toute sa pensee: "Prenez garde. Ses ennemis vont parler contre lui a la Chambre. Vous allez entendre des choses qui vous feront de la peine." Oh! le beau sourire de croyance et de fierte maternelles avec lesquelles elle repondit: "Est-ce que je ne sais pas mieux qu'eux tous ce que vaut mon enfant? Est-ce que rien pourrait me le faire meconnaitre? Il faudrait que je sois une fiere ingrate alors. Allons, zou!" Et secouant terriblement ses coiffes, elle partit. Le buste droit, la tete haute, la vieille s'en allait a brusques enjambees, sous les grandes arcades qu'on lui avait dit de suivre, un peu troublee par le roulement incessant des voitures et par l'oisivete de sa marche que n'accompagnait plus le mouvement de cette fidele quenouille, qui ne l'avait jamais quittee depuis cinquante ans. Toutes ces idees d'inimities, de persecutions, les paroles mysterieuses du pretre, les restrictions de Cabassu l'agitaient, l'effrayaient. Elle y trouvait l'explication des pressentiments qui s'etaient empares d'elle au point de l'arracher a ses habitudes, a ses devoirs, a la surveillance du chateau et de son malade. Du reste, chose singuliere, depuis que la fortune avait jete sur son fils et sur elle cette chape d'or aux plis lourds, la mere Jansoulet ne s'y etait pas encore faite et s'attendait toujours a la subite disparition de ces splendeurs... Qui sait si la debacle n'allait pas commencer cette fois?... Et subitement, au travers de ces sombres pensees, le souvenir de la scene enfantine de tout a l'heure, du tout petit se frottant a ses jupes de droguet, amenait sur ses levres ridees le gonflement d'un sourire tendre; et ravie, elle murmurait dans son patois: "Oh! de ce petit, pourtant..." Une place magnifique, immense, eblouissante, deux gerbes d'eau envolees en poussiere d'argent, puis un grand pont de pierre et, tout au bout, une maison carree avec des statues devant, une grille ou stationnaient des voitures, du monde qui entrait, des sergents de ville attroupes. C'etait la... Elle ecarta la foule bravement et marcha jusqu'a une haute porte vitree. "Votre carte, ma bonne femme?" La bonne femme n'avait pas de carte, mais elle dit simplement a un de ces huissiers a revers rouges qui gardaient l'entree: "Je suis la mere de Bernard Jansoulet... Je viens pour la seance de mon garcon." C'etait bien la seance de son garcon en effet; car, dans cette foule assiegeant les portes, dans celle qui remplissait les couloirs, la salle, les tribunes, tout le palais, le meme nom se chuchotait accompagne de sourires et de racontars. On s'attendait a un grand scandale, a des revelations terribles du rapporteur qui ameneraient sans doute quelque violence du barbare accule; et l'on se pressait la comme pour une premiere representation ou les plaidoiries d'une cause celebre. La vieille mere n'aurait pu certainement se faire entendre au milieu de cette affluence, si la trainee d'or, laissee par le Nabab partout ou il passait, et marquant sa trace royale, ne lui avait facilite tous les chemins. Elle allait donc derriere un huissier de service dans cet enchevetrement de couloirs, de portes battantes, de salles nues et sonores, emplies d'un bourdonnement qui circulait avec l'air du batiment, sortait de ses murailles, comme si les pierres elles-memes impregnees de "parlotage" joignaient des echos anciens a ceux de toutes ces voix. En traversant un corridor, elle vit un petit homme brun, qui gesticulait et criait aux gens de service: "Vous direz a moussiou Jansoulet que c'est moi que ze souis le maire de Sarlazaccio, que z'ai ete condamne a cinq mois de prison pour loui... Ca meritait bien oune carte pour la seance, corps de Dieu!" Cinq mois de prison a cause de son fils... Pourquoi cela?... Tres inquiete, elle arrivait enfin, les oreilles sifflantes, en haut d'un palier ou des inscriptions differentes "_tribune du Senat, du corps diplomatique, des deputes_" surmontaient des petites portes d'hotel garni ou de loges de theatre. Elle entrait, et sans rien voir d'abord que quatre ou cinq rangs de banquettes chargees de monde, puis, en face, bien loin, separees d'elle par un vaste espace clair, d'autres tribunes pareillement remplies, elle s'accotait tout debout au pourtour, etonnee d'etre la, eblouie, abasourdie. Une bouffee d'air chaud qui lui venait dans la figure, un brouhaha de voix montantes l'attiraient dans la pente de l'estrade, vers l'espece de gouffre ouvert au milieu du grand vaisseau, et ou son fils devait etre. Oh! qu'elle aurait voulu le voir... Alors en s'amincissant encore, en jouant de ses coudes pointus et durs comme son fuseau, elle se glissa, se faufila entre le mur et les banquettes, sans prendre garde aux petits courroux qu'elle eveillait, au dedain des femmes en toilette dont elle chiffonnait les dentelles, les parures printanieres. Car l'assemblee etait toute elegante, mondaine. La mere Jansoulet reconnaissait meme, a son plastron inflexible, a son nez aristocratique, le beau marquis visiteur de Saint-Romans, qui portait si bien son nom d'oiseau de luxe; mais lui, ne la regardait pas. Avancee ainsi de quelques rangs, elle fut arretee par un dos d'homme assis, un dos enorme qui barrait tout, l'empechait d'aller plus loin. Heureusement que de la, en se penchant un peu, elle apercevait presque toute la salle; et ces gradins en demi-cercle ou se pressaient les deputes, la tenture verte des murailles, cette chaire dans le fond occupee par un homme chauve, a l'air severe, lui faisaient l'effet, sous le jour studieux et gris tombant de haut, d'une classe qui va commencer et que precedent le bavardage, le deplacement d'ecoliers dissipes. Une chose la frappa, l'insistance des regards a ne se tourner que d'un cote, a chercher le meme point attirant; et comme elle suivait ce courant de curiosite qui entrainait l'assemblee tout entiere, aussi bien la salle que les tribunes, elle vit que ce qu'on regardait ainsi, c'etait son fils. Au pays des Jansoulet, on trouve encore, dans quelques anciennes eglises, au fond du choeur, a mi-hauteur dans la crypte, une logette en pierre, ou le lepreux etait admis a ecouter l'office, montrant a la foule curieuse et craintive sa sombre silhouette de fauve accroupie contre les meurtrieres pratiquees au mur. Francoise se souvenait tres bien d'avoir vu, au village ou elle avait ete nourrie, le "ladre", effroi de son enfance, entendant la messe du fond de sa cage de pierre, perdu dans l'ombre et la reprobation... En voyant son fils assis, la tete dans ses mains, seul, tout en haut, a part des autres, ce souvenir lui revint a l'esprit. "On dirait le ladre", murmura la paysanne. Et c'etait bien un lepreux, en effet, ce pauvre Nabab, a qui ses millions rapportes d'Orient infligeaient en ce moment comme une terrible et mysterieuse maladie exotique. Par hasard, le banc ou il avait choisi sa place s'eclaircissait de plusieurs vides causes par des conges ou des morts recentes; et tandis que les autres deputes communiquaient entre eux, riaient, se faisaient des signes, lui se tenait silencieux, isole, signale a l'attention de toute la Chambre, attention que la mere Jansoulet devinait malveillante, ironique, et qui la brulait au passage. Comment lui faire savoir qu'elle etait la, pres de lui, qu'un coeur fidele battait non loin du sien? Il evitait de se tourner vers cette tribune. On eut dit qu'il la sentait hostile, qu'il craignait d'y voir des choses attristantes... Soudain, a un coup de sonnette venu de l'estrade presidentielle, un tressaillement courut par l'assemblee, toutes les tetes se pencherent dans cet elancement attentif qui immobilise les traits de la face, et un homme maigre a lunettes, subitement dresse parmi tant de gens assis, ce qui lui donnait deja l'autorite de l'attitude, dit en ouvrant le cahier qu'il tenait a la main: "Messieurs, je viens au nom de votre troisieme bureau, vous proposer d'annuler l'election de la deuxieme circonscription du departement de la Corse." Dans le grand silence qui suivit cette phrase que la mere Jansoulet ne comprit pas, le gros poussah assis devant elle se mit a souffler violemment, et tout a coup, au premier rang de la tribune, un delicieux visage de femme se retourna vers lui, pour lui adresser un signe rapide d'intelligence et de contentement. Front pale, levres minces, sourcils trop noirs dans le blanc encadrement du chapeau, cela fit dans les yeux de la bonne vieille, sans qu'elle sut pourquoi, l'effet douloureux du premier eclair quand l'orage commence et que l'apprehension de la foudre suit le vif echange des fluides. Le Merquier lisait son rapport. La voix lente, blafarde, monotone, l'accent lyonnais, trainard et mou, ou la longue taille de l'avocat se bercait par un mouvement de tete et d'epaules presque animal, faisaient un singulier contraste a la nettete feroce du requisitoire. D'abord un rapide expose des irregularites electorales. Jamais le suffrage universel n'avait ete traite avec ce sans-facon primitif et barbare. A Sarlazaccio, ou le concurrent de Jansoulet paraissait devoir l'emporter, l'urne est detruite pendant la nuit precedant le depouillement. Meme aventure ou a peu pres a Levie, a Saint-Andre, a Avabessa. Et ce sont les maires eux-memes qui commettent ces attentats, emportent les urnes a leurs domiciles, brisent les scelles, dechirent les bulletins de vote sous le couvert de leur autorite municipale. Nul respect de la loi. Partout la fraude, l'intrigue, meme la violence. A Calcatoggio, un homme arme s'est tenu tout le temps de l'election a la fenetre d'une auberge, l'escopette au poing, juste en face de la mairie; et chaque fois qu'un partisan de Sebastiani, l'adversaire de Jansoulet, se montrait sur la place, l'homme le mettait en joue: "Si tu entres, je te brule!" D'ailleurs, quand on voit des commissaires de police, des juges de paix, des verificateurs de poids et mesures ne pas craindre de s'improviser agents electoraux, d'effrayer, d'entrainer la population soumise a toutes ces petites influences locales si tyranniques, n'est-ce pas la preuve d'une licence effrenee? Jusqu'a des pretres, de saints pasteurs egares par leur zele pour le tronc des pauvres et l'entretien de leur eglise indigente, qui ont preche une mission veritable en faveur de l'election Jansoulet. Mais une influence encore plus puissante, quoique moins respectable, a ete mise en jeu pour la bonne cause, l'influence des bandits. "Oui, des bandits, Messieurs, je ne ris pas." Et la-dessus une esquisse a grands traits du banditisme corse en general et de la famille Piedigriggio en particulier... La Chambre, tres attentive, ecoutait avec une certaine inquietude. En somme, c'etait un candidat officiel dont on signalait ainsi les agissements, et ces etranges moeurs electorales appartenaient a ce pays privilegie, berceau de la famille imperiale, si etroitement lie aux destinees de la dynastie, qu'une attaque a la Corse semblait remonter jusqu'au souverain. Mais quand on vit, au banc du gouvernement, le nouveau ministre d'Etat, successeur et ennemi de Mora, tout joyeux de l'echec arrive a une creature du defunt, sourire complaisamment au cruel persiflage de Le Merquier, aussitot toute gene disparut, et le sourire ministeriel, repete sur trois cents bouches, s'agrandit bientot en un rire a peine contenu, ce rire des foules dominees par une ferule quelconque et que la moindre approbation du maitre fait eclater. Dans les tribunes peu gatees d'ordinaire sur le pittoresque, et que ces histoires de bandits amusaient comme un vrai roman, c'etait une joie generale, une animation radieuse de tous ces visages de femmes, heureux de pouvoir paraitre jolis sans manquer a la solennite de l'endroit. De petits chapeaux clairs fremissaient de toute leur aigrette fleurie, des bras ronds cercles d'or s'accoudaient pour mieux ecouter. Le grave Le Merquier avait apporte a la seance la distraction d'un spectacle, la petite note comique permise aux concerts de charite pour amadouer les profanes. Impassible et tres froid au milieu de son succes, il continuait a lire de sa voix morne et penetrante comme une pluie lyonnaise: "Maintenant, Messieurs, on se demande comment un etranger, un Provencal retour d'Orient, ignorant des interets et des besoins de cette ile ou on ne l'avait jamais vu avant les elections, le vrai type de ce que les Corses appellent dedaigneusement un continental, comment cet homme a pu susciter un pareil enthousiasme, un devouement pousse jusqu'au crime, jusqu'a la profanation. C'est sa richesse qui nous repondra, son or funeste jete a la face des electeurs, fourre de force dans leurs poches avec un cynisme effronte dont nous avons mille preuves." Alors l'interminable serie des denonciations: "Je soussigne Croce (Antoine), atteste dans l'interet de la verite que le commissaire de police Nardi venu chez nous un soir, m'a dit:--Ecoute, Croce (Antoine)... je te jure sur le feu de cette lampe que, si tu votes pour Jansoulet, tu auras cinquante francs demain matin." Et cet autre: "Je soussigne Lavezzi (Jacques-Alphonse) declare avoir refuse avec mepris, dix-sept francs que m'offrait le maire de Pozzo-Negro pour voter contre mon cousin Sebastiani..." Il est probable que, pour trois francs de plus (Lavezzi Jacques-Alphonse) aurait devore son mepris en silence. Mais la Chambre n'y regardait pas de si pres. L'indignation la soulevait, cette chambre incorruptible. Elle grondait, elle s'agitait sur ses moelleuses banquettes de velours rouge, poussait des clameurs. C'etaient des "oh!" de stupefaction, des yeux en accent circonflexe, de brusques revoltes en arriere, ou des affaissements consternes, decourages, comme en cause parfois le spectacle de la degradation humaine. Et remarquez que la plupart de ces deputes s'etaient servis des memes manoeuvres electorales, qu'il y avait la les heros de ces fameux "rastels," de ces ripailles en plein vent promenant en triomphe des veaux pavoises, enrubannes, comme a des kermesses de Gargantua. Ceux-la justement criaient plus fort que les autres, se tournaient, furieux, vers le banc solitaire et eleve ou le pauvre lepreux ecoutait, immobile, la tete dans ses mains. Pourtant, au milieu du haro general, une voix s'elevait en sa faveur, mais sourde, inexercee, moins une parole qu'un bredouillement sympathique a travers lequel on distinguait vaguement: Grands services rendus a la population corse... Travaux considerables... _Caisse territoriale_." Celui qui begayait ainsi etait un tout petit homme en guetres blanches, tete d'albinos, aux poils rares, herisses par touffes. Mais l'interruption de ce maladroit ami ne put que fournir a Le Merquier une transition rapide et toute naturelle. Un sourire hideux ecarta ses levres molles: "L'honorable M. Sarigue nous parle de la _Caisse territoriale_, nous allons pouvoir lui repondre." L'antre Paganetti semblait lui etre, en effet, tres familier. En quelques phrases nettes et vives, il projeta la lumiere jusqu'au fond du sombre repaire, en montra tous les pieges, tous les gouffres, les detours, les chausses-trappes, comme un guide secouant sa torche au dessus des oubliettes de quelque sinistre _in pace_. Il parla des fausses carrieres, des chemins de fer en trace, des paquebots chimeriques disparus dans leur propre fumee. L'affreux desert de Taverna ne fut pas oublie, ni la vieille _torre_ genoise, servant de bureau a l'agence maritime. Mais ce qui rejouit surtout la Chambre, ce fut le recit d'une ceremonie picaresque organisee par le gouverneur pour la percee d'un tunnel a travers le Monte-Rotondo, travail gigantesque toujours en projet, remis d'annee en annee, demandant des millions d'argent, des milliers de bras, et qu'on avait commence en grande pompe huit jours avant l'election. Le rapport relatait drolement la chose, le premier coup de pioche donne par le candidat dans l'enorme montagne couverte de forets seculaires, le discours du prefet, la benediction des oriflammes aux cris de "vive Bernard Jansoulet," et deux cents ouvriers se mettant a l'oeuvre immediatement, travaillant jour et nuit pendant une semaine, puis--sitot l'election faite--abandonnant sur place les debris du roc entame autour d'une excavation derisoire, un asile de plus pour les redoutables rodeurs du maquis. Le tour etait joue. Apres avoir si longtemps extorque l'argent des actionnaires, la _Caisse territoriale_ venait de servir cette fois a subtiliser les votes des electeurs. "Du reste, Messieurs, voici un dernier detail, par lequel j'aurais pu commencer pour vous epargner le navrant recit de cette pasquinade electorale. J'apprends qu'une instruction judiciaire est ouverte aujourd'hui meme contre le comptoir Corse, et qu'une serieuse expertise de ses livres va tres vraisemblablement amener un de ces scandales financiers trop frequents, helas! de nos jours, et auquel vous ne voudrez pas, pour l'honorabilite de cette Chambre, qu'aucun de vos membres se trouve mele." Sur cette revelation subite, le rapporteur s'arreta un moment, prit un temps comme un comedien soulignant son effet; et dans le silence dramatique pesant tout a coup sur l'Assemblee, on entendit le bruit d'une porte qui se fermait. C'etait le gouverneur Paganetti quittant lestement sa tribune, le visage bleme, les yeux ronds, la bouche en sifflet d'un maitre Pierrot qui vient de flairer dans l'air quelque formidable coup de batte. Monpavon, immobile, elargissait son plastron. Le gros homme soufflait violemment dans les guirlandes du petit chapeau blanc de sa femme. La mere Jansoulet regardait son fils. "J'ai parle de l'honorabilite de la Chambre, Messieurs... je veux en parler encore..." Cette fois Le Merquier ne lisait plus. Apres le rapporteur, l'orateur entrait en scene, le justicier plutot. La face eteinte, le regard abrite, rien ne vivait, rien ne bougeait de son grand corps que le bras droit, ce bras long, anguleux, aux manches courtes, qui s'abaissait automatiquement comme un glaive de justice, mettait a chaque fin de phrase le geste cruel et inexorable d'une decollation. Et c'etait certes une execution veritable a laquelle on assistait. L'orateur voulait bien laisser de cote les legendes scandaleuses, le mystere qui planait sur cette fortune colossale acquise aux pays lointains, loin de tout controle. Mais il y avait dans la vie du candidat certains points difficiles a eclaircir, certains details... Il hesitait, semblait chercher, epurer ses mots, puis devant l'impossibilite de formuler l'accusation directe: "Ne rabaissons point le debat, Messieurs... Vous m'avez compris, vous savez a quels bruits infames je fais allusion, a quelles calomnies, voudrais-je pouvoir dire; mais la verite me force a declarer que lorsque M. Jansoulet, appele devant votre troisieme bureau, a ete mis en demeure de confondre les accusations dirigees contre lui, ses explications ont ete si vagues, que tout en restant persuades de son innocence, un soin scrupuleux de votre honneur nous a fait rejeter une candidature entachee d'un soupcon de ce genre. Non, cet homme ne doit pas sieger au milieu de vous. Qu'y ferait-il d'ailleurs?... Etabli depuis si longtemps en Orient, il a desappris les lois, les moeurs, les usages de son pays. Il croit aux justices expeditives, aux bastonnades en pleine rue, il se fie aux abus de pouvoir, et, ce qui est pis encore, a la venalite, a la bassesse accroupie de tous les hommes. C'est le traitant qui se figure que tout s'achete, quand on y met le prix, meme les votes des electeurs, meme la conscience de ses collegues..." Il fallait voir avec quelle admiration naive ces bons gros deputes, engourdis de bien-etre, ecoutaient cet ascete, cet homme d'un autre age, pareil a quelque saint Jerome sorti du fond de sa thebaide pour venir, en pleine assemblee du Bas-Empire, foudroyer de son eloquence indignee le luxe effronte des prevaricateurs et des concussionnaires. Comme on comprenait bien maintenant ce beau surnom de "Ma conscience" que lui decernait le Palais, et ou il tenait tout entier avec sa grande taille et ses gestes inflexibles. Dans les tribunes, l'enthousiasme s'exaltait encore. De jolies tetes se penchaient pour le voir, pour boire sa parole. Des approbations couraient, inclinant des bouquets de toutes nuances comme le vent dans la floraison d'un champ de ble. Une voix de femme criait d'un petit accent etranger: "Bravo... bravo..." Et la mere? Debout, immobile, recueillie dans son desir de comprendre quelque chose a cette phraseologie de pretoire, a ces allusions mysterieuses, elle etait la comme ces sourds-muets qui ne devinent ce qu'on dit devant eux qu'au mouvement des levres, a l'accent des physionomies. Or il lui suffisait de regarder son fils et Le Merquier pour comprendre quel mal l'un faisait a l'autre, quelles intentions perfides, empoisonnees, tombaient de ce long discours sur le malheureux qu'on aurait pu croire endormi, sans le tremblement de ses fortes epaules et les crispations de ses mains dans ses cheveux qu'elles fourrageaient furieusement tout en lui cachant le visage. Oh! si de sa place elle avait pu lui crier: "N'aie pas peur, mon fils. S'ils te meprisent tous, ta mere t'aime. Viens-nous-en ensemble... Qu'est-ce que nous avons besoin d'eux?" Et un moment elle put croire que ce qu'elle lui disait ainsi dans le fond de son coeur arrivait jusqu'a lui par une intuition mysterieuse. Il venait de se lever, de secouer sa tete crepue, congestionnee, ou la lippe enfantine de ses levres grelottait sous une nervosite de larmes. Mais, au lieu de quitter son banc, il s'y cramponnait au contraire, ses grosses mains petrissant le bois du pupitre. L'autre avait fini, maintenant c'etait son tour de repondre: "Messieurs, dit-il..." Il s'arreta aussitot, effraye par le son rauque, affreusement sourd et vulgaire de sa voix, qu'il entendait pour la premiere fois en public. Il lui fallut, dans cette halte tourmentee de mouvements de la face, d'intonations cherchees et qui ne sortaient pas, reprendre la force de sa defense. Et si l'angoisse de ce pauvre homme etait saisissante, la vieille mere, la-haut, penchee, haletante, remuant nerveusement les levres comme pour l'aider a chercher ses mots, lui renvoyait bien la mimique de sa torture. Quoiqu'il ne put la voir, tourne comme il l'etait par rapport a cette tribune qu'il evitait intentionnellement, ce souffle maternel, le magnetisme ardent de ces yeux noirs finirent par lui rendre la vie, et subitement sa parole et son geste se trouverent delies: "Avant tout, Messieurs, je declare que je ne viens pas defendre mon election... Si vous croyez que les moeurs electorales n'ont pas ete toujours les memes en Corse, qu'on doive imputer toutes les irregularites commises a l'influence corruptrice de mon or et non au temperament inculte et passionne d'un peuple, repoussez-moi, ce sera justice et je n'en murmurerai pas. Mais il y a dans tout ceci autre chose que mon election, des accusations qui attaquent mon honneur, le mettent directement en jeu, et c'est a cela seul que je veux repondre." Sa voix s'assurait peu a peu, toujours cassee, voilee, mais avec des notes attendrissantes comme il s'en trouve dans ces organes dont la durete primitive a subi quelques eraillures. Tres vite il raconta sa vie, ses debuts, son depart pour l'Orient. On eut dit un de ces vieux recits du dix-huitieme siecle ou il est question de corsaires barbaresques courant les mers latines, de beys et de hardis Provencaux bruns comme des grillons, qui finissent toujours par epouser quelque sultane et "prendre le turban" selon l'ancienne expression des Marseillais. "Moi, disait le Nabab de son sourire bon enfant, je n'ai pas eu besoin de prendre le turban pour m'enrichir, je me suis contente d'apporter en ces pays d'indolence et de lachez-tout l'activite, la souplesse d'un Francais du Midi, et je suis arrive a faire en quelques annees une de ces fortunes qu'on ne fait que la-bas dans ces diables de pays chauds ou tout est gigantesque, hatif, disproportionne, ou les fleurs poussent en une nuit, ou un arbre produit une foret. L'excuse de fortunes pareilles est dans la facon dont on les emploie, et j'ai la pretention de croire que jamais favori du sort n'a plus que moi essaye de se faire pardonner sa richesse. Je n'y ai pas reussi." Oh! non, il n'y avait pas reussi... Pour tant d'or follement seme, il n'avait rencontre que du mepris ou de la haine... De la haine! Qui pouvait se vanter d'en avoir remue autant que lui, comme un gros bateau de la vase lorsque sa quille touche le fond... Il etait trop riche, cela lui tenait lieu de tous les vices, de tous les crimes, le designait a des vengeances anonymes, a des inimities cruelles et incessantes. "Ah! Messieurs, criait le pauvre Nabab en levant ses poings crispes, j'ai connu la misere, je me suis pris corps a corps avec elle, et c'est une atroce lutte, je vous jure. Mais lutter contre la richesse, defendre son bonheur, son honneur, son repos, mal abrites derriere des piles d'ecus qui vous croulent dessus et vous ecrasent, c'est quelque chose de plus hideux, de plus ecoeurant encore. Jamais, aux plus sombres jours de ma detresse, je n'ai eu les peines, les angoisses, les insomnies dont la fortune m'a accable, cette horrible fortune que je hais et qui m'etouffe... On m'appelle le Nabab, dans Paris... Ce n'est pas le Nabab qu'il faudrait dire, mais le Paria, un paria social tendant les bras, tout grands, a une societe qui ne veut pas de lui..." Figees en recit, ces paroles peuvent paraitre froides; mais la, devant l'Assemblee, la defense de cet homme paraissait empreinte d'une sincerite eloquente et grandiose qui etonna d'abord, venant de ce rustique, de ce parvenu, sans lecture, sans education, avec sa voix de marinier du Rhone et ses allures de portefaix, et qui emut ensuite singulierement les auditeurs par ce qu'elle avait d'inculte, de sauvage, d'etranger a toute notion parlementaire. Deja des marques de faveur avaient agite les gradins habitues a recevoir l'averse monotone et grise du langage administratif. Mais a ce cri de rage et de desespoir pousse contre la richesse par l'infortune qu'elle enlacait, roulait, noyait dans ses flots d'or et qui se debattait, appelant au secours du fond de son Pactole, toute la Chambre se dressa avec des applaudissements chaleureux, des mains tendues, comme pour donner au malheureux Nabab ces temoignages d'estime dont il se montrait si avide, et le sauver en meme temps du naufrage. Jansoulet sentit cela et, rechauffe par cette sympathie, il reprit, la tete haute, le regard assure: "On est venu vous dire, Messieurs, que je n'etais pas digne de m'asseoir au milieu de vous. Et celui qui l'a dit etait bien le dernier de qui j'aurais attendu cette parole, car lui seul connait le secret douloureux de ma vie; lui seul pouvait parler pour moi, me justifier et vous convaincre. Il n'a pas voulu le faire. Eh bien! moi, je l'essaierai, quoiqu'il m'en coute. Outrageusement calomnie devant tout le pays, je dois a moi-meme, je dois a mes enfants cette justification publique et je me decide a la faire." Par un mouvement brusque, il se tourna alors vers la tribune ou il savait que l'ennemi le guettait, et, tout a coup, s'arreta plein d'epouvante. La, juste en face de lui, derriere la petite tete haineuse et pale de la baronne, sa mere, sa mere qu'il croyait a deux cents lieues du redoutable orage, le regardait, appuyee au mur, tendant vers lui son visage divin inonde de larmes, mais fier et rayonnant tout de meme du grand succes de son Bernard. Car c'etait un vrai succes d'emotion sincere, bien humaine, et que quelques mots de plus pouvaient changer en triomphe. "Parlez... parlez..." lui criait-on de tous les cotes de la Chambre, pour le rassurer, l'encourager. Mais Jansoulet ne parlait pas. Il avait bien peu a dire cependant pour sa defense: "La calomnie a confondu volontairement deux noms. Je m'appelle Bernard Jansoulet. L'autre s'appelait Jansoulet Louis." Pas un mot de plus. C'etait trop en presence de sa mere ignorant toujours le deshonneur de l'aine. C'etait trop pour le respect, la solidarite familiale. Il crut entendre la voix du vieux: "Je meurs de honte, mon enfant." Est-ce qu'elle n'allait pas mourir de honte elle aussi, s'il parlait?... Il eut vers le sourire maternel un regard sublime de renoncement, puis d'une voix sourde, d'un geste decourage: "Excusez-moi, Messieurs, cette explication est decidement au-dessus de mes forces... Ordonnez une enquete sur ma vie, ouverte a tous et bien en lumiere, helas! puisque chacun peut en interpreter tous les actes... Je vous jure que vous n'y trouverez rien qui m'empeche de sieger au milieu des representants de mon pays." La stupeur, la desillusion furent immenses devant cette defaite qui semblait a tous l'effondrement subit d'une grande effronterie acculee. Il y eut un moment d'agitation sur les bancs, le tumulte d'un vote par assis et leve, que le Nabab sous le jour douteux du vitrage regarda vaguement, comme le condamne du haut de l'echafaud regarde la foule houleuse; puis, apres cette attente longue d'un siecle qui precede une minute supreme, le president prononca dans le grand silence et le plus simplement du monde: "L'election de M. Bernard Jansoulet est annulee." Jamais vie d'homme ne fut tranchee avec moins de solennite ni de fracas. La-haut, dans sa tribune, la mere Jansoulet n'y comprit rien, sinon que des vides se faisaient tout autour sur les bancs, que des gens se levaient, s'en allaient. Bientot il ne resta plus avec elle que le gros homme et la dame en chapeau blanc, penches tout au bord de la rampe, regardant curieusement du cote de Bernard, qui semblait s'appreter a partir lui aussi, car il serrait d'un air tres calme d'epaisses liasses dans un grand portefeuille. Ses papiers ranges, il se leva, quitta sa place... Ah! ces existences d'estradiers ont parfois des passes bien cruelles. Gravement, lourdement, sous les regards de toute l'Assemblee, il lui fallut redescendre ces gradins qu'il avait escalades au prix de tant de peines et d'argent, mais au bas desquels le precipitait une fatalite inexorable. C'etait cela que les Hemerlingue attendaient, suivant de l'oeil jusqu'a sa derniere etape cette sortie navrante, humiliante, qui met au dos de l'invalide un peu de la honte et de l'effarement d'un renvoi; puis sitot le Nabab disparu, ils se regarderent avec un rire silencieux et quitterent la tribune, sans que la vieille femme eut ose leur demander quelque renseignement, avertie par son instinct de la sourde hostilite de ces deux etres. Restee seule, elle preta toute son attention a une nouvelle lecture qu'on faisait, persuadee qu'il s'agissait encore de son fils. On parlait d'election, de scrutin, et la pauvre mere tendant sa coiffe rousse, froncant son gros sourcil, aurait religieusement ecoute jusqu'au bout le rapport de l'election Sarigue, si l'huissier de service qui l'avait introduite, ne fut venu l'avertir que c'etait fini, qu'elle ferait mieux de s'en aller. Elle parut tres surprise. "Vraiment?... c'est fini?... disait-elle, en se levant comme a regret." Et tout bas, timidement: "Est-ce que... Est-ce qu'il a gagne?" C'etait si naif, si touchant, que l'huissier n'eut pas meme envie de rire. "Malheureusement non, madame. M. Jansoulet n'a pas gagne... Mais aussi pourquoi s'est-il arrete en si beau chemin... Si c'est vrai qu'il n'etait jamais venu a Paris et qu'un autre Jansoulet a fait tout ce dont on l'accuse, pourquoi ne l'a-t-il pas dit?" La vieille mere, devenue tres pale, s'appuya a la rampe de l'escalier. Elle avait compris... La brusque interruption de Bernard en la voyant, le sacrifice qu'il lui avait offert si simplement dans son beau regard de bete egorgee lui revenaient a l'esprit; du meme coup la honte de l'Aine, de l'enfant de predilection, se confondait avec le desastre de celui-ci, douleur maternelle a double tranchant, dont elle se sentait dechiree de quelque cote qu'elle se retournat. Oui, oui, c'etait a cause d'elle qu'il n'avait pas voulu parler. Mais elle n'accepterait pas un sacrifice pareil. Il fallait qu'il revint tout de suite s'expliquer devant les deputes. "Mon fils? ou est mon fils? --En bas, madame, dans sa voiture. C'est lui qui m'a envoye vous chercher." Elle s'elanca devant l'huissier, marchant vite, parlant tout haut, bousculant sur son passage des petits hommes noirs et barbus qui gesticulaient dans les couloirs. Apres la salle des Pas-Perdus, elle traversa une grande antichambre en rotonde ou des laquais respectueusement ranges faisaient un soubassement vivant et chamarre a la haute muraille nue. De la on voyait, a travers les portes vitrees, la grille du dehors, la foule attroupee et parmi d'autres voitures le carrosse du Nabab qui attendait. La paysanne en passant reconnut dans un groupe son enorme voisin de tribune avec l'homme bleme a lunettes qui avait tonne contre son fils et recevait pour son discours toutes sortes de felicitations et de poignees de mains. Au nom de Jansoulet, prononce au milieu de ricanements moqueurs et satisfaits, elle ralentit ses grandes enjambees. "Enfin, disait un joli garcon a la figure de mauvaise femme, il n'a toujours pas prouve en quoi nos accusations etaient fausses." La vieille en entendant cela fit une trouee terrible dans le tas et, se posant en face de Moessard: "Ce qu'il n'a pas dit, moi je vais vous le dire. Je suis sa mere et c'est mon devoir de parler." Elle s'interrompit pour saisir a la manche Le Merquier qui s'esquivait: "Vous d'abord, mechant homme, vous allez m'ecouter... Qu'est-ce que vous avez contre mon enfant! Vous ne savez donc pas qui il est? Attendez un peu, que je vous l'apprenne." Et, se retournant vers le journaliste: "J'avais deux fils, monsieur..." Moessard n'etait plus la. Elle revint a Le Merquier: "Deux fils, monsieur..." Le Merquier avait disparu. "Oh! ecoutez-moi, quelqu'un, je vous en prie, disait la pauvre mere, jetant autour d'elle ses mains et ses paroles pour rassembler, retenir ses auditeurs; mais tous fuyaient, fondaient, se dispersaient, deputes, reporters, visages inconnus et railleurs auxquels elle voulait raconter son histoire a toute force, sans souci de l'indifference ou tombaient ses douleurs et ses joies, ses fiertes et ses tendresses maternelles exprimees dans un charabias de genie. Et tandis qu'elle s'agitait, se debattait ainsi, eperdue, la coiffe en desordre, a la fois grotesque et sublime comme tous les etres de nature en plein drame civilise, prenant a temoin de l'honnetete de son fils et de l'injustice des hommes jusqu'aux gens de livree dont l'impassibilite dedaigneuse etait plus cruelle que tout, Jansoulet, qui venait a sa rencontre, inquiet de ne pas la voir, apparut tout a coup a cote d'elle. "Prenez mon bras, ma mere... Il ne faut pas rester la." Il dit cela tres haut, d'un ton si calme et si ferme que tous les rires cesserent, et que la vieille femme, subitement apaisee, soutenue par cette etreinte solide ou s'appuyaient les derniers tremblements de sa colere, put sortir du palais entre deux haies respectueuses. Couple grandiose et rustique, les millions du fils illuminant la paysannerie de la mere comme ces haillons de sainte qu'entoure une chasse d'or, ils disparurent dans le beau soleil qu'il faisait dehors, dans la splendeur de leur carrosse etincelant, ironie feroce en presence de cette grande detresse, symbole frappant de l'epouvantable misere des riches. Tous deux assis au fond, car ils craignaient d'etre vus, ils ne se parlerent pas d'abord. Mais des que la voiture se fut mise en route, qu'il eut vu fuir derriere lui le triste calvaire ou son honneur restait au gibet, Jansoulet, a bout de forces, posa sa tete contre l'epaule maternelle, la cacha dans un croisement du vieux chale vert, et la, laissant ruisseler des larmes brulantes, tout son grand corps secoue par les sanglots, il retrouvait le cri de son enfance, sa plainte patoise de quand il etait tout petit: "Mama... Mama..." XXII DRAMES PARISIENS _Que l'heure est donc breve Qu'on passe en aimant! C'est moins qu'un moment, Un peu plus qu'un reve..._ Dans le demi-jour du grand salon en tenue d'ete, rempli de fleurs, le lampas des meubles recouvert de housses blanches, lustres voiles, stores baisses, fenetres ouvertes, madame Jenkins assise au piano dechiffre la melodie nouvelle du musicien a la mode; quelques phrases sonores accompagnant des vers exquis, un lied melancolique, inegalement coupe, qui semble ecrit pour les tendres gravites de sa voix et l'etat inquiet de son ame. _Le temps nous enleve Notre enchantement_ soupire la pauvre femme, s'emouvant au son de sa plainte; et, tandis que les notes s'envolent dans la cour de l'hotel, calme a l'ordinaire, ou la fontaine s'egoutte au milieu d'un massif de rhododendrons, la chanteuse s'interrompt, les mains tenant d'accord, ses yeux fixes sur la musique, mais son regard bien au dela... Le docteur est absent. Le soin de ses affaires, de sa sante l'a exile de Paris pour quelques jours, et, comme il arrive dans la solitude, les pensees de la belle madame Jenkins ont pris ce tour grave, cette tendance analytique qui rend parfois les separations momentanees fatales aux menages les plus unis... Unis, depuis longtemps ils ne l'etaient plus. Ils ne se voyaient qu'aux heures des repas, devant les domestiques, se parlaient a peine, a moins que lui, l'homme des manieres onctueuses, ne se laissat aller a quelque remarque brutale, desobligeante, a propos de son fils, de l'age qui la touchait enfin, ou d'une toilette qui ne lui allait pas. Toujours sereine et douce, elle etouffait ses larmes, acceptait tout, feignait de ne pas comprendre; non pas qu'elle l'aimat encore, apres tant de cruautes et de mepris, mais c'etait bien l'histoire, telle que la racontait leur cocher Joe, "d'un vieux crampon qui tenait a se faire epouser." Jusque-la un terrible obstacle, la vie de la femme legitime, avait prolonge une situation deshonorante. Maintenant que l'obstacle n'existait plus, elle voulait finir cette comedie, a cause d'Andre qui d'un jour a l'autre pourrait etre force de mepriser sa mere, a cause du monde qu'ils trompaient depuis dix ans, et ou elle n'entrait jamais qu'avec des battements de coeur, apprehendant l'accueil qu'on lui ferait le lendemain d'une decouverte. A ses allusions, a ses prieres, Jenkins avait repondu d'abord par des phrases, de grands gestes: "Douteriez-vous de moi?... Est-ce que notre engagement n'est pas sacre?" Il alleguait aussi la difficulte de tenir secret un acte de cette importance. Ensuite il s'etait renferme dans un silence haineux, gros de coleres froides et de violentes determinations. La mort du duc, l'echec d'une vanite folle, avaient porte le dernier coup au menage; car le desastre, qui rapproche souvent les coeurs prets a s'entendre, acheve et complete les desunions. Et c'etait un vrai desastre. La vogue des perles Jenkins subitement arretee, la situation du medecin etranger et charlatan tres bien definie par le vieux Bouchereau dans le journal de l'Academie, les mondains se regardaient effares, plus pales encore de terreur que d'absorptions arsenicales, et deja l'Irlandais avait pu sentir l'effet de ces sautes de vent foudroyantes qui rendent les engouements parisiens si dangereux. C'est pour cela sans doute que Jenkins avait juge a propos de disparaitre pendant quelque temps, laissant madame continuer a frequenter les salons encore ouverts, afin de tater et tenir en respect l'opinion. Rude tache pour la pauvre femme, qui trouvait un peu partout l'accueil refroidi, a distance, qu'on lui avait fait chez les Hemerlingue. Mais elle ne se plaignait pas, comptant ainsi gagner le mariage, mettre entre elle et lui, en dernier recours, le lien douloureux de la pitie, des epreuves supportees en commun. Et comme elle savait que le monde la recherchait surtout a cause de son talent, de la distraction artistique qu'elle apportait aux reunions intimes, toujours prete a poser sur le piano ses gants longs, son eventail, pour preluder a quelque fragment de son riche repertoire, elle travaillait constamment, passait ses apres-midi a feuilleter les nouveautes, s'attachant de preference aux harmonies tristes et compliquees, a cette musique moderne qui ne se contente plus d'etre un art, devient une science, repond bien plus a nos nervosites, a nos inquietudes qu'au sentiment. _C'est moins qu'un moment, Un peu plus qu'un reve. Le temps nous enleve Notre enchantement..._ ... Un flot de lumiere crue entra brusquement dans le salon avec la femme de chambre, qui apportait une carte a sa maitresse: "Heurteux, homme d'affaires." Ce monsieur etait la. Il insistait pour voir madame. --Vous lui avez dit que le docteur est en voyage? On le lui avait dit; mais c'est a madame qu'il voulait parler. --A moi?... Inquiete, elle examinait ce carton grossier, rugueux, ce nom inconnu et dur: "Heurteux." Qu'est-ce que cela pouvait etre? --C'est bien, faites entrer. Heurteux, homme d'affaires, arrivant du grand jour dans la demi-obscurite du salon, clignotait, l'air incertain, cherchait a voir. Elle, au contraire, distinguait tres bien une figure en bois dur, favoris grisonnants, machoire avancante, un de ces maraudeurs de la Loi qu'on rencontre aux abords du Palais de Justice et qui semblent nes a cinquante ans, la bouche amere, l'air envieux, une serviette en maroquin sous le bras. Il s'assit au bord de la chaise qu'elle lui montrait, tourna la tete afin de s'assurer que la domestique etait sortie, puis ouvrit methodiquement sa serviette comme pour y chercher un papier. Voyant qu'il ne parlait pas, elle commenca sur un ton d'impatience: --Je dois vous prevenir, Monsieur, que mon mari est absent et que je ne suis au courant d'aucune de ses affaires. Sans s'emouvoir, la main dans ses paperasses, l'homme repondit: --Je sais d'autant mieux que M. Jenkins est absent, Madame,--il souligna tres particulierement ces deux mots: "monsieur Jenkins"--que je viens de sa part. Elle le regarda epouvantee: --De sa part?... --Helas! oui, Madame... La situation du docteur--vous le savez sans doute--est tres embarrassee pour l'instant. De mauvaises operations a la Bourse, le desarroi d'une grande entreprise financiere dans laquelle il avait engage des fonds, l'Oeuvre de Bethleem si lourde pour lui seul, tous ces echecs reunis l'ont oblige a prendre une resolution heroique. Il vend son hotel, ses chevaux, tout ce qu'il possede, et m'a donne procuration pour cela..." Il avait trouve enfin ce qu'il cherchait, un de ces plis timbres, crible de renvois, de lignes en surcharges, ou la loi impassible endosse parfois tant de lachetes et de mensonges. Madame Jenkins allait dire: "Mais j'etais la, moi. J'aurais accompli, servi toutes ses volontes, tous ses ordres..." quand elle comprit subitement au sans-gene du visiteur, a son attitude assuree, presque insolente, qu'on l'enveloppait elle aussi dans ce desarroi d'existence, dans ce debarras de l'hotel couteux, des richesses inutiles, et que son depart serait le signal de la vente. Elle se leva brusquement. L'homme, toujours assis, continuait: "Ce qu'il me reste a dire, Madame,--Oh! elle le savait, elle l'aurait dicte ce qu'il lui restait a dire--est si penible, si delicat... M. Jenkins quitte Paris pour longtemps, et dans la crainte de vous exposer aux hasards, aux aventures de la vie nouvelle qu'il entreprend, de vous eloigner d'un fils que vous cherissez, et dans l'interet duquel il vaut peut-etre mieux..." Elle ne l'entendait plus, ne le voyait plus, et pendant qu'il debitait ses phrases filandreuses, livree au desespoir, peut-etre a la folie, ecoutait chanter en elle-meme l'air obstine qui la poursuivait dans cet ecroulement effroyable, comme reste dans les yeux de l'homme qui se noie la derniere image entrevue: _Le temps nous enleve Notre enchantement..._ Tout d'un coup le sentiment de sa fierte lui revint. "Finissons, monsieur. Tous vos detours et vos phrases ne sont qu'une injure de plus. La verite c'est qu'on me chasse, qu'on me met dans la rue comme une servante. --Oh! Madame, madame... la situation est assez cruelle, ne l'envenimons pas encore par des mots. Dans l'evolution de son _modus vivendi_, M. Jenkins se separe de vous, mais il le fait la mort dans l'ame, et les propositions que je suis charge de vous transmettre sont une preuve de ses sentiments pour vous... D'abord, en fait de mobilier et d'effets de toilette, je suis autorise a vous laisser prendre... --Assez, dit-elle." Elle se precipita vers la sonnette: "Je sors... Vite mon chapeau, mon mantelet, n'importe quoi... je suis pressee." Et pendant qu'on allait lui chercher ce qu'elle demandait: "Tout ce qui est ici appartient a M. Jenkins. Qu'il en dispose librement. Je ne veux rien de lui... n'insistez pas... c'est inutile." L'homme n'insista pas. Sa mission se trouvant remplie, le reste lui importait peu. Posement, froidement, elle mit son chapeau avec soin devant la glace, la servante attachant le voile, ajustant aux epaules les plis du mantelet; ensuite elle regarda tout autour, chercha une seconde si elle n'oubliait rien de precieux. Non, rien, les lettres de son fils etaient dans sa poche; elle ne s'en separait jamais. "Madame ne veut pas qu'on attelle? --Non." Et elle partit. Il etait environ cinq heures. A ce moment, Bernard Jansoulet passait la grille du Corps legislatif, sa mere au bras; mais, si poignant que fut le drame qui se jouait la-bas, celui-ci le surpassait encore, plus subit, plus imprevu; sans la moindre solennite, le drame intime entre cuir et chair, comme Paris en improvise a toute heure du jour; et c'est peut-etre ce qui donne a l'air qu'on y respire cette vibration, ce fremissement ou s'activent les nerfs de tous. Le temps etait magnifique. Les rues de ces riches quartiers, larges et droites comme des avenues, resplendissaient dans la lumiere deja un peu tombante, egayees de fenetres ouvertes, de balcons fleuris, de verdures entrevues vers les boulevards, si legeres, si fremissantes, entre les horizons droits et durs de la pierre. C'est de ce cote que descendait la marche pressee de madame Jenkins, se hatant au hasard dans un etourdissement douloureux. Quelle chute horrible! Riche il y a cinq minutes, entouree de tout le respect et le confort d'une grande existence. Maintenant plus rien. Pas meme un toit pour dormir, pas meme de nom. La rue. Ou aller? Que devenir? Elle avait d'abord pense a son fils. Mais avouer sa faute, rougir en presence de l'enfant respectueux, pleurer devant lui en s'enlevant le droit d'etre consolee, c'etait au-dessus de ses forces... Non, il n'y avait plus pour elle que la mort... Mourir le plus tot possible, echapper a la honte par une disparition complete, le denoument fatal des situations inextricables... Mais ou mourir?... Comment?... Tant de facons de s'en aller ainsi!... Et mentalement elle les evoquait toutes en marchant. Autour d'elle la vie debordait, ce qui manque a Paris l'hiver, l'epanouissement en plein air de son luxe, de ses elegances visibles a cette heure du jour, a cette saison de l'annee, autour de la Madeleine et de son marche aux fleurs, dans un espace delimite par le parfum des oeillets et des roses. Sur le large trottoir ou les toilettes s'etalaient, melaient leurs frolements au frisson des arbres rafraichis, il y avait un peu du plaisir de rencontre d'un salon, un air de connaissance entre les promeneurs, des sourires, de discrets bonjours en passant. Et tout a coup, madame Jenkins, s'inquietant de l'alteration de ses traits, de ce qu'on pourrait penser en la voyant courir ainsi aveugle et preoccupee, ralentissait sa marche a la flanerie d'une simple promenade, s'arretait a petits pas aux devantures. Les etalages colores, vaporeux, parlaient tous de voyages, de campagne; traine legere pour le sable fin des parcs, chapeaux enroules de gaze contre le soleil des plages, eventails, ombrelles, aumonieres. Ses yeux fixes s'attachaient a ces fanfreluches sans les voir; mais un reflet vague et pali aux vitres claires lui montrait son image couchee, immobile sur un lit d'hotel garni, le sommeil de plomb d'un soporifique dans la tete, ou la-bas, hors des murs, deplacant la vase de quelque bateau amarre. Lequel valait mieux? Elle hesitait, cherchait, comparait; puis, sa decision prise, partait enfin rapidement avec ce mouvement resolu de la femme qui s'arrache a regret aux tentations savantes de l'etalage. Comme elle s'elancait, le marquis de Monpavon, fringant et superbe, une fleur a la boutonniere, la saluait a distance de ce grand coup de chapeau si cher a la vanite des femmes, le chic supreme du salut dans la rue, la coiffure haut levee au-dessus de la tete tres droite. Elle lui repondait par son gentil bonjour de Parisienne a peine exprime dans une imperceptible inclinaison de la taille et du sourire des yeux; et jamais, a voir cet echange de politesses mondaines au milieu de la fete printaniere, on ne se serait doute qu'une meme pensee sinistre guidait ces deux marcheurs croises par le hasard sur la route qu'ils poursuivaient en sens inverse, tout en allant au meme but. La prediction du valet de chambre de Mora s'etait realisee pour le marquis: "Nous pouvons mourir, perdre le pouvoir, alors on vous demandera des comptes, et ce sera terrible." C'etait terrible. A grand'peine, l'ancien receveur general avait obtenu un delai extreme de quinze jours pour rembourser le Tresor, comptant comme derniere chance que Jansoulet valide, rentre dans ses millions, lui viendrait encore une fois en aide. La decision de l'Assemblee venait de lui enlever ce supreme espoir. Des qu'il la connut, il revint au cercle tres calme, monta dans sa chambre ou Francis l'attendait dans une grande impatience pour lui remettre un papier important arrive dans la journee. C'etait une notification au sieur Louis-Marie-Agenor de Monpavon d'avoir a comparaitre le lendemain dans le cabinet du juge d'instruction. Cela s'adressait-il au censeur de la _Caisse territoriale_ ou a l'ancien receveur general en deficit? En tout cas, la formule brutale de l'assignation judiciaire employee des l'abord, au lieu d'une convocation discrete, disait assez la gravite de l'affaire et les fermes resolutions de la justice. Devant une pareille extremite attendue et prevue depuis longtemps, le parti du vieux beau etait pris d'avance. Un Monpavon a la correctionnelle, un Monpavon, bibliothecaire a Mazas!... Jamais... Il mit en ordre toutes ses affaires, dechira des papiers, vida minutieusement ses poches dans lesquelles il glissa seulement quelques ingredients pris sur sa table de toilette, tout cela avec tant de calme et de naturel que, lorsqu'en s'en allant, il dit a Francis: "M'en vas au bain... Diablesse de Chambre... Poussiere infecte..." Le domestique le crut sur parole. Le marquis ne mentait pas, du reste. Cette emouvante et longue station debout la-haut dans la poussiere de la tribune lui avait rompu les membres autant que deux nuits en vagon; et sa decision de mourir s'associant a l'envie de prendre un bon bain, le vieux sybarite songeait a s'endormir dans une baignoire comme chose... machin... ps... ps... ps... et autres fameux personnages de l'antiquite. C'est une justice a lui rendre, que pas un de ces stoiques n'alla au-devant de la mort avec plus de tranquillite que lui. Fleuri par-dessus sa rosette d'officier d'un camelia blanc dont le decorait en passant la jolie bouquetiere du Cercle, il remontait d'un pas leger le boulevard des Capucines, quand la vue de madame Jenkins troubla pendant une minute sa serenite. Il lui avait trouve un air de jeunesse, une flamme aux yeux, quelque chose de si piquant, qu'il s'arreta pour la regarder. Grande et belle, sa longue robe de gaze noire, deroulee, les epaules serrees dans une mantille de dentelle ou le bouquet de son chapeau jetait une guirlande de feuillage d'automne, elle s'eloignait, disparaissait au milieu d'autres femmes non moins elegantes, dans une atmosphere embaumee; et la pensee que ses yeux allaient se fermer pour toujours a ce joli spectacle qu'il savourait en connaisseur, assombrit un peu l'ancien beau, ralentit l'elan de sa marche. Mais quelques pas plus loin, une rencontre d'un autre genre lui rendit tout son courage. Quelqu'un de rape, de honteux, d'ebloui par la lumiere, traversait le boulevard; c'etait le vieux Marestang, ancien senateur, ancien ministre si gravement compromis dans l'affaire des _Tourteaux de Malte_, que, malgre son age, ses services, le grand scandale d'un proces pareil, il avait ete condamne a deux ans de prison, raye des registres de la Legion d'honneur, ou il comptait parmi les grands dignitaires. L'affaire deja ancienne, le pauvre diable, gracie d'une partie de son temps, venait de sortir de prison, eperdu, deroute, n'ayant pas meme de quoi dorer sa detresse morale, car il avait fallu rendre gorge. Debout au bord du trottoir, il attendait la tete basse que la chaussee encombree de voitures lui laissat un passage libre, embarrasse de cet arret au coin le plus hante des boulevards, pris entre les pietons et ce flot d'equipages decouverts, remplis de figures connues. Monpavon, passant pres de lui, surprit ce regard timide, inquiet, implorant un salut et s'y derobant a la fois. L'idee qu'il pourrait un jour s'humilier ainsi lui fit faire un haut-le-corps de revolte. "Allons donc!... Est-ce que c'est possible?..." Et, redressant sa taille, le plastron elargi, il continua sa route, plus ferme et resolu qu'avant. M. de Monpavon marche a la mort. Il y va par cette longue ligne des boulevards tout en feu du cote de la Madeleine, et dont il foule encore une fois l'asphalte elastique, en museur, le nez leve, les mains au dos. Il a le temps, rien ne le presse, il est maitre du rendez-vous. A chaque instant il sourit devant lui, envoie un petit bonjour protecteur du bout des doigts ou bien le grand coup de chapeau de tout a l'heure. Tout le ravit, le charme, le bruit des tonneaux d'arrosage, des stores releves aux portes des cafes debordant jusqu'au milieu des trottoirs. La mort prochaine lui fait des sens de convalescent, accessibles a toutes les finesses, a toutes les poesies cachees d'une belle heure d'ete sonnant en pleine vie parisienne, d'une belle heure qui sera sa derniere et qu'il voudrait prolonger jusqu'a la nuit. C'est pour cela sans doute qu'il depasse le somptueux etablissement ou il prend son bain d'habitude; il ne s'arrete pas non plus aux Bains Chinois. On le connait trop par ici. Tout Paris saurait son aventure le soir meme. Ce serait dans les cercles, dans les salons un scandale de mauvais gout, beaucoup de bruit vilain autour de sa mort; et le vieux raffine, l'homme de la tenue, voudrait s'epargner cette honte, plonger, s'engloutir dans le vague et l'anonymat d'un suicide, comme ces soldats qu'au lendemain des grandes batailles ni blesses, ni vivants, ni morts, on porte simplement disparus. Voila pourquoi il a eu soin de ne rien garder sur lui de ce qui aurait pu le faire reconnaitre, fournir un renseignement precis aux constatations policieres, pourquoi il cherche dans cet immense Paris la zone eloignee et perdue ou commencera pour lui la terrible mais rassurante confusion de la fosse commune. Deja depuis que Monpavon est en route, l'aspect des boulevards a bien change. La foule est devenue compacte, plus active et preoccupee, les maisons moins larges, sillonnees d'enseignes de commerce. Les portes Saint-Denis et Saint-Martin passees, sous lesquelles deborde a toute heure le trop-plein grouillant des faubourgs, la physionomie provinciale de la ville s'accentue. Le vieux beau n'y connait plus personne et peut se vanter d'etre inconnu de tous. Les boutiquiers, qui le regardent curieusement, avec son linge etale, sa redingote fine, la cambrure de sa taille, le prennent pour quelque fameux comedien executant avant le spectacle une petite promenade hygienique sur l'ancien boulevard, temoin de ses premiers triomphes... Le vent fraichit, le crepuscule estompe les lointains, et tandis que la longue voie continue a flamboyer dans ses detours deja parcourus, elle s'assombrit maintenant a chaque pas. Ainsi le passe, quand son rayonnement arrive a celui qui regarde en arriere et regrette... Il semble a Monpavon qu'il entre dans la nuit. Il frissonne un peu, mais ne faiblit pas, et continue a marcher la tete droite et le jabot tendu. M. de Monpavon marche a la mort. A present, il penetre dans le dedale complique des rues bruyantes ou le fracas des omnibus se mele aux mille metiers ronflants de la cite ouvriere, ou se confond la chaleur des fumees d'usine avec la fievre de tout un peuple se debattant contre la faim. L'air fremit, les ruisseaux fument, les maisons tremblent au passage des camions, des lourds baquets se heurtant au detour des chaussees etroites. Soudain le marquis s'arrete; il a trouve ce qu'il voulait. Entre la boutique noire d'un charbonnier et l'etablissement d'un emballeur dont les planches de sapin adossees aux murailles lui causent un petit frisson, s'ouvre une porte cochere surmontee de son enseigne, le mot BAINS sur une lanterne blafarde. Il entre, traverse un petit jardin moisi ou pleure un jet d'eau dans la rocaille. Voila bien le coin sinistre qu'il cherchait. Qui s'avisera jamais de croire que le marquis de Monpavon est venu se couper la gorge la?... La maison est au bout, basse, des volets verts, une porte vitree, ce faux air de villa qu'elles ont toutes... Il demande un bain, un fond de bain, enfile l'etroit couloir, et pendant qu'on prepare cela, le fracas de l'eau derriere lui, il fume son cigare a la fenetre, regarde le parterre aux maigres lilas et le mur eleve qui le ferme. A cote c'est une grande cour, la cour d'une caserne de pompiers avec un gymnase dont les montants, mats et portiques, vaguement entrevus par le haut, ont des apparences de gibets. Un clairon sonne au sergent dans la cour. Et voila que cette sonnerie ramene le marquis a trente ans en arriere, lui rappelle ses campagnes d'Algerie, les hauts remparts de Constantine, l'arrivee de Mora au regiment, et des duels, et des parties fines... Ah! comme la vie commencait bien. Quel dommage que ces sacrees cartes... Ps... ps... ps... Enfin, c'est deja beau d'avoir sauve la tenue. "Monsieur, dit le garcon, votre bain est pret." * * * * * A ce moment, haletante et pale, madame Jenkins entrait dans l'atelier d'Andre ou l'amenait un instinct plus fort que sa volonte, le besoin d'embrasser son enfant avant de mourir. La porte ouverte,--il lui avait donne une double clef,--elle eut pourtant un soulagement de voir qu'il n'etait pas rentre, qu'elle aurait le temps de calmer son emotion augmentee d'une longue marche inusitee a ses nonchalances de femme riche. Personne. Mais sur la table ce petit mot qu'il laissait toujours en sortant, pour que sa mere, dont les visites devenaient de plus en plus rares et courtes a cause de la tyrannie de Jenkins, put savoir ou il etait, l'attendre facilement ou le rejoindre. Ces deux etres n'avaient cesse de s'aimer tendrement, profondement, malgre les cruautes de la vie qui les obligeaient a introduire dans leurs rapports de mere a fils les precautions, le mystere clandestin d'un autre amour. "Je suis a ma repetition, disait aujourd'hui le petit mot, je rentrerai vers sept heures." Cette attention de son enfant qu'elle n'etait pas venue voir depuis trois semaines, et qui persistait quand meme a l'attendre, fit monter aux yeux de la mere le flot de larmes qui l'etouffait. On eut dit qu'elle venait d'entrer dans un monde nouveau. C'etait si clair, si calme, si eleve, cette petite piece qui gardait la derniere lueur du jour sur son vitrage, flambait des rayons du soleil deja sombre, semblait comme toutes les mansardes taillee dans un pan de ciel avec ses murs nus, ornes seulement d'un grand portrait, le sien, rien que le sien souriant a la place d'honneur, et encore la-bas sur la table dans un cadre dore. Oui, veritablement, l'humble petit logis, qui retenait tant de clarte quand tout Paris devenait noir, lui faisait une impression surnaturelle, malgre la pauvrete de ses meubles restreints, eparpilles dans deux pieces, sa perse commune, et sa cheminee garnie de deux gros bouquets de jacinthes, de ces fleurs qu'on traine le matin dans les rues, a pleines charrettes. La belle vie vaillante et digne qu'elle aurait pu mener la pres de son Andre! Et en une minute, avec la rapidite du reve, elle installait son lit dans un coin, son piano dans l'autre, se voyait donnant des lecons, soignant l'interieur ou elle apportait sa part d'aisance et de gaiete courageuse. Comment n'avait-elle pas compris que la eut ete son devoir, la fierte de son veuvage? Par quel aveuglement, quelle faiblesse indigne?... Grande faute sans doute, mais qui aurait pu trouver bien des attenuations dans sa nature facile et tendre, et l'adresse, la fourberie de son complice parlant tout le temps de mariage, lui laissant ignorer que lui-meme n'etait plus libre, et lorsqu'enfin il fut oblige d'avouer, faisant un tel tableau de sa vie sans lumiere, de son desespoir, de son amour, que la pauvre creature engagee deja si gravement aux yeux du monde, incapable d'un de ces efforts heroiques qui vous mettent au-dessus des situations fausses, avait fini par ceder, par accepter cette double existence, si brillante et si miserable, reposant toute sur un mensonge qui avait dure dix ans. Dix ans d'enivrants succes et d'inquietudes indicibles, dix ans ou elle avait chante avec chaque fois la peur d'etre trahie entre deux couplets, ou le moindre mot sur les menages irreguliers la blessait comme une allusion, ou l'expression de sa figure s'etait amollie jusqu'a cet air d'humilite douce, de coupable demandant grace. Ensuite la certitude d'etre abandonnee lui avait gate meme ces joies d'emprunt, fane son luxe; et que d'angoisses, que de souffrances silencieusement subies, d'humiliations incessantes jusqu'a la derniere, la plus epouvantable de toutes! Tandis qu'elle repasse ainsi douloureusement sa vie dans la fraicheur du soir et le calme de la maison deserte, des rires sonores, un entrain de jeunesse heureuse montent de l'etage au-dessous; et se rappelant les confidences d'Andre, sa derniere lettre ou il lui annoncait la grande nouvelle, elle cherche a distinguer parmi toutes ces voix limpides et neuves celle de sa fille Elise, cette fiancee de son fils qu'elle ne connait pas, qu'elle ne doit jamais connaitre. Cette pensee, qui acheve de desheriter la mere, ajoute au desastre de ses derniers instants, les comble de tant de remords et de regrets que, malgre son vouloir d'etre courageuse, elle pleure, elle pleure. La nuit vient peu a peu. De larges taches d'ombre plaquent les vitres inclinees ou le ciel immense en profondeur se decolore, semble fuir dans de l'obscur. Les toits se massent pour la nuit comme les soldats pour l'attaque. Gravement, les clochers se renvoient l'heure, pendant que les hirondelles tournoient aux environs d'un nid cache et que le vent fait son invasion ordinaire dans les decombres du vieux chantier. Ce soir, il souffle avec des plaintes de flot, un frisson de brume, il souffle de la riviere, comme pour rappeler a la malheureuse femme que c'est la-bas qu'il va falloir aller... Sous sa mantille de dentelle, oh! elle en grelotte d'avance... Pourquoi est-elle venue ici reprendre gout a la vie impossible apres l'aveu qu'elle serait forcee de faire?... Des pas rapides ebranlent l'escalier, la porte s'ouvre precipitamment, c'est Andre. Il chante, il est content, tres presse surtout, car on l'attend pour diner chez les Joyeuse. Vite, un peu de lumiere, que l'amoureux se fasse beau. Mais, tout en frottant les allumettes, il devine quelqu'un dans l'atelier, une ombre remuante parmi les ombres immobiles. "Qui est la?" Quelque chose lui repond, comme un rire etouffe ou un sanglot. Il croit que ce sont ses petites voisines, une invention des "enfants" pour s'amuser. Il s'approche. Deux mains, deux bras le serrent, l'enlacent. "C'est moi..." Et d'une voix fievreuse, qui se hate pour s'assurer, elle lui raconte qu'elle part pour un voyage assez long, et, qu'avant de partir... "Un voyage... Et ou donc vas-tu? --Oh! je ne sais pas... Nous allons la-bas, tres loin pour des affaires qu'il a dans son pays. --Comment! tu ne seras pas la pour ma piece? C'est dans trois jours... Et puis, tout de suite apres, le mariage... Voyons, il ne peut pas t'empecher d'assister a mon mariage." Elle s'excuse, imagine des raisons, mais ses mains brulantes dans celles de son fils, sa voix toute changee, font comprendre a Andre qu'elle ne dit pas la verite. Il veut allumer, elle l'en empeche: "Non, non, c'est inutile. On est mieux ainsi... D'ailleurs, j'ai tant de preparatifs encore; il faut que je m'en aille." Ils sont debout tous deux, prets pour la separation; mais Andre ne la laissera pas partir sans lui faire avouer ce qu'elle a, quel souci tragique creuse ce beau visage ou les yeux,--est-ce un effet du crepuscule?--reluisent d'un eclat farouche. "Rien... non, rien; je t'assure... Seulement l'idee de ne pouvoir prendre ma part de tes bonheurs, de tes triomphes... Enfin, tu sais que je t'aime, tu ne doutes pas de ta mere, n'est-ce pas? Je ne suis jamais restee un jour sans penser a toi... Fais-en autant, garde-moi ton coeur... Et maintenant embrasse-moi que je m'en aille vite... J'ai trop tarde." Une minute encore, elle n'aurait plus la force de ce qui lui reste a accomplir. Elle s'elance. "Eh bien, non, tu ne sortiras pas... Je sens qu'il se passe dans ta vie quelque chose d'extraordinaire que tu ne veux pas dire... Tu as un grand chagrin, je suis sur. Cet homme t'aura fait quelque infamie... --Non, non... laisse-moi aller... laisse-moi aller." Mais il la retient au contraire, il la retient fortement. "Voyons, qu'est-ce qu'il y a?... Dis... dis..." Puis tout bas, a l'oreille, la parole tendre, appuyee et sourde comme un baiser: "Il t'a quittee, n'est-ce pas?" La malheureuse tressaille, se debat. "Ne me demande rien... je ne veux rien dire... adieu." Et lui, la pressant contre son coeur: "Que pourrais-tu me dire que je ne sache deja, pauvre mere?... Tu n'as donc pas compris pourquoi je suis parti, il y a six mois... --Tu sais?... --Tout... Et ce qui t'arrive aujourd'hui, voila longtemps que je le pressens, que je le souhaite... --Oh! malheureuse, malheureuse, pourquoi suis-je venue? --Parce que c'est ta place, parce que tu me dois dix ans de ma mere... Tu vois bien qu'il faut que je te garde." Il lui dit cela a genoux devant le divan ou elle s'est laissee tomber dans un debordement de larmes et les derniers cris douloureux de son orgueil blesse. Longtemps elle pleure ainsi, son enfant a ses pieds. Et voici que les Joyeuse, inquiets de ne pas voir Andre descendre, montent le chercher en troupe. C'est une invasion de visages ingenus, de gaietes limpides, boucles flottantes, modestes parures, et sur tout le groupe rayonne la grosse lampe, la bonne vieille lampe au vaste abat-jour, que M. Joyeuse porte solennellement, aussi haut, aussi droit qu'il peut avec un geste de canephore. Ils s'arretent interdits devant cette dame pale et triste qui regarde, tres emue, toute cette grace souriante, surtout Elise un peu en arriere des autres et que son attitude genee dans cette indiscrete visite designe comme la fiancee. "Elise, embrassez notre mere et remerciez-la. Elle vient demeurer avec ses enfants." La voila serree dans tous ces bras caressants, contre quatre petits coeurs feminins a qui manque depuis longtemps l'appui de la mere, la voila introduite et si doucement sous le cercle lumineux de la lampe familiale, un peu elargi pour qu'elle puisse y prendre sa place, secher ses yeux, rechauffer, eclairer son esprit a cette flamme robuste qui monte dans un vacillement, meme dans ce petit atelier d'artiste pres des toits, ou soufflaient si fort tout a l'heure des tempetes sinistres qu'il faut oublier. * * * * * Celui qui rale la-bas, effondre dans sa baignoire sanglante, ne l'a jamais connue, cette flamme sacree. Egoiste et dur, il a jusqu'a la fin vecu pour la montre, gonflant son plastron tout en surface d'une enflure de vanite. Encore cette vanite etait ce qu'il y avait de meilleur en lui. C'est elle qui l'a tenu crane et debout si longtemps, elle qui lui serre les dents sur les hoquets de son agonie. Dans le jardin moisi, le jet d'eau tristement s'egoutte. Le clairon des pompiers sonne le couvre-feu... "Allez donc voir au 7, dit la maitresse, il n'en finit plus avec son bain." Le garcon monte et pousse un cri d'effroi, de stupeur: "Oh! madame, il est mort... mais ce n'est plus le meme..." On accourt, et personne, en effet, ne veut reconnaitre le beau gentilhomme qui est entre tout a l'heure, dans cette espece de poupee macabre, la tete pendant au bord de la baignoire, un teint ou le fard etale se mele au sang qui le delaie, tous les membres jetes dans une lassitude supreme du role joue jusqu'au bout, jusqu'a tuer le comedien. Deux coups de rasoir en travers du magnifique plastron inflexible, et toute sa majeste factice s'est degonflee, s'est resolue dans cette horreur sans nom, ce tas de boue, de sang, de chairs maquillees et cadaveriques ou git meconnaissable l'homme de la tenue, le marquis Louis-Marie-Agenor de Monpavon. XXIII MEMOIRES D'UN GARCON DE BUREAU.--DERNIERS FEUILLETS Je consigne ici, a la hate et d'une plume bien agitee, les evenements effroyables dont je suis le jouet depuis quelques jours. Cette fois, c'en est fait de la _Territoriale_ et de tous mes songes ambitieux... Protets, saisies, descentes de la police, tous nos livres chez le juge d'instruction, le gouverneur en fuite, notre conseil Bois-l'Hery a Mazas, notre conseil Monpavon disparu. Ma tete s'egare au milieu de ces catastrophes... Et dire que, si j'avais suivi les avertissements de la sage raison, je serais depuis six mois bien tranquille a Montbars en train de cultiver ma petite vigne, sans autre souci que de voir les grappes s'arrondir et se dorer au bon soleil bourguignon, et de ramasser sur les ceps, apres l'ondee, ces petits escargots gris excellents en fricassee. Avec le fruit de mes economies, je me serais fait batir au bout du clos, sur la hauteur, a un endroit que je vois d'ici, un belvedere en pierres seches comme celui de M. Chalmette, si commode pour les siestes d'apres-midi, pendant que les cailles chantent tout autour dans le vignoble. Mais non. Sans cesse egare par des illusions decevantes, j'ai voulu m'enrichir, speculer, tenter les grands coups de banque, enchainer ma fortune au char des triomphateurs du jour; et maintenant me voila revenu aux plus tristes pages de mon histoire, garcon de bureau d'un comptoir en deroute, charge de repondre a une horde de creanciers, d'actionnaires ivres de fureur, qui accablent mes cheveux blancs des pires outrages, voudraient me rendre responsable de la ruine du Nabab et de la fuite du gouverneur. Comme si je n'etais pas moi aussi cruellement frappe avec mes quatre ans d'arriere que je perds encore une fois, et mes sept mille francs d'avances, tout ce que j'avais confie a ce scelerat de Paganetti de Porto-Vecchio. Mais il etait ecrit que je viderais la coupe des humiliations et des deboires jusqu'a la lie. Ne m'ont-ils pas fait comparoir devant le juge d'instruction, moi, Passajon, ancien appariteur de Faculte, trente ans de loyaux services, le ruban d'officier d'Academie... Oh! quand je me suis vu montant cet escalier du Palais de Justice, si grand, si large, sans rampe pour se retenir, j'ai senti ma tete qui tournait et mes jambes s'en aller sous moi. C'est la que j'ai pu reflechir, en traversant ces salles noires d'avocats et de juges, coupees de grandes portes vertes derriere lesquelles s'entend le tapage imposant des audiences; et la-haut, dans le corridor des juges d'instruction, pendant mon attente d'une heure sur un banc ou j'avais de la vermine de prison qui me grimpait aux jambes, tandis que j'ecoutais un tas de bandits, filous, filles en bonnet de Saint-Lazare, causer et rire avec des gardes de Paris, et les crosses de fusil retentir dans les couloirs, et le roulement sourd des voitures cellulaires. J'ai compris alors le danger des _combinazione_, et qu'il ne faisait pas toujours bon de se moquer de M. Gogo. Ce qui me rassurait pourtant, c'est que, n'ayant jamais pris part aux deliberations de la _Territoriale_, je ne suis pour rien dans les trafics et les tripotages. Mais expliquez cela. Une fois dans le cabinet du juge, en face de cet homme en calotte de velours, qui me regardait de l'autre cote de la table avec ses petits yeux a crochets, je me suis senti tellement penetre, fouille, retourne jusqu'au fin fond des fonds, que, malgre mon innocence, eh bien! j'avais envie d'avouer. Avouer, quoi? je n'en sais rien. Mais c'est l'effet que cause la justice. Ce diable d'homme resta bien cinq minutes entieres a me fixer sans parler, tout en feuilletant un cahier surcharge d'une grosse ecriture qui ne m'etait pas inconnue, et brusquement il me dit, sur un ton a la fois narquois et severe: "Eh bien! monsieur Passajon... Y a-t-il longtemps que nous n'avons pas fait le coup du camionneur?" Le souvenir de certain petit mefait, dont j'avais pris ma part en des jours de detresse, etait deja si loin de moi, que je ne comprenais pas d'abord; mais quelques mots du juge me prouverent combien il etait au courant de l'histoire de notre banque. Cet homme terrible savait tout, jusqu'aux moindres details, jusqu'aux choses les plus secretes. Qui donc avait pu si bien l'informer? Avec cela, tres bref, tres sec, et quand je voulais essayer d'eclairer la justice de quelques observations sagaces, une certaine facon insolente de me dire: "Ne faites pas de phrases," d'autant plus blessante a entendre, a mon age, avec ma reputation de beau diseur, que nous n'etions pas seuls dans son cabinet. Un greffier assis pres de moi ecrivait ma deposition, et derriere, j'entendais le bruit de gros feuillets qu'on retournait. Le juge m'adressa toutes sortes de questions sur le Nabab, l'epoque a laquelle il avait fait ses versements, l'endroit ou nous tenions nos livres, et tout a coup, s'adressant a la personne que je ne voyais pas: "Montrez-nous le livre de caisse, monsieur l'expert." Un petit homme en cravate blanche apporta le grand registre sur la table. C'etait M. Joyeuse, l'ancien caissier d'Hemerlingue et fils. Mais je n'eus pas le temps de lui presenter mon hommage. "Qui a fait ca? me demanda le juge en ouvrant le grand-livre a l'endroit d'une page arrachee... Ne mentez pas, voyons." Je ne mentais pas, je n'en savais rien, ne m'occupant jamais des ecritures. Pourtant je crus devoir signaler M. de Gery, le secretaire du Nabab, qui venait souvent le soir dans nos bureaux et s'enfermait tout seul pendant des heures a la comptabilite. La-dessus, le petit pere Joyeuse s'est fache tout rouge: "On vous dit la une absurdite, monsieur le juge d'instruction... M. de Gery est le jeune homme dont je vous ai parle... Il venait a la _Territoriale_ en simple surveillant et portait trop d'interet a ce pauvre M. Jansoulet pour faire disparaitre les recus de ses versements, la preuve de son aveugle, mais parfaite honnetete... Du reste, M. de Gery, longtemps retenu a Tunis, est en route pour revenir, et pourra fournir, avant peu, toutes les explications necessaires." Je sentis que mon zele allait me compromettre. "Prenez garde, Passajon, me dit le juge tres severement... Vous n'etes ici que comme temoin; mais si vous essayez d'egarer l'instruction, vous pourriez bien y revenir en prevenu... (Il avait vraiment l'air de le desirer, ce monstre d'homme!...) Allons, cherchez, qui a dechire cette page?" Alors, je me rappelai fort a propos que, quelques jours avant de quitter Paris, notre gouverneur m'avait fait apporter les livres a son domicile, ou ils etaient restes jusqu'au lendemain. Le greffier prit note de ma declaration, apres quoi le juge me congedia d'un signe, en m'avertissant d'avoir a me tenir a sa disposition. Puis, sur la porte, il me rappela: "Tenez, monsieur Passajon, remportez ceci. Je n'en ai plus besoin." Il me tendait les papiers qu'il consultait, tout en m'interrogeant; et qu'on juge de ma confusion, quand j'apercus sur la couverture le mot "Memoires" ecrit de ma plus belle ronde. Je venais de fournir moi-meme des armes a la justice, des renseignements precieux que la precipitation de notre catastrophe m'avait empeche de soustraire a la rafle policiere executee dans nos bureaux. Mon premier mouvement, en rentrant chez nous, fut de mettre en morceaux ces indiscretes paperasses; puis, reflexion faite, apres m'etre assure qu'il n'y avait dans ces _Memoires_ rien de compromettant pour moi, au lieu de les detruire, je me suis decide a les continuer, avec la certitude d'en tirer parti un jour ou l'autre. Il ne manque pas a Paris de faiseurs de romans sans imagination, qui ne savent mettre que des histoires vraies dans leurs livres, et qui ne seront pas faches de m'acheter un petit cahier de renseignements. Ce sera ma facon de me venger de cette societe de haute flibuste ou je me suis trouve mele pour ma honte et pour mon malheur. Du reste, il faut bien que j'occupe mes loisirs. Rien a faire au bureau, completement desert depuis les investigations de la justice, que d'empiler des assignations de toutes couleurs. J'ai repris les ecritures de la cuisiniere du second, mademoiselle Seraphine, dont j'accepte en retour quelques petites provisions que je conserve dans le coffre-fort, revenu a l'emploi de garde-manger. La femme du gouverneur est aussi tres bonne pour moi et bourre mes poches a chaque fois que je vais la voir dans son grand appartement de la Chaussee d'Antin. De ce cote, rien n'est change. Meme luxe, meme confort; en plus un petit bebe de trois mois, le septieme, et une superbe nourrice, dont le bonnet cauchois fait merveille aux promenades du bois de Boulogne. Il faut croire qu'une fois lances sur les rails de la fortune, les gens ont besoin d'un certain temps pour ralentir leur vitesse ou s'arreter tout a fait. D'ailleurs, ce bandit de Paganetti, en prevision d'un accident, avait tout mis au nom de sa femme. C'est peut-etre pourquoi cette charabias d'Italienne lui a voue une admiration que rien ne peut entamer. Il est en fuite, il se cache; mais elle reste convaincue que son mari est un petit saint Jean d'innocence, victime de sa bonte, de sa credulite. Il faut l'entendre: "Vous le connaissez, vous, moussiou Passajon. Vous savez s'il est escroupouleux... Ma, aussi vrai qu'il y a oun Dieu, si mon mari avait commis des malhonnetetes comme on l'accuse, moi-meme, vous m'entendez, moi-meme, j'y aurais mis oune scopette dans les mains et j'y aurais dit: "Te! Tcheccofais-toi peter la tete!..." Et a la facon dont elle ouvre son petit nez retrousse, ses yeux noirs et ronds comme deux boules de jais, on sent bien que cette petite Corse de l'Ile-Rousse l'aurait fait ainsi qu'elle le dit. Faut-il qu'il soit adroit tout de meme, ce damne gouverneur, pour duper jusqu'a sa femme, jouer la comedie chez lui, la ou les plus habiles se laissent voir tels qu'ils sont! En attendant, tout ce monde-la fricote de bons diners, Bois-l'Hery a Mazas se fait porter a manger du cafe Anglais, et l'oncle Passajon en est reduit a vivre de ratas ramasses dans les cuisines. Enfin ne nous plaignons pas trop. Il y en a encore de plus malheureux que nous, a preuve M. Francis que j'ai vu entrer ce matin a la _Territoriale_, maigre, pali, du linge deshonorant, des manchettes fripees qu'il etire encore par habitude. J'etais justement en train de faire griller un bon morceau de lard devant la cheminee de la salle du conseil, mon couvert mis sur un coin de table en marqueterie, avec un journal etendu pour ne pas salir. J'invitai le valet de chambre de Monpavon a partager ma frugale collation; mais, pour avoir servi un marquis, celui-la se figure faire partie de la noblesse, et il m'a remercie d'un air digne qui donnait a rire en voyant ses joues creusees. Il commenca par me dire qu'il etait toujours sans nouvelles de son maitre, qu'on l'avait renvoye du cercle de la rue Royale, tous les papiers sous scelles et des tas de creanciers en pluie de sauterelles sur la mince defroque du marquis. "De sorte que je me trouve un peu a court," ajoutait M. Francis. C'est-a-dire qu'il n'avait plus un radis en poche, qu'il couchait depuis deux jours sur les bancs du boulevard, reveille a chaque instant par les sergents de ville, oblige de se lever, de faire l'homme en ribote, pour regagner un autre abri. Quant a ce qui est de manger, je crois bien que cela ne lui etait pas arrive de longtemps, car il regardait la nourriture avec des yeux affames qui faisaient peine, et lorsque j'eus mis de force devant lui une grillade de lard et un verre de vin, il tomba dessus comme un loup. Tout de suite le sang lui vint aux pommettes, et tout en devorant il se mit a bavarder, a bavarder... --Vous savez, pere Passajon, me dit-il entre deux bouchees, je sais ou il est... je l'ai vu... Il clignait de l'oeil malignement. Moi, je le regardais, tres etonne. --Qui donc ca avez-vous vu, monsieur Francis? --Le marquis, mon maitre... la-bas, dans la petite maison blanche, derriere Notre-Dame. (Il ne disait pas la Morgue, parce que c'est un trop vilain mot). J'etais bien sur que je le trouverais la. J'y suis alle tout droit, le lendemain. Il y etait. Oh! mais bien cache, je vous reponds. Il fallait son valet de chambre pour le reconnaitre. Les cheveux tout gris, les dents absentes, et ses vraies rides, ses soixante-cinq ans qu'il arrangeait si bien. Sur cette dalle de marbre, avec le robinet qui degoulinait dessus, j'ai cru le voir devant sa table de toilette. --Et vous n'avez rien dit? --Non. Je savais ses intentions a ce sujet, depuis longtemps... Je l'ai laisse s'en aller discretement, a l'anglaise, comme il voulait. C'est egal! il aurait bien du me donner un morceau de pain avant de partir, moi qui l'ai servi pendant vingt ans. Et tout a coup, frappant de son poing sur la table, avec rage: --Quand je pense que, si j'avais voulu, j'aurais pu, au lieu d'aller chez Monpavon, entrer chez Mora, avoir la place de Louis... Est-il veinard, celui-la! En a-t-il rousti des rouleaux de mille a la mort de son duc!... Et la defroque, des chemises par centaines, une robe de chambre en renard bleu qui valait plus de vingt mille francs... C'est comme ce Noel, c'est lui qui a du faire un sac! En se pressant, parbleu, car il savait que ca finirait tot. Maintenant, plus moyen de gratter, place Vendome. Un vieux gendarme de mere qui mene tout. On vend Saint-Romans, on vend les tableaux. La moitie de l'hotel en location. C'est la debacle." J'avoue que je ne pus m'empecher de montrer ma satisfaction; car enfin ce miserable Jansoulet est cause de tous nos malheurs. Un homme qui se vantait d'etre si riche, qui le disait partout. Le public s'amorcait la-dessus, comme le poisson qui voit luire des ecailles dans une nasse... Il a perdu des millions, je veux bien; mais pourquoi laissait-il croire qu'il en avait d'autres?... Ils ont arrete Bois-l'Hery; c'est lui qu'il fallait arreter plutot... Ah! si nous avions eu un autre expert, je suis sur que ce serait deja fait... Du reste, comme je le disais a Francis, il n'y a qu'a voir ce parvenu de Jansoulet pour se rendre compte de ce qu'il vaut. Quelle tete de bandit orgueilleux! --Et si commun, ajouta l'ancien valet de chambre. --Pas la moindre moralite. --Un manque absolu de tenue... Enfin, le voila a la mer, et puis Jenkins aussi, et bien d'autres avec eux. --Comment! le docteur aussi?... Ah! tant pis... Un homme si poli, si aimable... --Oui, encore un qu'on demenage... Chevaux, voitures, mobilier... C'est plein d'affiches dans la cour de l'hotel, qui sonne le vide comme si la mort y avait passe... Le chateau de Nanterre est mis en vente. Il restait une demi-douzaine de "petits Bethleem" qu'on a emballes dans un fiacre... C'est la debacle, je vous dis, pere Passajon, une debacle dont nous ne verrons peut-etre pas la fin, vieux tous deux comme nous sommes, mais qui sera complete... Tout est pourri; il faut que tout creve!" Il etait sinistre a voir ce vieux larbin de l'Empire, maigre, echine, couvert de boue, et criant comme Jeremie: "C'est la debacle!" avec une bouche sans dents, toute noire et large ouverte. J'avais peur et honte devant lui, grand desir de le voir dehors; et dans moi-meme je pensais: "O M. Chalmette... o ma petite vigne de Montbars..." * * * * * _Meme date._--Grande nouvelle. Madame Paganetti est venue cette apres-midi m'apporter mysterieusement une lettre du gouverneur. Il est a Londres, en train d'installer une magnifique affaire. Bureaux splendides dans le plus beau quartier de la ville; commandite superbe. Il m'offre de venir le rejoindre, "heureux, dit-il, de reparer ainsi le dommage qui m'a ete fait." J'aurai le double de mes appointements a la _Territoriale_, loge, chauffe, cinq actions du nouveau comptoir, et remboursement integral de mon arriere. Une petite avance a faire seulement, pour l'argent du voyage et quelques dettes criardes dans le quartier. Vive la joie! ma fortune est assuree. J'ecris au notaire de Montbars de prendre hypotheque sur ma vigne... XXIV A BORDIGHERA Comme l'avait dit M. Joyeuse chez le juge d'instruction, Paul de Gery revenait de Tunis apres trois semaines d'absence. Trois interminables semaines passees a se debattre au milieu d'intrigues, de trames ourdies sournoisement par la haine puissante des Hemerlingue, a errer de salle en salle, de ministere en ministere, a travers cette immense residence du Bardo qui reunit dans la meme enceinte farouche herissee de couleuvrines tous les services de l'Etat, places sous la surveillance du maitre comme ses ecuries et son harem. Des son arrivee la-bas, Paul avait appris que la chambre de justice commencait a instruire secretement le proces de Jansoulet, proces derisoire, perdu par avance; et les comptoirs du Nabab fermes sur le quai de la Marine, les scelles apposes sur ses coffres, ses navires solidement amarres a la Goulette, une garde de _chaouchs_ autour de ses palais annoncaient deja une sorte de mort civile, de succession ouverte dont il ne resterait plus bientot qu'a se partager les depouilles. Pas un defenseur, pas un ami dans cette meute vorace; la colonie franque elle-meme paraissait satisfaite de la chute d'un courtisan qui avait si longtemps obstrue en les occupant tous les chemins de la faveur. Essayer d'arracher au bey cette proie, a moins d'un triomphe eclatant devant l'Assemblee, il n'y fallait pas songer. Tout ce que de Gery pouvait esperer, c'etait de sauver quelques epaves, et encore en se hatant, car il s'attendait un jour ou l'autre a apprendre l'echec complet de son ami. Il se mit donc en campagne, precipita ses demarches avec une activite que rien ne decouragea, ni le patelinage oriental, cette politesse raffinee et doucereuse sous laquelle se dissimulent la ferocite, la dissolution des moeurs, ni les sourires beatement indifferents, ni ces airs penches, ces bras en croix invoquant le fatalisme divin quand le mensonge humain fait defaut. Le sang-froid de ce petit Meridional refroidi, en qui se condensaient toutes les exuberances de ses compatriotes, le servit au moins autant que sa connaissance parfaite de la loi francaise dont le Code de Tunis n'est que la copie defiguree. A force de souplesse, de circonspection, et malgre les intrigues d'Hemerlingue fils, tres influent au Bardo, il parvint a faire distraire de la confiscation l'argent prete par le Nabab quelques mois auparavant et a arracher dix millions sur quinze a la rapacite de Mohammed. Le matin meme du jour ou cette somme devait lui etre comptee, il recevait de Paris une depeche lui annoncant l'invalidation. Il courut tout de suite au palais, presse d'y arriver avant la nouvelle; et au retour, ses dix millions de traites sur Marseille bien serres dans son portefeuille, il croisa sur la route de la residence le carrosse d'Hemerlingue fils avec ses trois mules lancees a fond de train. La tete du hibou maigre rayonnait. De Gery comprenant que, s'il restait seulement quelques heures de plus a Tunis, ses traites couraient grand risque d'etre confisquees, alla retenir sa place sur un paquebot italien qui partait le lendemain pour Genes, passa la nuit a bord, et ne fut tranquille que lorsqu'il vit fuir derriere lui la blanche Tunis etagee au fond de son golfe et les rochers du cap Carthage. En entrant dans le port de Genes, le vapeur, en train de se ranger au quai, passa pres d'un grand yacht ou flottait le pavillon tunisien parmi des petits etendards de parade. De Gery ressentit une vive emotion, crut un instant qu'on envoyait a sa poursuite, et qu'il allait peut-etre en debarquant avoir des demeles avec la police italienne comme un vulgaire gate-bourse. Mais non, le yacht se balancait tranquille a l'ancre, ses matelots occupes a nettoyer le pont et a repeindre la sirene rouge de l'avant, comme si l'on attendait quelque personnage d'importance. Paul n'eut pas la curiosite de savoir quel etait ce personnage, ne fit que traverser la ville de marbre et revint par la voie ferree qui va de Genes a Marseille en suivant la cote, route merveilleuse ou l'on passe du noir des tunnels a l'eblouissement de la mer bleue, mais que son etroitesse expose a bien des accidents. A Savone, le train arrete, on annonca aux voyageurs qu'ils ne pouvaient aller plus loin, un de ces petits ponts jetes sur les torrents qui descendent de la montagne dans la mer s'etant rompu pendant la nuit. Il fallait attendre l'ingenieur, les ouvriers avertis par le telegraphe, rester la peut-etre une demi-journee. C'etait le matin. La ville italienne s'eveillait dans une de ces aubes voilees qui annoncent la grande chaleur du jour. Pendant que les voyageurs disperses se refugiaient dans les hotels, s'installaient dans des cafes, que d'autres couraient la ville, de Gery, desole du retard, cherchait un moyen de ne pas perdre encore cette dizaine d'heures. Il pensait au pauvre Jansoulet, a qui l'argent qu'il apportait allait peut-etre sauver l'honneur et la vie, a sa chere Aline, a celle dont le souvenir ne l'avait pas quitte un seul jour pendant son voyage, pas plus que le portrait qu'elle lui avait donne. Il eut alors l'idee de louer un de ces _calesino_ atteles a quatre, qui font le trajet de Genes a Nice, tout le long de la Corniche italienne, voyage adorable que se payent souvent les etrangers, les amoureux ou les joueurs heureux de Monaco. Le cocher garantissait d'etre a Nice de bonne heure; mais n'arrivat-on guere plus vite qu'en attendant le train, l'impatience du voyageur eprouvait le soulagement de ne pas pietiner sur place, de sentir a chaque tour de roue decroitre l'espace qui le separait de son desir. Oh! par un beau matin de juin, a l'age de notre ami Paul, le coeur plein d'amour comme il l'avait, bruler a quatre chevaux la route blanche de la Corniche, c'est une ivresse de voyage incomparable. A gauche, a cent pieds d'abime, la mer mouchetee d'ecume des anses rondes du rivage a ces lointains de vapeur, ou se confondent le bleu des vagues et celui du ciel; voiles rouges ou blanches, jetees la-dessus en ailes uniques et deployees, fines silhouettes de steamers avec un peu de fumee a l'arriere comme un adieu, et sur des plages apercues au detour, des pecheurs, pas plus gros que des merles de roche, dans leur barque amarree, qui semble un nid. Puis la route s'abaisse, suit une pente rapide, tout le long de rochers, de promontoires presque a pic. Le vent frais des vagues arrive la, se mele aux mille grelots de l'attelage, tandis qu'a droite, sur le flanc de la montagne, les pins s'etagent, les chenes verts, aux capricieuses racines, sortant du sol aride, et des oliviers en culture sur leurs terrasses, jusqu'a un large ravin blanc et caillouteux, borde de verdures qui rappellent le passage des eaux, un torrent desseche que remontent des mulets charges, le sabot solide parmi les pierres en galets ou se penche une laveuse pres d'une mare microscopique, quelques gouttes restees de la grande inondation d'hiver. De temps en temps, on traverse la rue d'un village ou plutot d'une petite ville rouillee par trop de soleil, d'une anciennete historique, les maisons etroitement serrees et rejointes par des arcades sombres, un lacis de ruelles voutees, qui grimpent a pic avec des echappees de jour superieur, des ouvertures de mines laissant apercevoir des nichees d'enfants frises en aureole, des corbeilles de fruits eclatants, une femme descendant le pave raboteux, sa cruche sur la tete ou la quenouille au bras. Puis, a un coin de rue, le papillotement bleu des vagues, et l'immensite retrouvee... Mais, a mesure que la journee s'avancait, le soleil, montant dans le ciel, eparpillait sur la mer, sortie de ses brumes, lourde, stupefaite, immobile avec des transparences de quartz, des milliers de rayons tombant dans l'eau, comme des piqures de fleches, une reverberation eblouissante, doublee par la blancheur des roches et du sol, par un veritable sirocco d'Afrique qui soulevait la poussiere en spirale sur le passage de la voiture. On arrivait aux sites les plus chauds, les plus abrites de la Corniche, veritable temperature exotique, plantant en pleine terre les dattiers, les cactus, l'aloes et ses hauts candelabres. En voyant ces troncs elances, cette vegetation fantastique, decouper l'air chauffe a blanc, en sentant la poussiere aveuglante craquer sous les roues comme une neige, de Gery, les yeux a demi-clos, hallucine par ce midi de plomb, croyait faire encore une fois cette fatigante route de Tunis au Bardo, tant parcourue dans un singulier pele-mele de carrosses levantins, a livrees eclatantes, de meahris au long cou, a la babine pendante, de mulets caparaconnes, de bourriquets, d'Arabes en guenilles, de negres a moitie nus, de fonctionnaires en grand costume, avec leur escorte d'honneur. Allait-il donc retrouver la-bas, ou la route cotoie des jardins de palmiers, l'architecture bizarre et colossale du palais du bey, ses grillages de fenetres aux mailles serrees, ses portes de marbre, ses moucharabies en bois decoupe, peints de couleurs vives?... Ce n'etait pas le Bardo, mais le joli pays de Bordighera, divise comme tous ceux du littoral en deux parties, la _Marine_ s'etalant en rivage, et la ville haute, rejointes toutes deux par une foret de palmes immobiles, elancees de tige et la cime retombante, veritables fusees de verdure, rayant le bleu de leurs mille fentes regulieres. La chaleur insoutenable, les chevaux a bout de forces, contraignirent le voyageur a s'arreter pour une couple d'heures dans un de ces grands hotels qui bordent la route et mettent des novembre, dans ce petit bourg merveilleusement abrite, la vie luxueuse, l'animation cosmopolite d'une aristocratique station hivernale. Mais, a cette epoque de l'annee, il n'y avait a la _Marine_ de Bordighera que des pecheurs invisibles a cette heure. Les villas, les hotels semblaient morts, tous leurs stores et leurs jalousies etendus. On fit traverser a l'arrivant de longs couloirs frais et silencieux, jusqu'a un grand salon tourne au nord qui devait faire partie d'un de ces appartements complets qu'on loue pour la saison et dont les portes legeres communiquent avec d'autres chambres. Des rideaux blancs, un tapis, ce demi-confortable exige par les Anglais, meme en voyage, et en face des fenetres que l'hotelier ouvrit toutes grandes pour amorcer ce passant, l'engager a une halte plus serieuse, la vue splendide de la montagne. Un calme etonnant regnait dans cette grande auberge deserte, sans maitre d'hotel, ni cuisiniers, ni chasseurs,--tout le service n'arrivant qu'aux premiers froids,--et livree pour les soins domestiques a un gate-sauce du pays, expert aux _stoffato_, aux _risotto_, et a deux valets d'ecurie mettant pour l'heure des repas l'habit, la cravate blanche et les escarpins de l'office. Heureusement de Gery ne devait rester la que le temps de respirer une heure ou deux, d'enlever de ses yeux cette reverberation d'argent mat, de sa tete alourdie le casque a jugulaire douloureuse que le soleil y avait mis. Du divan ou il s'etendit, le paysage admirable, terrasses d'oliviers legers et frissonnants, bois d'orangers plus sombres aux feuilles mouillees de luisants mobiles, semblait descendre jusqu'a sa fenetre par etages de verdures diverses ou des villas dispersees eclataient en blancheur, parmi lesquelles celle de Maurice Trott, le banquier, reconnaissable aux riches caprices de son architecture et a la hauteur de ses palmiers. L'habitation du Levantin, dont les jardins venaient jusque sous les croisees de l'hotel, abritait depuis quelques mois une celebrite artistique, le sculpteur Brehat, qui se mourait de la poitrine et devait a cette hospitalite princiere un prolongement d'existence. Ce voisinage d'un agonisant celebre, dont l'hotelier etait tres fier, et qu'il aurait mis volontiers sur sa note, ce nom de Brehat que de Gery avait entendu si souvent prononcer avec admiration dans l'atelier de Felicia Ruys, ramenerent sa pensee vers le beau visage aux lignes pures entrevu pour la derniere fois au Bois de Boulogne, penche sur l'epaule de Mora. Qu'etait-elle devenue, la malheureuse fille, quand cet appui lui avait manque? Cette lecon lui servirait-elle dans l'avenir? Et par une etrange coincidence, pendant qu'il songeait ainsi a Felicia, en face de lui, sur les pentes du jardin voisin, un grand levrier blanc traversait en gambadant une allee d'arbres verts. On eut dit tout a fait Kadour; memes poils ras, meme gueule rose, feroce et fine. Paul, devant sa fenetre ouverte, fut asssailli en un moment par toutes sortes de visions tristes ou charmantes. Peut-etre, la nature splendide qu'il avait sous les yeux, cette haute montagne ou courait une ombre bleue attardee dans tous les plis du terrain aidait-elle au vagabondage de sa pensee. Sous les orangers, les citronniers, alignes pour la culture, charges de fruits d'or, s'etendaient d'immenses champs de violettes, en plants reguliers et serres, traverses de petits canaux d'irrigation, dont la pierre blanche coupait les verdures exuberantes. Une odeur exquise montait, de violettes petries dans du soleil, chaude essence de boudoir, enervante, affaiblissante, qui evoquait pour de Gery des visions feminines, Aline, Felicia, glissant a travers la feerie du paysage, dans cette atmosphere bleutee, ce jour elyseen qu'on eut dit le parfum devenu visible de tant de fleurs epanouies... Un bruit de portes lui fit rouvrir les yeux... Quelqu'un venait d'entrer dans la piece a cote. Il entendit le frolement d'une robe sur la mince cloison, un feuillet retourne dans un livre qu'on devait lire sans grand interet; car un long soupir module en baillement le fit tressaillir. Dormait-il, revait-il encore? Ne venait-il pas d'entendre le cri du "chacal dans le desert," si bien en harmonie avec la temperature brulante et lourde du dehors... Non. Plus rien... Il s'endormit de nouveau; et cette fois, toutes les images confuses qui le poursuivaient se fixerent en un reve, un bien beau reve... Il faisait avec Aline son voyage de noces. Une mariee delicieuse. Prunelles claires, pleines d'amour et de foi, qui ne connaissaient que lui, ne regardaient que lui. Dans ce meme salon d'hotel, de l'autre cote du gueridon, la jolie fille etait assise en blanc deshabille du matin qui sentait bon la violette et les dentelles fines de la corbeille. Ils dejeunaient. Un de ces dejeuners de voyage de noces, servis au saut du lit en face de la mer bleue, du ciel limpide qui azurent le verre ou l'on boit, les yeux que l'on regarde, l'avenir, la vie, l'espace clair. Oh! qu'il faisait beau, quelle lumiere divine, rajeunissante, comme ils etaient bien! Et tout a coup, en pleins baisers, en pleine ivresse, Aline devenait triste. Ses beaux yeux se voilaient de larmes. Elle lui disait: "Felicia est la... vous n'allez plus m'aimer..." Et lui riait: "Felicia, ici?... Quelle idee.--Si, si... Elle est la..." Tremblante, elle montrait la chambre voisine, d'ou partaient pele-mele des aboiements enrages et la voix de Felicia: "Ici, Kadour... Ici, Kadour..." la voix basse, concentree, furieuse de quelqu'un qui se cachait et se voit brusquement decouvert. Reveille en sursaut, l'amoureux, desenchante, se retrouva dans sa chambre deserte, devant un gueridon vide, son beau reve envole par la fenetre sur le grand coteau qui la remplissait toute, et semblait se pencher vers elle. Mais on entendait bien reellement dans la piece contigue les aboiements d'un chien et des coups precipites ebranlant la porte... --Ouvrez. C'est moi... c'est Jenkins." Paul se redressa sur son divan, stupefait. Jenkins ici?... Comment cela?... A qui s'adressait-il?... Quelle voix allait lui repondre?... On ne repondit point... Un pas leger alla vers la porte, et le pene grinca nerveusement. "Enfin, je vous trouve, dit l'Irlandais en entrant..." Et vraiment, s'il n'avait pris soin de s'annoncer lui-meme, a travers la cloison Paul n'aurait jamais place sur cet accent brutal, violent et rauque, le nom du docteur aux facons doucereuses... "Enfin, je vous trouve apres huit jours de recherches, de courses folles, de Genes a Nice, de Nice a Genes... Je savais que vous n'etiez pas partie, le yacht etant toujours en rade... Et j'allais inspecter toutes les auberges du littoral, quand je me suis souvenu de Brehat... J'ai pense que vous aviez voulu le voir en passant. J'en viens... C'est lui qui m'a dit que vous etiez ici." Mais a qui parlait-il? Quelle obstination singuliere mettait-on a ne pas lui repondre? Enfin une belle voix morne que Paul connaissait bien fit vibrer a son tour l'air alourdi et sonore de la chaude apres-midi. "Eh bien! oui, Jenkins, me voila... Qu'est-ce qu'il y a donc?" A travers la muraille, Paul voyait la bouche dedaigneuse, abaissee, avec un pli de degout. "Je viens vous empecher de partir, de faire cette folie... --Quelle folie? J'ai des travaux a Tunis... Il faut bien que j'y aille. --Mais vous n'y songez pas, ma chere enfant... --Oh! assez de paternite comme cela, Jenkins... On sait ce qui se cache la-dessous... Parlez-moi donc comme tout a l'heure... J'aime encore mieux chez vous le dogue que le chien couchant... J'en ai moins peur. --Eh bien! je vous dis, moi, qu'il faut etre folle pour s'en aller la-bas toute seule, jeune et belle comme vous etes... --Et ne suis-je pas toujours seule?... Vouliez-vous que j'emmene Constance, a son age? --Et moi? --Vous?..." Elle modula le mot sur un rire plein d'ironie... "Et Paris?... Et vos clients?... Priver la societe de son Cagliostro!... Jamais, par exemple. --Je suis pourtant bien decide a vous suivre partout ou vous irez... fit Jenkins resolument." Il y eut un instant de silence. Paul se demandait s'il etait bien digne de lui d'ecouter ce debat qu'il sentait gros de revelations terribles. Mais, en plus de la fatigue, une curiosite invincible le clouait a sa place... Il lui semblait que l'enigme attirante dont il avait ete si longtemps intrigue et trouble, qui tenait encore a son esprit par le bout de son voile de mystere, allait enfin parler, se decouvrir, montrer la femme douloureuse ou perverse que cachait l'artiste mondaine. Il restait donc immobile, retenant son souffle, n'ayant pas d'ailleurs besoin d'espionner; car les autres, se croyant seuls dans l'hotel, laissaient monter leurs passions et leurs voix sans contrainte. "En fin de compte, que voulez-vous de moi?... --Je vous veux... --Jenkins! --Oui, oui, je sais bien; vous m'aviez defendu de prononcer jamais de telles paroles devant vous; mais d'autres que moi vous les ont dites, et de plus pres encore..." Deux pas nerveux la rapprochaient de l'apotre, mettaient devant cette large face sensuelle le mepris haletant de sa reponse. "Et quand cela serait, miserable! Si je n'ai su me garder contre le degout et l'ennui, si j'ai perdu ma fierte, est-ce a vous d'en parler seulement?... Comme si vous n'en etiez pas cause, comme si vous ne m'aviez pas a tout jamais fane, attriste la vie..." Et trois mots brulants et rapides firent passer devant Paul de Gery terrifie l'horrible scene de cet attentat enveloppe d'affectueuse tutelle, contre lequel l'esprit, la pensee, les reves de la jeune fille avaient eu si longtemps a se debattre et qui lui avait laisse l'incurable tristesse des chagrins precoces, l'ecoeurement de la vie a peine commencee, ce pli au coin de la levre comme la chute visible du sourire. "Je vous aimais... Je vous aime... La passion emporte tout... repondit Jenkins sourdement. --Eh bien! aimez-moi donc, si cela vous amuse... Moi je vous hais non seulement pour le mal que vous m'avez fait, tout ce que vous avez tue en moi de croyances, de belles energies, mais parce que vous me representez ce qu'il y a de plus execrable, de plus hideux sous le soleil, l'hypocrisie et le mensonge. Oui, dans cette mascarade mondaine, ce tas de faussetes, de grimaces, de conventions laches et malpropres qui m'ont ecoeuree au point que je me sauve, que je m'exile pour ne plus les voir, que je leur prefererais le bagne, l'egout, le trottoir comme une fille, votre masque a vous, o sublime Jenkins, est encore celui qui m'a le plus fait horreur. Vous avez complique notre hypocrisie francaise, toute en sourires et en politesse, de vos larges poignees de main a l'anglaise, de votre loyaute cordiale et demonstrative. Tous s'y sont laisse prendre. On dit "le bon Jenkins, le brave, l'honnete Jenkins." Mais moi je vous connais, bonhomme, et malgre votre belle devise si effrontement arboree sur les enveloppes de vos lettres, sur votre cachet, vos boutons de manchettes, la coiffe de vos chapeaux, les panneaux de votre voiture, je vois toujours le fourbe que vous etes et qui depasse son deguisement de toutes parts." Sa voix sifflait entre ses dents serrees par une incroyable ferocite d'expression; et Paul s'attendait a quelque furieuse revolte de Jenkins se redressant sous tant d'outrages. Mais non. Cette haine, ce mepris venant de la femme aimee devaient lui causer plus de douleur que de colere; car il repondit tout bas, sur un ton de douceur navree: "Oh! vous etes cruelle... Si vous saviez le mal que vous me faites... Hypocrite, oui, c'est vrai; mais on ne nait pas comme cela... On le devient par force, devant les duretes de la vie. Quand on a le vent contre et qu'on veut avancer, on louvoie. J'ai louvoye... Accusez mes debuts miserables, une entree manquee dans l'existence, et convenez du moins qu'une chose en moi n'a jamais menti: ma passion!... Rien n'a pu la rebuter, ni vos dedains, ni vos injures, ni tout ce que je lis dans vos yeux qui, depuis tant d'annees, ne m'ont pas souri une fois... C'est encore ma passion qui me donne la force, meme apres ce que je viens d'entendre, de vous dire pourquoi je suis ici... Ecoutez. Vous m'avez declare un jour qu'il vous fallait un mari, quelqu'un qui veille sur vous pendant votre travail, qui releve de faction la pauvre Crenmitz excedee. Ce sont la vos propres paroles, qui me dechiraient alors parce que je n'etais pas libre. Maintenant tout est change. Voulez-vous m'epouser, Felicia? --Et votre femme? s'ecria la jeune fille pendant que Paul s'adressait la meme question. --Ma femme est morte. --Morte?... Madame Jenkins?... Est-ce vrai? --Vous n'avez pas connu celle dont je parle. L'autre n'etait pas ma femme. Quand je l'ai rencontree, j'etais deja marie en Irlande... Depuis des annees... Un mariage horrible, contracte la corde au cou... Ma chere, a vingt-cinq ans, je me suis trouve devant cette alternative; la prison pour dettes ou mademoiselle Strang, une vieille fille couperosee et goutteuse, la soeur d'un usurier qui m'avait avance cinq cents livres pour payer mes etudes medicales... J'avais prefere la prison; mais des semaines et des mois vinrent a bout de mon courage, et j'epousai mademoiselle Strang qui m'apporta en dot... mon billet. Vous voyez ma vie entre ces deux monstres qui s'adoraient. Une femme jalouse, impotente. Le frere m'espionnant, me suivant partout. J'aurais pu fuir. Mais une chose me retenait... On disait l'usurier immensement riche. Je voulais toucher au moins le benefice de ma lachete... Ah! je vous dis tout, vous voyez... Du reste j'ai ete bien puni, allez. Le vieux Strang est mort insolvable; il jouait, s'etait ruine, sans le dire... Alors j'ai mis les rhumatismes de ma femme dans une maison de sante et je suis venu en France... C'etait une existence a recommencer, de la lutte et de la misere encore. Mais j'avais pour moi une experience, la haine et le mepris des hommes, et la liberte reconquise, car je ne me doutais pas que l'horrible boulet de cette union maudite allait gener encore ma marche, a distance... Heureusement, c'est fini, me voila delivre... --Oui, Jenkins, delivre... Mais pourquoi ne songez-vous pas a faire votre femme de la pauvre creature qui a partage votre vie si longtemps, humble et devouee comme nous l'avons tous vue? --Oh! dit-il avec une explosion sincere, entre mes deux bagnes je crois que je preferais l'autre, ou je pouvais etre franchement indifferent ou haineux... Mais l'atroce comedie de l'amour conjugal, d'un bonheur sans lassitude, alors que depuis si longtemps je n'aimais que vous, je ne pensais qu'a vous... Il n'y a pas sur terre de pareil supplice... Si j'en juge par moi, la malheureuse a du pousser a l'instant de la separation un cri de soulagement et d'allegresse. C'est le seul adieu que j'en esperais... --Mais qui vous forcait a tant de contrainte? --Paris, la societe, le monde... Maries devant l'opinion, nous etions tenus par elle... --Et maintenant, vous ne l'etes donc plus? --Maintenant quelque chose domine tout, c'est l'idee de vous perdre, de ne plus vous voir... Oh! quand j'ai appris votre fuite, quand j'ai vu cet ecriteau sur votre porte: "A LOUER", j'ai senti que c'en etait fait des poses et des grimaces, que je n'avais plus qu'a partir, a courir bien vite apres mon bonheur que vous emportiez. Vous quittiez Paris, je l'ai quitte. On vendait tout chez vous; chez moi, on va tout vendre. --Et elle?... reprit Felicia fremissante... Elle, la compagne irreprochable, l'honnete femme que personne n'a jamais soupconnee, ou ira-t-elle? que fera-t-elle?... Et c'est sa place que vous venez me proposer... Une place volee, dans quel enfer!... Eh bien! et cette devise, bon Jenkins, vertueux Jenkins, qu'est-ce que nous en faisons? Le bien sans esperance, mon vieux!..." A ce rire cinglant comme un coup de cravache qui devait lui marquer la figure en rouge, le miserable repondit en haletant: "Assez..., assez..., ne raillez pas ainsi... c'est trop horrible a la fin... Cela ne vous touche donc pas d'etre aimee comme je vous aime en vous sacrifiant tout, fortune, honneur, consideration? Voyons, regardez-moi... Si bien attache que fut mon masque, je l'ai arrache pour vous, je l'ai arrache devant tous... Et maintenant, tenez! le voila l'hypocrite..." On entendit le bruit sourd de deux genoux sur le parquet. Et begayant, eperdu d'amour, affaisse devant elle, il la suppliait de consentir a ce mariage, de lui donner le droit de la suivre partout, de la defendre: puis les mots lui manquaient, s'etouffaient dans un sanglot passionne, si profond, si dechirant qu'il aurait touche n'importe quel coeur, surtout devant la splendide nature impassible dans cette chaleur parfumee et amollissante... Mais Felicia ne s'attendrit pas, et toujours hautaine: "Finissons-en, Jenkins, dit-elle brusquement, ce que vous me demandez est impossible... Nous n'avons rien a nous cacher; et apres vos confidences de tout a l'heure, je veux vous en faire une qui coute a mon orgueil, mais dont votre acharnement me parait digne... J'etais la maitresse de Mora." Paul n'ignorait pas cela. Et pourtant c'etait si triste cette belle voix pure chargee d'un tel aveu, au milieu de cet air enivrant de bleu et d'aromes, qu'il en eut un grand serrement de coeur et dans la bouche ce gout de larmes que laisse un regret inavoue. "Je le savais, reprit Jenkins d'une voix sourde... J'ai la les lettres que vous lui ecriviez... --Mes lettres? --Oh! je vous les rends, tenez. Je les sais par coeur, a force de les lire et de les relire... C'est ca qui fait mal, quand on aime... Mais j'ai bien subi d'autres tortures. Quand je pense que c'est moi..." Il s'arreta. Il etouffait... "Moi qui devais fournir le combustible a vos flammes, rechauffer cet amant de glace, vous l'envoyer ardent et rajeuni... Ah! il en a devore des perles, celui-la... J'avais beau dire non, il en voulait toujours... A la fin la fureur m'a pris... Tu veux bruler, miserable, eh bien! brule. * * * * * Paul se leva epouvante. Allait-il donc devenir le confident d'un crime? Mais la honte ne lui fut pas infligee d'en entendre davantage. Un coup violent, frappe chez lui, cette fois, vint l'avertir que le calesino etait pret. "Eh! signor Francese..." Dans la piece a cote le silence se fit, puis un chuchotement, il y avait quelqu'un, la, tout pres d'eux... qui les ecoutait... Paul de Gery descendit precitamment. Il lui tardait d'etre hors de cette chambre d'hotel, d'echapper a l'obsession de tant d'infamies devoilees. Comme la chaise de poste s'ebranlait, entre ces rideaux blancs communs qui flottent a toutes les fenetres dans le Midi, il apercut une figure palie avec des cheveux de deesse et de grands yeux brulants qui guettaient. Mais un regard au portrait d'Aline chassait vite cette vision troublante, et pour jamais gueri de son ancien amour, il voyagea jusqu'au soir a travers un paysage feerique avec la jolie mariee du dejeuner, qui emportait dans les plis de sa modeste robe, de son mantelet de jeune fille, toutes les violettes de Bordighera. XXV LA PREMIERE DE "REVOLTE" "En scene pour le premier acte!" Ce cri du regisseur debout, les mains en porte-voix, au bas de l'escalier des artistes, s'engouffre dans sa haute cage, monte, roule, se perd au fond des couloirs pleins d'un bruit de portes battantes, de pas precipites, d'appels desesperes au coiffeur, aux habilleuses, tandis qu'apparaissent successivement aux paliers des differents etages, lents et majestueux, la tete immobile, de peur de deranger le moindre detail de leur accoutrement, tous les personnages du premier acte de _Revolte_, costumes de bal elegants et modernes, avec des craquements de souliers neufs, le frolement soyeux des traines, le cliquetis des bracelets riches remontes par le gant qu'on boutonne. Tout ce monde-la parait emu, nerveux, pale sous le fard, et dans les satins savamment prepares des epaules arrosees de ceruse, des frissons passent en moires d'ombres. On parle peu, la bouche seche. Les plus rassures en affectant de sourire ont dans les yeux, dans la voix, l'hesitation de la pensee absente, cette apprehension de la bataille aux feux de la rampe, qui reste un des attraits les plus puissants du metier de comedien, son piquant, son renouveau. Sur la scene encombree d'un va-et-vient de machinistes, de garcons d'accessoires se hatant, se bousculant dans le jour doux, neigeux, tombe des frises, qui fera place tout a l'heure, quand le rideau se levera, a la lumiere eclatante de la salle. Cardailhac, en habit noir et cravate blanche, le chapeau casseur sur l'oreille, jette un dernier coup d'oeil a l'installation des decors, presse les ouvriers, complimente l'ingenue en toilette, rayonnant, fredonnant, superbe. On ne se douterait jamais a le voir des terribles preoccupations qui l'enfievrent. Entraine lui aussi dans la debacle du Nabab, ou s'est engloutie sa commandite, il joue son va-tout sur la piece de ce soir, contraint--si elle ne reussit pas--a laisser impayes ces decors merveilleux, ces etoffes a cent francs le metre. C'est une quatrieme faillite qui l'attend. Mais, bah! notre directeur a confiance. Le succes, comme tous les monstres mangeurs d'hommes, aime la jeunesse; et cet auteur inconnu, tout neuf sur une affiche, flatte les superstitions du joueur. Andre Maranne n'est pas aussi rassure. A mesure que la representation approche, il perd la foi dans son oeuvre, atterre par la vue de la salle qu'il regarde au trou du rideau comme au verre etroit d'un stereoscope. Une salle splendide, remplie jusqu'au cintre, malgre le printemps avance et le gout mondain pour la villegiature precoce; une salle que Cardailhac, ennemi declare de la nature et de la campagne, s'efforcant toujours de retenir les Parisiens le plus tard possible dans Paris, est parvenu a combler, a faire aussi brillante qu'en plein hiver. Quinze cents tetes fourmillant sous le lustre, droites, penchees, detournees, interrogeantes, d'une grande vie d'ombres et de reflets, les unes massees aux coins obscurs du bas pourtour, les autres eclairees vivement, les portes des loges ouvertes, par la reverberation des murs blancs du couloir; public des premieres toujours le meme, ce brigand de tout Paris qui va partout, emportant d'assaut ces places enviees, quand une faveur, une fonction quelconque ne les lui donne pas. A l'orchestre, les gilets a coeur, les clubs, cranes luisants, larges raies dans des cheveux rares, gants clairs, grosses lorgnettes braquees. Aux galeries, melees de mondes et de toilettes, tous les noms connus de ces sortes de solennites, et la promiscuite genante qui place le sourire contenu et chaste de l'honnete femme a cote des yeux brulants de kohl, de la bouche en traits de vermillon des autres. Chapeaux blancs, chapeaux roses, diamants et maquillage. Au-dessus, les loges presentent la meme confusion: des actrices et des filles, des ministres, des ambassadeurs, des auteurs fameux, des critiques, ceux-ci l'air grave, les sourcils fronces, jetes de travers sur leur fauteuil avec la morgue impassible de juges que rien ne peut corrompre. Les avant-scenes tranchent en lumiere, en splendeur sur l'ensemble, occupees par des celebrites de la haute banque, les femmes decolletees et bras nus, ruisselantes de pierreries comme la reine de Saba dans sa visite au roi des Juifs. A gauche seulement une de ces grandes loges, completement vide, attire l'attention par sa decoration bizarre, eclairee au fond d'une lanterne mauresque. Sur toute l'assemblee une poussiere impalpable et flottante, le papillotement du gaz, son odeur melee a tous les plaisirs parisiens, ses susurrements aigus et courts comme une respiration phthisique, accompagnant le jeu des eventails deployes. Puis l'ennui, un ennui morne, l'ennui des memes visages toujours regardes aux memes places, avec leurs defauts ou leurs poses, cette uniformite des reunions mondaines qui finit par installer dans Paris chaque hiver une province denigrante, papotiere et restreinte plus que la province elle-meme. Maranne observait cette maussaderie, cette lassitude du public, et songeant a ce que la reussite de son drame pouvait changer dans sa modeste vie toute en espoir, se demandait, plein d'angoisse, comment faire pour approcher sa pensee de ces milliers d'etres, les arracher a leurs preoccupations d'attitude, etablir dans cette foule un courant unique qui lui ramenerait ces regards distraits, ces intelligences a tous les degres du clavier, si difficiles a mettre a l'unisson. Instinctivement il cherchait des visages amis, une loge de face remplie par la famille Joyeuse: Elise et les fillettes assises sur le devant, au second plan Aline et le pere, groupe adorable, familial, comme un bouquet trempe de rosee dans un etalage de fleurs fausses. Et tandis que tout Paris dedaigneux demandait:--Qu'est-ce que c'est que ces gens-la? le poete remettait son sort entre ces petites mains de fees, gantees de frais pour la circonstance et qui donneraient hardiment tout a l'heure le signal des applaudissements. Place au theatre!... Maranne n'a que le temps de se jeter dans la coulisse; et tout a coup il entend, loin, bien loin, les premieres paroles de sa piece qui montent, volee d'oiseaux craintifs, dans le silence et l'immensite de la salle. Moment terrible. Ou aller? Que devenir? Rester la colle contre un portant, l'oreille tendue, le coeur serre; encourager les acteurs quand il aurait tant besoin d'encouragements lui-meme? Il prefere encore regarder le danger en face; et, par la petite porte communiquant avec le couloir des loges, il se glisse jusqu'a une baignoire qu'il se fait ouvrir doucement. "Chut!... C'est moi..." Quelqu'un est assis dans l'ombre, une femme que tout Paris connait, celle-la, et qui se cache. Andre se met aupres d'elle, et serres l'un contre l'autre, invisibles a tous, la mere et le fils assistent en tremblant a la representation. Ce fut d'abord une stupeur dans le public. Ce theatre des Nouveautes, situe au plein coeur du boulevard, ou son perron s'etale tout en lumiere, entre les grands restaurants, les cercles chics; ce theatre, ou l'on venait en partie carree, au sortir d'un diner fin, entendre, jusqu'a l'heure du souper, un acte ou deux de quelque chose de raide, etait devenu dans les mains de son spirituel directeur le plus couru de tous les spectacles parisiens, sans genre bien precis et les abordant tous, depuis l'operette-feerie qui deshabille les femmes, jusqu'au grand drame moderne qui decollete nos moeurs. Cardailhac tenait surtout a justifier son titre de "directeur des Nouveautes" et, depuis que les millions du Nabab soutenaient l'entreprise, s'attachait a faire aux boulevardiers les surprises les plus eblouissantes. Celle de ce soir les surpassait toutes: la piece etait en vers--et honnete. Une piece honnete! Le vieux singe avait compris que le moment etait venu de tenter ce coup-la, et il le tentait. Apres l'etonnement des premieres minutes, quelques exclamations attristees ca et la dans les loges: "Tiens! c'est en vers...," la salle commenca a subir le charme de cette oeuvre fortifiante et saine, comme si l'on eut secoue sur elle, dans son atmosphere rarefiee, quelque essence fraiche et piquante a respirer, un elixir de vie parfume au thym des collines. "Ah! c'est bon... ca repose..." C'etait le cri general, un fremissement d'aise, une pamoison de bien-etre accompagnant chaque vers. Ca le reposait, ce gros Hemerlingue, soufflant dans son avant-scene du rez-de-chaussee comme dans une auge de satin cerise. Ca la reposait, la grande Suzanne Bloch, coiffee a l'antique avec des frisons depassant un diademe d'or; et pres d'elle, Amy Ferat, toute en blanc comme une mariee, des brins d'oranger dans ses cheveux a la chien, ca la reposait bien aussi, allez! Il y avait la une foule de creatures, quelques-unes tres grasses, d'une graisse malpropre ramassee dans tous les serails, trois mentons et l'air bete; d'autres absolument vertes malgre le fard, comme si on les eut trempees dans un bain de cet arseniate de cuivre que le commerce appelle du "vert de Paris," tellement ridees, fanees, qu'elles se dissimulaient au fond de leurs loges, ne laissant voir qu'un bout de bras blanc, une epaule encore ronde qui depassait. Puis des gandins avachis, echines, ceux qu'on nommait alors des petits creves, la nuque tendue, les levres pendantes, incapables de se tenir debout ou d'articuler un mot en entier. Et tous ces gens s'exclamaient ensemble: "C'est bon... ca repose..." Le beau Moessard le murmurait comme un fredon sous sa petite moustache blonde, tandis que sa reine en premiere loge de face le traduisait dans la barbarie de sa langue etrangere. Positivement, ca les reposait. Ils ne disaient pas de quoi, par exemple, de quelle besogne ecoeurante, de quelle tache forcee d'oisifs et d'inutiles. Tous ces murmures bienveillants, unis, confondus, commencaient a donner a la salle sa physionomie des grands soirs. Le succes courait dans l'air, les figures se rasserenaient, les femmes semblaient embellies par des reflets d'enthousiasme, des regards excitants comme des bravos. Andre, pres de sa mere, frissonnait d'un plaisir inconnu, de cette joie orgueilleuse qu'on ressent a remuer les foules, fut-ce meme comme un chanteur de cour faubourienne, avec un refrain patriotique et deux notes emues dans la voix. Soudain les chuchotements redoublerent, se changerent en tumulte. On ricanait, on s'agitait. Que se passait-il? Quelque accident en scene? Andre, se penchant epouvante vers ses acteurs aussi etonnes que lui-meme, vit toutes les lorgnettes braquees sur la grande avant-scene vide jusqu'alors et ou quelqu'un venait d'entrer, de s'asseoir, les deux coudes sur le rebord de velours, la lorgnette tiree du fourreau, installe dans une solitude sinistre. En dix jours le Nabab avait vieilli de vingt ans. Ces violentes natures meridionales, si elles sont riches en elans, en jets de flammes irresistibles, s'affaissent aussi plus completement que les autres. Depuis son invalidation, le malheureux s'etait enferme dans sa chambre, les rideaux tires, ne voulant plus meme voir le jour ni depasser le seuil au dela duquel la vie l'attendait, les engagements pris, les promesses faites, un fouillis de protets et d'assignations. La Levantine, partie aux eaux en compagnie de son masseur et de ses negresses, absolument indifferente a la ruine de la maison; Bompain--l'homme au fez--tout effare au milieu des demandes d'argent, ne sachant comment aborder l'infortune patron toujours couche, le visage au mur sitot qu'on lui parlait d'affaires; la vieille mere etait restee seule pour faire tete au desastre, avec ses connaissances bornees et droites de veuve de village qui sait ce que c'est qu'un papier timbre, une signature, et tient l'honneur pour le plus grand bien de ce monde. Sa coiffe jaune apparaissait a tous les etages de l'hotel, revisant les notes, reformant le service, ne craignant ni les cris ni les humiliations. A toute heure du jour, on voyait la bonne femme arpenter la place Vendome a grands pas, gesticulant, se parlant a elle-meme, disant tout haut: "Te! je vais chez l'huissier." Et jamais elle ne consultait son fils que lorsque c'etait indispensable, d'un mot discret et bref, en evitant meme de le regarder. Pour tirer Jansoulet de sa torpeur, il avait fallu une depeche de Gery, datee de Marseille, annoncant qu'il arriverait avec dix millions. Dix millions, c'est-a-dire la faillite evitee, la possibilite de se relever, de recommencer la vie. Et voila notre Meridional rebondissant du fond de sa chute, ivre de joie et plein d'espoir. Il fit ouvrir ses fenetres, apporter des journaux. Quelle magnifique occasion que cette premiere de _Revolte_ pour se montrer aux Parisiens qui le croyaient sombre, rentrer dans le grand tourbillon par la porte battante de sa loge des Nouveautes! La mere, qu'un instinct avertissait, insista bien un peu pour le retenir. Paris maintenant l'epouvantait. Elle aurait voulu emmener son enfant dans quelque coin ignore du Midi, le soigner avec l'aine, tous deux malades de la grande ville. Mais il etait le maitre. Impossible de resister a cette volonte d'homme gate par la richesse. Elle l'assista pour sa toilette, "le fit beau," ainsi qu'elle disait en riant, et le regarda partir non sans une certaine fierte, superbe, ressuscite, ayant a peu pres surmonte le terrible affaissement des derniers jours... En arrivant au theatre, Jansoulet s'apercut vite de la rumeur que causait sa presence dans la salle. Habitue a ces ovations curieuses, il y repondait d'ordinaire sans le moindre embarras, de tout son large et bon sourire; mais cette fois la manifestation etait malveillante, presque indignee. "Comment!... c'est lui?... --Le voila. --Quelle impudence!" Cela montait de l'orchestre avec bien d'autres exclamations confuses. L'ombre et la retraite ou il s'etait refugie depuis quelques jours l'avaient laisse ignorant de l'exasperation publique a son egard, des homelies, des dithyrambes repandus dans les journaux a propos de sa fortune corruptrice, articles a effet, phraseologie hypocrite a l'aide desquels l'opinion se venge de temps en temps sur les innocents de toutes ses concessions aux coupables. Ce fut une effroyable deconvenue, qui lui causa d'abord plus de peine que de colere. Tres emu, il cachait son trouble derriere sa lorgnette, s'attachant aux moindres details de la scene, pose de trois quarts, mais ne pouvant echapper a l'observation scandaleuse dont il etait victime et qui faisait bourdonner ses oreilles, ses tempes battre, les verres embues de sa lorgnette s'emplir des cercles multicolores ou tournoie le premier egarement des congestions sanguines. Le rideau baisse, l'acte fini, il restait dans cette attitude de gene, d'immobilite; mais les chuchotements plus distincts, que ne retenait plus le dialogue scenique, l'acharnement de certains curieux changeant de place pour mieux le voir, le contraignaient a sortir de sa loge, a se precipiter dans les couloirs comme un fauve, echappe de l'arene a travers le cirque. Sous le plafond bas, dans l'etroit passage circulaire des corridors de theatre, il tombait au milieu d'une foule compacte de gandins, de journalistes, de femmes en chapeau, en taille, riant par metier, renversant leur rire bete, le dos appuye au mur. Des loges ouvertes et qui essayaient de respirer sur cette baie grouillante et bruyante sortaient des fragments de conversations, melees, a propos rompus: "Une piece delicieuse... C'est frais... C'est honnete... --Ce Nabab!... Quelle effronterie!... --Oui, vraiment, ca repose... On se sent meilleur... --Comment ne l'a-t-on pas encore arrete?... --Un tout jeune homme, parait-il... C'est sa premiere piece. --Bois-l'Hery a Mazas! Ce n'est pas possible... Voici la marquise en face de nous, aux premieres galeries, avec un chapeau neuf... --Qu'est-ce que ca prouve?... Elle fait son metier de lanceuse... Il est tres joli, ce chapeau... aux couleurs du cheval de Desgranges. --Et Jenkins? que devient Jenkins? --A Tunis avec Felicia... Le vieux Brahim les a vus tous les deux... Il parait que le bey se met decidement aux perles. --Bigre!..." Plus loin, des voix douces murmuraient: "Vas-y, pere, vas-y donc... Vois comme il est seul ce pauvre homme. --Mais, mes enfants, je ne le connais pas. --Eh bien! rien qu'un salut... Quelque chose qui lui prouve qu'il n'est pas completement abandonne..." Aussitot un petit vieux monsieur, tres rouge, en cravate blanche, s'elancait au-devant du Nabab et lui donnait un grand coup de chapeau respectueux. Avec quelle reconnaissance, quel sourire d'empressement aimable ce salut unique fut rendu, ce salut d'un homme que Jansoulet ne connaissait pas, qu'il n'avait jamais vu, et qui pesait pourtant d'un grand poids sur sa destinee; car sans le pere Joyeuse, le president du conseil de la _Territoriale_ aurait eu probablement le sort du marquis de Bois-l'Hery. C'est ainsi que, dans l'enchevetrement de la societe moderne, ce grand tissage d'interets, d'ambitions, de services acceptes et rendus, tous les mondes communiquent entre eux, mysterieusement unis par les dessous, des plus hautes existences aux plus humbles; voila ce qui explique le bariolage, la complication de cette etude de moeurs, l'assemblage des fils epars dont l'ecrivain soucieux de verite est force de faire le fond de son drame. Les regards jetes en l'air dans le vague, la demarche qui s'ecarte sans but, le chapeau remis sur la tete brusquement jusqu'aux yeux, en dix minutes le Nabab subit toutes les manifestations de ce terrible ostracisme du monde parisien ou il n'avait ni parente ni serieuses attaches, et dont le mepris l'isolait plus surement que le respect n'isole un souverain en visite. D'embarras, de honte, il chancelait. Quelqu'un dit tres haut: "Il a bu..." et tout ce que le pauvre homme put faire, ce fut de rentrer s'enfermer dans le salon de sa loge. D'ordinaire ce petit _retiro_ s'emplissait pendant les entr'actes de gens de bourse, de journalistes. On riait, on fumait en menant grand vacarme; le directeur venait saluer son commanditaire. Ce soir-la, personne. Et l'abstention de Cardailhac, ce flaireur de succes, donnait bien a Jansoulet la mesure de sa disgrace. --Que leur ai-je donc fait? Pourquoi Paris ne veut-il plus de moi? Il s'interrogeait ainsi dans une solitude qu'accentuaient les bruits environnants, les clefs brusques aux portes des loges, les mille exclamations d'une foule amusee. Puis subitement la fraicheur du luxe qui l'entourait, la lanterne mauresque decoupee en ombres bizarres sur les soies brillantes du divan et des murs lui remettaient en memoire la date de son arrivee... Six mois!... Seulement six mois, qu'il etait a Paris!... Tout flambe, tout devore en six mois!... Il s'absorba dans une sorte de torpeur, d'ou le tirerent des applaudissements, des bravos enthousiastes. C'etait decidement un grand succes, cette piece de _Revolte_. On arrivait maintenant aux passages de force, de satire; et les tirades virulentes, un peu emphatiques mais qu'enlevait un souffle de jeunesse et de sincerite, faisaient vibrer tous les coeurs, apres les effusions idylliques du debut. Jansoulet a son tour voulut entendre, voulut voir. Ce theatre lui appartenait, apres tout. Sa place dans cette avant-scene lui coutait plus d'un million; c'etait bien le moins qu'il l'occupat. Le voila de nouveau assis sur le devant de sa loge. Dans la salle, une chaleur lourde, suffocante, remuee et non dissipee par les eventails haletants qui promenaient des reflets et des paillettes avec tous les souffles impalpables du silence. On ecoutait religieusement une replique indignee et fiere contre les forbans, si nombreux a cette epoque, qui tenaient le haut du pave apres en avoir battu les coins les plus obscurs pour detrousser les passants. Certes, Maranne, en ecrivant ces beaux vers, avait pense a tout autre qu'au Nabab. Mais le public y vit une allusion; et tandis qu'une triple salve d'applaudissements accueillait la fin de la tirade, toutes les tetes se tournaient vers l'avant-scene de gauche avec un mouvement indigne, ouvertement injurieux... Le malheureux, mis au pilori sur son propre theatre! Un pilori qui lui coutait si cher!... Cette fois, il n'essaya pas de se soustraire a l'affront, se planta resolument les bras croises et brava cette foule qui le regardait, ces centaines de visages leves et ricaneurs, ce vertueux Tout Paris qui le prenait pour bouc emissaire et le chassait apres l'avoir charge de tous ses crimes. Joli monde vraiment pour une manifestation pareille! En face, une loge de banquiers faillis, la femme et l'amant l'un pres de l'autre au premier rang, le mari dans l'ombre, efface et grave. A cote, le trio frequent d'une mere qui a marie sa fille selon son propre coeur et pour se faire un gendre de l'homme qu'elle aimait. Puis des menages interlopes, des filles etalant le prix de la honte, des diamants en cercles de feu rives autour des bras et du cou comme des colliers de chien, se bourrant de bonbons qu'elles avalaient brutalement, bestialement, parce qu'elles savent que l'animalite de la femme plait a ceux qui la paient. Et ces groupes de gandins effemines, le col ouvert, les sourcils peints, dont on admirait a Compiegne, dans les chambres d'invites, les chemises de batiste brodees et les corsets de satin blanc; ces mignons du temps d'Agrippa, s'appelant entre eux: "Mon coeur... Ma chere belle..." Tous les scandales, toutes les turpitudes, consciences vendues ou a vendre, le vice d'une epoque sans grandeur, sans originalite, essayant les travers de toutes les autres et jetant a Bullier cette duchesse, femme de ministre, rivale des plus ehontees danseuses de l'endroit. Et c'etaient ces gens-la qui le repoussaient, qui lui criaient: "Va-t'en... tu es indigne... --Indigne, moi!... mais je vaux cent fois mieux que vous tous, miserables... Vous me reprochez mes millions. Et qui donc m'a aide a les devorer? Toi, compagnon lache et traitre, qui caches dans le coin de ton avant-scene ton obesite de pacha malade. J'ai fait ta fortune avec la mienne au temps ou nous partagions en freres. Toi, marquis blafard, j'ai paye cent mille francs au cercle pour qu'on ne te chasse pas honteusement... Je t'ai couverte de bijoux, drolesse, en laissant croire que tu etais ma maitresse, parce que cela fait bien dans notre monde, mais sans jamais te demander de retour... Et toi, journaliste effronte qui as toute la bourbe de ton encrier pour cervelle, et sur ta conscience autant de lepres que ta reine en porte sur la peau, tu trouves que je ne t'ai pas paye ton prix, et voila pourquoi tes injures... Oui, oui, regardez-moi, canailles... Je suis fier... Je vaux mieux que vous..." Tout ce qu'il disait ainsi mentalement, dans un delire de colere, visible au tremblement de ses levres blemies, le malheureux, en qui montait la folie, allait peut-etre le crier bien fort dans le silence, invectiver cette masse insultante, qui sait? bondir au milieu, en tuer un, ah! bon sang de Dieu! en tuer un, quand il se sentit frappe legerement sur l'epaule; et une tete blonde lui apparut, serieuse et franche, deux mains tendues qu'il saisit convulsivement, comme un noye. "Ah! cher... cher... begaya le pauvre homme. Mais il n'eut pas la force d'en dire davantage. Cette emotion douce arrivant au milieu de sa fureur la fondit en un sanglot de larmes, de sang, de paroles etranglees. Sa figure devint violette. Il fit signe: "Emmenez-moi..." Et trebuchant, appuye au bras de de Gery, il ne put que franchir la porte de sa loge pour aller tomber dans le couloir. "Bravo! bravo!!" criait la salle a la tirade du comedien; et c'etait un bruit de grele, de trepignements enthousiastes, tandis que le grand corps sans vie, peniblement enleve par les machinistes, traversait les coulisses rayonnantes, encombrees de curieux empresses autour de la scene, allumes au succes repandu et qui remarquerent a peine le passage de ce vaincu inerte, porte a bras comme une victime d'emeute. On l'etendit sur un canape dans le magasin d'accessoires, Paul de Gery a ses cotes avec un medecin, et deux garcons qui s'empressaient pour les secours. Cardailhac, tres occupe par sa piece, avait promis de venir savoir des nouvelles "tout a l'heure, apres le _cinq_..." Saignee sur saignee, ventouses, sinapismes, rien ne ramenait meme un fremissement a l'epiderme du malade insensible a tous les moyens usites dans les cas d'apoplexie. Un abandon de tout l'etre semblait le donner deja a la mort, le preparer aux rigidites du cadavre; et cela dans le plus sinistre endroit du monde, le chaos eclaire d'une lanterne sourde ou gisent pele-mele sous la poussiere tous les rebuts des pieces jouees, meubles dores, tentures a crepines brillantes, carrosses, coffres-forts, tables a jeu, escaliers et rampes demontes parmi des cordages, des poulies, un fouillis d'accessoires de theatre hors d'usage, casses, demolis, avaries. Bernard Jansoulet etendu au milieu de ces epaves, son linge fendu sur la poitrine, a la fois sanglant et bleme, etait bien un naufrage de la vie, meurtri et rejete a la cote avec les debris lamentables de son luxe artificiel disperse et broye par le tourbillon parisien. Paul, le coeur brise, contemplait cela tristement, cette face au nez court, gardant dans son inertie l'expression colere et bonne d'un etre inoffensif qui a essaye de se defendre avant de mourir et n'a pas eu le temps de mordre. Il se reprochait son impuissance a le servir efficacement. Ou etait ce beau projet de conduire Jansoulet a travers les fondrieres, de le garder des embuches? Tout ce qu'il avait pu faire, c'etait de lui sauver quelques millions et encore arrivaient-ils trop tard. * * * * * On venait d'ouvrir les fenetres sur le balcon tournant du boulevard, en pleine agitation bruyante et lumineuse. Le theatre s'entourait d'un cordon de gaz, d'une zone de feu qui faisait paraitre les fonds plus sombres, piques de lanternes roulantes, comme des etoiles voyageant au ciel obscur. La piece etait finie. On sortait. La foule noire et serree sur les perrons se dispersait aux trottoirs blancs, allait repandre par la ville le bruit d'un grand succes et le nom d'un inconnu demain triomphant et celebre. Soiree admirable allumant les vitres des restaurants en liesse et faisant circuler par les rues des files d'equipages attardes. Ce tumulte de fete que le pauvre Nabab avait tant aime, qui allait bien a l'etourdissement de son existence, le ranima une seconde. Ses levres remuerent, et ses yeux dilates, tournes vers de Gery, retrouverent avant la mort une expression douloureuse, implorante et revoltee, comme pour le prendre a temoin d'une des plus grandes, des plus cruelles injustices que Paris ait jamais commises. FIN TABLE XIII. Un jour de spleen XIV. L'Exposition XV. Memoires d'un garcon de bureau.--A l'antichambre XVI. Un homme public XVII. L'apparition XVIII. Les perles Jenkins XIX. Les funerailles XX. La baronne Hemerlingue XXI. La seance XXII. Drames parisiens XXIII. Memoires d'un garcon de bureau.--Derniers feuillets XXIV. A Bordighera XXV. La premiere de _Revolte_ End of the Project Gutenberg EBook of Le nabab, tome II, by Alphonse Daudet *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE NABAB, TOME II *** ***** This file should be named 12727.txt or 12727.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/7/2/12727/ Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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