The Project Gutenberg EBook of Nouveaux contes bleus, by Edouard Laboulaye This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Nouveaux contes bleus Author: Edouard Laboulaye Release Date: April 23, 2004 [EBook #12120] [Date last updated: September 27, 2004] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX CONTES BLEUS *** Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. EDOUARD LABOULAYE DE L'INSTITUT NOUVEAUX CONTES BLEUS BRIAN LE FOU--PETIT HOMME GRIS--DEUX EXORCISTES--ZERBIN--PACHA BERGER--PERLINO--SAGESSE DES NATIONS--CHATEAU DE LA VIE DESSINS PAR YAN' DARGENT A MON PETIT-FILS EDOUARD DE LABOULAYE _Mort a Cannes, le 23 Avril 1867_ A L'AGE DE QUATRE ANS * * * * * Quand je fouillais mes vieux grimoires, Pour te reciter ces histoires Que tu suivais d'un air vainqueur, O mon fils! ma chere esperance! Tu me rendais ma douce enfance, Je sentais renaitre mon coeur. Maintenant l'atre est solitaire, Autour de moi tout est mystere, On n'entend plus de cris joyeux. Malgre les larmes de ta mere, Dieu t'a rappele de la terre, Mon pauvre ange echappe des cieux! La mort a dissipe mon reve, Et c'est en pleurant que j'acheve Ce recueil fait pour t'amuser; Je ne vois plus ton doux sourire; Le soir, tu ne viens plus me dire: "Grand-pere,--une histoire,--un baiser." Que m'importe a present la vie, Et ces pages que je dedie A ton souvenir adore? Je n'ai plus de fils qui m'ecoute Et je reste seul sur la route, Comme un vieux chene foudroye! A vous ce livre, heureuses meres! De ces innocentes chimeres Egayez vos fils triomphants! Dieu vous epargne la souffrance, Et vous laisse au moins l'esperance De mourir avant vos enfants! _Glatigny, 25 mai 1867._ CONTES ISLANDAIS[1] [Note 1: _Icelandic Legends_, collected by John Arnason, translated by P.J. Povell and Eirikir Magnusson. Londres, 1866, in-8º.] Je connais des gens d'esprit, de graves et discretes personnes, pour qui les contes de fees ne sont qu'une litterature de nourrices et de bonnes d'enfants. N'en deplaise a leur sagesse, ce dedain ne prouve que leur ignorance. Depuis que la critique moderne a retrouve les origines de la civilisation et restitue les titres du genre humain, les contes de fees ont pris dans l'estime des savants une place considerable. De Dublin a Bombay, de l'Islande au Senegal, une legion de curieux recherche pieusement ces medailles un peu frustes, mais qui n'ont perdu ni toute leur beaute ni tout leur prix. Qui ne connait le nom des freres Grimm de Simrock, de Wuk Stephanovitch, d'Asbjoernsen, de Moe, d'Arnason, de Hahn et de tant d'autres? Perrault, s'il revenait au monde, serait bien etonne d'apprendre qu'il n'a jamais ete plus erudit que lorsqu'il oubliait l'Academie pour publier les faits et gestes du _Chat botte_. Aujourd'hui que chaque pays reconstitue son tresor de contes et de legendes, il est visible que ces recits qu'on trouve partout, et qui partout sont les memes, remontent a la plus haute antiquite. La piece la plus curieuse que nous aient livree les papyrus egyptiens, grace a mon savant confrere, M. de Rouge, c'est un conte qui rappelle l'aventure de Joseph. Qu'est-ce que _l'Odyssee_, sinon le recueil des fables qui charmaient la Grece au berceau? Pourquoi Herodote est-il a la fois le plus exact des voyageurs et le moins sur des historiens, sinon parce qu'a l'expose sincere de tout ce qu'il a vu, il mele sans cesse les merveilles qu'on lui a contees? La louve de Romulus, la fontaine d'Egerie, l'enfance de Servius Tullius, les pavots de Tarquin, la folie de Brutus, autant de legendes qui ont seduit la credulite des Romains. Le monde a eu son enfance, que nous appelons faussement l'antiquite; c'est alors que l'esprit humain a cree ces recits qui edifiaient les plus sages et qui, aujourd'hui que l'humanite est vieille, n'amusent plus que les enfants. Mais, chose singuliere et qu'on ne pouvait prevoir, ces contes ont une filiation, et, quand on la suit, on est toujours ramene en Orient. Si quelque curieux veut s'assurer de ce fait, qui aujourd'hui n'est plus contestable, je le renvoie au savant commentaire du _Pancha-Tantra_, qui fait tant d'honneur a l'erudition et a la sagacite de M. Benfey. Contes de fees, legendes, fables, fabliaux, nouvelles, tout vient de l'Inde; c'est elle qui fournit la trame de ces recits gracieux que chaque peuple brode a son gout. C'est toujours l'Orient qui donne le theme primitif; l'Occident ne tire de son fonds que les variations. Il y a la un fait considerable pour l'histoire de l'esprit humain. Il semble que chaque peuple ait recu de Dieu un role dont il ne peut sortir. La Grece a eu en partage le sentiment et le culte de la beaute; les Romains, cette race brutale, nee pour le malheur du monde, ont cree l'ordre mecanique, l'obeissance exterieure et le regne de l'administration; l'Inde a eu pour son lot l'imagination: c'est pourquoi son peuple est toujours reste enfant. C'est la sa faiblesse; mais, en revanche, elle seule a cree ces poemes du premier age qui ont seche tant de larmes et fait battre pour la premiere fois tant de coeurs. Par quel chemin les contes ont-ils penetre en Occident? Se sont-ils d'abord transformes chez les Persans? Les devons-nous aux Arabes, aux Juifs, ou simplement aux marins de tous pays qui les ont partout portes avec eux, comme le Simbad des _Mille et une Nuits_? C'est la une etude qui commence, et qui donnera quelque jour des resultats inattendus. En rapprochant du _Pentamerone_ napolitain les contes grecs que M. de Hahn a publies il y a deux ans, il est deja visible que la Mediterranee a eu son cycle de contes, ou figurent Cendrillon, le Chat botte et Psyche. Cette derniere fable a joui d'une popularite sans bornes. Depuis le recit d'Apulee jusqu'au conte de _la Belle et la Bete_, l'histoire de Psyche prend toutes les formes. Le heros s'y cache le plus souvent sous la peau d'un serpent, quelquefois meme sous celle d'un porc (_Il Re Porco_ de Straparole, anobli et transfigure par Mme d'Aulnoy en _Prince Marcassin_), mais le fonds est toujours reconnaissable. Rien n'y manque, ni les mechantes soeurs que ronge l'envie, ni les agitations de la jeune femme partagee entre la tendresse et la curiosite, ni les rudes epreuves qui attendent la pauvre enfant. Est-ce la un conte oriental? Le nom de Psyche, qui, en grec, veut dire l'_ame_, ferait croire a une allegorie hellenique; mais, ici comme toujours, si a force de grace et de poesie la Grece renouvelle tout ce qu'elle touche, l'invention ne lui appartient pas. La legende se trouve en Orient, d'ou elle a passe dans les contes de tous les peuples[1]; souvent meme elle est retournee; c'est la femme qui se cache sous une peau de singe ou d'oiseau, c'est l'homme dont la curiosite est punie. Qu'est-ce que _Peau d'ane_, sinon une variation de cette eternelle histoire avec laquelle depuis tant de siecles on berce les grands et les petits enfants? [Note 1: Benfey, _Einleitung_, Sec. 92.] En ai-je dit assez pour faire sentir aux hommes serieux qu'on peut aimer les contes de fees sans dechoir? Si, pour le botaniste, il n'est pas d'herbe si vulgaire, de mousse si petite qui n'offre de l'interet parce qu'elle explique quelque loi de la nature, pourquoi dedaignerait-on ces legendes familieres qui ajoutent une page des plus curieuses a l'histoire de l'esprit humain? La philosophie y trouve aussi son compte. Nulle part il n'est aussi aise d'etudier sur le vif le jeu de la plus puissante de nos facultes, celle qui, en nous affranchissant de l'espace et du temps, nous tire de notre fange et nous ouvre l'infini. C'est dans les contes de fees que l'imagination regne sans partage, c'est la qu'elle etablit son ideal de justice, et c'est par la que les contes, quoi qu'on en dise, sont une lecture morale.--Ils ne sont pas vrais, dit-on.--Sans doute, c'est pour cela qu'ils sont moraux. Meres qui aimez vos fils, ne les mettez pas trop tot a l'etude de l'histoire; laissez-les rever quand ils sont jeunes. Ne fermez pas leur ame a ce premier souffle de poesie. Rien ne fait peur comme un enfant raisonnable et qui ne croit qu'a ce qu'il touche. Ces sages de dix ans sont a vingt des sots, ou, ce qui est pis encore, des egoistes. Laissez-les s'indigner contre Barbe-Bleue, pour qu'un jour il leur reste un peu de haine contre l'injustice et la violence, alors meme qu'elle ne les atteint pas. Parmi ces recueils de contes, il en est peu qui, pour l'abondance et la naivete, rivalisent avec ceux de Norwege et d'Islande. On dirait que, releguees dans un coin du monde, ces vieilles traditions s'y sont conservees plus pures et plus completes. Il ne faut pas leur demander la grace et la mignardise des contes italiens; elles sont rudes et sauvages, mais par cela meme elles ont mieux garde la saveur de l'antiquite. Dans les _Contes islandais_ comme dans l'_Odyssee_, ce qu'on admire par-dessus tout, c'est la force et la ruse, mais la force au service de la justice, et la ruse employee a tromper les mechants. Ulysse aveuglant Polypheme et raillant l'impuissance et la fureur du monstre est le modele de tous ces bannis dont les exploits charment les longues veillees de la Norwege et de l'Islande. Il n'y a pas moins de faveur pour ces voleurs adroits qui entrent partout, voient tout, prennent tout et sont au fond les meilleurs fils du monde. Tout cela est visiblement d'une epoque ou la force brutale regne sur la terre, ou l'esprit represente le droit et la liberte. J'ai choisi deux de ces histoires: la premiere, qui rappelle de loin la folie de Brutus, nous reporte a la vengeance du sang, vengeance qui n'est point particuliere aux races germaniques, mais qui, chez elles, a garde sa forme la plus rude. La legende de Briam, c'est la loi salique en action; il est evident que, pour nos aieux, au temps de Clovis, le fils le plus vertueux et le guerrier le plus admirable, c'est celui qui, par force ou par ruse, venge son pere assassine. Que Briam ait ou non vecu, il n'importe guere; son histoire est vraie, puisqu'elle repond au sentiment le plus vivace du coeur humain. Le christianisme nous a enseigne le pardon, la securite des lois modernes nous a habitues a remettre notre vengeance a l'Etat; mais l'homme naturel n'a point change: il semble qu'une corde jusque-la muette vibre dans son coeur quand la magie d'un conte ressuscite ces passions mortes et reveille un temps evanoui. * * * * * I L'HISTOIRE DE BRIAM LE FOU I Au bon pays d'Islande, il y avait une fois un roi et une reine qui gouvernaient un peuple fidele et obeissant. La reine etait douce et bonne; on n'en parlait guere! mais le roi etait avide et cruel: aussi tous ceux qui en avaient peur celebraient-ils a l'envi ses vertus et sa bonte. Grace a son avarice, le roi avait des chateaux, des fermes, des bestiaux, des meubles, des bijoux, dont il ne savait pas le compte; mais plus il en avait, plus il en voulait avoir. Riche ou pauvre, malheur a qui lui tombait sous la main. Au bout du parc qui entourait le chateau royal, il y avait une chaumiere, ou vivait un vieux paysan avec sa vieille femme. Le ciel leur avait donne sept enfants; c'etait toute leur richesse. Pour soutenir cette nombreuse famille, les bonnes gens n'avaient qu'une vache, qu'on appelait Bukolla. C'etait une bete admirable. Elle etait noire et blanche, avec de petites cornes et de grands yeux tristes et doux. La beaute n'etait que son moindre merite; on la trayait trois fois par jour, et elle ne donnait jamais moins de quarante pintes de lait. Elle etait si habituee a ses maitres, qu'a midi elle revenait d'elle-meme au logis, trainant ses pis gonfles, et mugissant de loin pour qu'on vint a son secours. C'etait la joie de la maison. Un jour que le roi allait en chasse, il traversa le paturage ou paissaient les vaches du chateau; le hasard voulut que Bukolla se fut melee au troupeau royal: --Quel bel animal j'ai la! dit le roi. --Sire, repondit le patre, cette bete n'est point a vous; c'est Bukolla, la vache du vieux paysan qui vit dans cette masure la-bas. --Je la veux, repondit le roi. Tout le long de la chasse le prince ne parla que de Bukolla. Le soir, en rentrant, il appela son chef des gardes, qui etait aussi mechant que lui. --Va trouver ce paysan, lui dit-il, et amene-moi a l'instant meme la vache qui me plait. La reine le pria de n'en rien faire: --Ces pauvres gens, disait-elle, n'ont que cette bete pour tout bien; la leur prendre, c'est les faire mourir de faim. --Il me la faut, dit le roi; par achat, par echange ou par force, il n'importe. Si dans une heure Bukolla n'est pas dans mes etables, malheur a qui n'aura pas fait son devoir! Et il fronca le sourcil de telle sorte, que la reine n'osa plus ouvrir la bouche, et que le chef des gardes partit au plus vite avec une bande d'estafiers. Le paysan etait devant sa porte, occupe a traire sa vache, tandis que tous les enfants se pressaient autour d'elle et la caressaient. Quand il eut recu le message du prince, le bonhomme secoua la tete et dit qu'il ne cederait Bukolla a aucun prix.--Elle est a moi, ajouta-t-il, c'est mon bien, c'est ma chose, je l'aime mieux que toutes les vaches et que tout l'or du roi. Prieres ni menaces ne le firent changer d'avis. L'heure avancait; le chef des gardes craignait le courroux du maitre; il saisit le licou de Bukolla pour l'entrainer; le paysan se leva pour resister, un coup de hache l'etendit mort par terre. A cette vue, tous les enfants se mirent a sangloter, hormis Briam, l'aine, qui resta en place, pale et muet. Le chef des gardes savait qu'en Islande le sang se paye avec le sang, et que tot ou tard le fils venge le pere. Si l'on ne veut pas que l'arbre repousse, il faut arracher du sol jusqu'au dernier rejeton. D'une main furieuse, le brigand saisit un des enfants qui pleuraient:--Ou souffres-tu? lui dit-il.--La, repondit l'enfant en montrant son coeur; aussitot le scelerat lui enfonca un poignard dans le sein. Six fois il fit la meme question, six fois il recut la meme reponse, et six fois il jeta le cadavre du fils sur le cadavre du pere. Et cependant Briam, l'oeil egare, la bouche ouverte, sautait apres les mouches qui tournaient en l'air. --Et toi, drole, ou souffres-tu? lui cria le bourreau. Pour toute reponse, Briam lui tourna le dos, et, se frappant le derriere avec les deux mains, il chanta: C'est la que ma mere, un jour de colere, D'un pied courrouce m'a si fort tance, Que j'en suis tombe la face par terre, Blesse par devant, blesse par derriere, Les reins tout meurtris et le nez casse! Le chef des gardes courut apres l'insolent; mais ses compagnons l'arreterent. --Fi! lui dirent-ils, on egorge le louveteau apres le loup, mais on ne tue pas un fou; quel mal peut-il faire? Et Briam se sauva, en chantant et en dansant. Le soir, le roi eut le plaisir de caresser Bukolla et ne trouva point qu'il l'eut payee trop cher. Mais, dans la pauvre chaumiere, une vieille femme en pleurs demandait justice a Dieu. Le caprice d'un prince lui avait enleve en une heure son mari et ses six enfants. De tout ce qu'elle avait aime, de tout ce qui la faisait vivre, il ne lui restait plus qu'un miserable idiot. II Bientot, a vingt lieues a la ronde, on ne parla plus que de Briam et de ses extravagances. Un jour il voulait mettre un clou a la roue du soleil, le lendemain il jetait en l'air son bonnet pour en coiffer la lune. Le roi, qui avait de l'ambition, voulut avoir un fou a sa cour, pour ressembler de loin aux grands princes du continent. On fit venir Briam, on lui mit un bel habit de toutes couleurs. Une jambe bleue, une jambe rouge, une manche verte, une manche jaune, un plastron orange; c'est dans ce costume de perroquet que Briam fut charge d'amuser l'ennui des courtisans. Caresse quelquefois et plus souvent battu, le pauvre insense souffrait tout sans se plaindre. Il passait des heures entieres a causer avec les oiseaux ou a suivre l'enterrement d'une fourmi. S'il ouvrait la bouche, c'etait pour dire quelque sottise: grand sujet de joie pour ceux qui n'en souffraient pas. Un jour qu'on allait servir le diner, le chef des gardes entra dans la cuisine du chateau. Briam, arme d'un couperet, hachait des fanes de carottes en guise de persil. La vue de ce couteau fit peur au meurtrier; le soupcon lui vint au coeur. --Briam, dit-il, ou est ta mere? --Ma mere? repondit l'idiot; elle est la qui bout. Et du doigt il indiqua un enorme pot-au-feu, ou cuisait, en _olla podrida_, tout le diner royal. --Sotte bete! dit le chef des gardes en montrant la marmite, ouvre les yeux: qu'est-ce que cela? --C'est ma mere! c'est celle qui me nourrit! cria Briam. Et, jetant son couperet, il sauta sur le fourneau, prit dans ses bras le pot-au-feu tout noir de fumee, et se sauva dans les bois. On courut apres lui; peine perdue. Quand on l'attrapa, tout etait brise, renverse, gate. Ce soir-la, le roi dina d'un morceau de pain; sa seule consolation fut de faire fouetter Briam par les marmitons du chateau. Briam, tout ecloppe, rentra dans sa chaumiere et conta a sa mere ce qui lui etait arrive. --Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il fallait parler. --Que fallait-il dire, ma mere? --Mon fils, il fallait dire: Voici la marmite que chaque jour emplit la generosite du roi. --Bien, ma mere, je le dirai demain. Le lendemain, la cour etait reunie. Le roi causait avec son majordome. C'etait un beau seigneur, fort expert en bonne chere, gros, gras et rieur. Il avait une grosse tete chauve, un gros cou, un ventre si enorme qu'il ne pouvait croiser les bras, et deux petites jambes qui soutenaient a grand'peine ce vaste edifice. Tandis que le majordome parlait au roi, Briam lui frappa hardiment sur le ventre: --Voici, dit-il, la marmite que tous les jours emplit la generosite du roi. S'il fut battu, il n'est pas besoin de le dire; le roi etait furieux, la cour aussi; mais, le soir, dans tout le chateau, on se repetait a l'oreille que les fous, sans le savoir, disent quelquefois de bonnes verites. Quand Briam, tout ecloppe, rentra dans sa chaumiere, il conta a sa mere ce qui lui etait arrive. --Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il fallait parler. --Que fallait-il dire, ma mere? --Mon fils, il fallait dire: Voici le plus aimable et le plus fidele des courtisans. --Bien, ma mere, je le dirai demain. Le lendemain, le roi tenait un grand lever, et, tandis que ministres, officiers, chambellans, beaux messieurs et belles dames se disputaient son sourire, il agacait une grosse chienne epagneule qui lui arrachait des mains un gateau. Briam alla s'asseoir aux pieds du roi, et, prenant par la peau du cou le chien qui hurlait en faisant une horrible grimace: --Voici, cria-t-il, le plus aimable et le plus fidele des courtisans. Cette folie fit sourire le roi; aussitot les courtisans rirent a gorge deployee; ce fut a qui montrerait ses dents. Mais, des que le roi fut sorti, une pluie de coups de pieds et de coups de poings tomba sur le pauvre Briam, qui eut grand'peine a se tirer de l'orage. Quand il eut raconte a sa mere ce qui lui etait arrive: --Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il fallait parler. --Que fallait-il dire, ma mere? --Mon fils, il fallait dire: Voici celle qui mangerait tout si on la laissait faire. --Bien, ma mere, je le dirai demain. Le lendemain etait jour de fete, la reine parut au salon dans ses plus beaux atours. Elle etait couverte de velours, de dentelles, de bijoux; son collier seul valait l'impot de vingt villages. Chacun admirait tant d'eclat. --Voici, cria Briam, celle qui mangerait tout, si on la laissait faire. C'en etait fait de l'insolent si la reine n'eut pris sa defense. --Pauvre fou, lui dit-elle, va-t'en, qu'on ne te fasse pas de mal. Si tu savais combien ces bijoux me pesent, tu ne me reprocherais pas de les porter. Quand Briam rentra dans sa chaumiere, il conta a sa mere ce qui lui etait arrive. --Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il fallait parler. --Que fallait-il dire, ma mere? --Mon fils, il fallait dire: Voici l'amour et l'orgueil du roi. --Bien, ma mere, je le dirai demain. Le lendemain, le roi allait a la chasse. On lui amena sa jument favorite; il etait en selle et disait negligemment adieu a la reine, quand Briam se mit a frapper le cheval a l'epaule: --Voici, cria-t-il, l'amour et l'orgueil du roi. Le prince regarda Briam de travers; sur quoi le fou se sauva a toutes jambes. Il commencait a sentir de loin l'odeur des coups de baton. En le voyant rentrer tout haletant: --Mon fils, dit la pauvre mere, ne retourne pas au chateau; ils te tueront. --Patience, ma mere; on ne sait ni qui meurt ni qui vit. --Helas! reprit la mere en pleurant, ton pere est heureux d'etre mort; il ne voit ni ta honte ni la mienne. --Patience, ma mere; les jours se suivent et ne se ressemblent pas. III Il y avait deja pres de trois mois que le pere de Briam reposait dans la tombe, au milieu de ses six enfants, quand le roi donna un grand festin aux principaux officiers de la cour. A sa droite il avait le chef des gardes, a sa gauche etait le gros majordome. La table etait couverte de fruits, de fleurs et de lumieres; on buvait dans des calices d'or les vins les plus exquis. Les tetes s'echauffaient, on parlait haut, et deja plus d'une querelle avait commence. Briam, plus fou que jamais, versait le vin a la ronde et ne laissait pas un verre vide. Mais, tandis que d'une main il tenait le flacon dore, de l'autre il clouait deux a deux les habits des convives, si bien que personne ne pouvait se lever sans entrainer son voisin. Trois fois il avait recommence ce manege, quand le roi, anime par la chaleur et le vin, lui cria: --Fou, monte sur la table, amuse-nous par tes chansons. Briam sauta lestement au milieu des fruits et des fleurs, puis d'une voix sourde il se mit a chanter: Tout vient a son tour, Le vent et la pluie, La nuit et le jour, La mort et la vie, Tout vient a son tour. --Qu'est-ce que ce chant lugubre? dit le roi. Allons, fou, fais-moi rire, ou je te fais pleurer! Briam regarda le prince avec des yeux farouches, et d'une voix saccadee il reprit: Tout vient a son tour, Bonne ou male chance, Le destin est sourd, Outrage et vengeance, Tout vient a son tour. --Drole! dit le roi, je crois que tu me menaces. Je vais te chatier comme il faut. Il se leva, et si brusquement qu'il enleva avec lui le chef des gardes. Surpris, ce dernier, pour se retenir, se pencha en avant et s'accrocha au bras et au cou du roi. --Miserable! cria le prince, oses-tu porter la main sur ton maitre? Et, saisissant son poignard, le roi allait en frapper l'officier quand celui-ci, tout entier a sa defense, d'une main saisit le bras du roi, et de l'autre lui enfonca sa dague dans le cou. Le sang jaillit a gros bouillons; le prince tomba, entrainant dans ses dernieres convulsions son meurtrier avec lui. Au milieu des cris et du tumulte, le chef des gardes se releva promptement, et, tirant son epee: --Messieurs, dit-il, le tyran est mort. Vive la liberte! Je me fais roi et j'epouse la reine. Si quelqu'un s'y oppose, qu'il parle, je l'attends. --_Vive le roi!_ crierent tous les courtisans; il y en eut meme quelques-uns qui, profitant de l'occasion, tirerent une petition de leur poche. La joie etait universelle et touchait au delire, quand tout a coup, l'oeil terrible et la hache au poing, Briam parut devant l'usurpateur. [Illustration: En ce moment, la reine entra tout effaree et se jeta aux pieds de Briam.] --Chien, fils de chien, lui dit-il, quand tu as tue les miens, tu n'as pense ni a Dieu ni aux hommes. A nous deux, maintenant! Le chef des gardes essaya de se mettre en defense. D'un coup furieux Briam lui abattit le bras droit, qui pendit comme une branche coupee. --Et maintenant, cria Briam, si tu as un fils, dis-lui qu'il te venge, comme Briam le fou venge aujourd'hui son pere. Et il lui fendit la tete en deux morceaux. --_Vive Briam!_ crierent les courtisans; _vive notre liberateur!_ En ce moment, la reine entra tout effaree et se jeta aux pieds du fou en l'appelant son vengeur. Briam la releva, et, se mettant aupres d'elle en brandissant sa hache sanglante, il invita tous les officiers a preter serment a leur legitime souveraine. --_Vive la reine!_ crierent tous les assistants. La joie etait universelle et touchait au delire. La reine voulait retenir Briam a la cour; il demanda a retourner dans sa chaumiere, et ne voulut pour toute recompense que le pauvre animal, cause innocente de tant de maux. Arrivee a la porte de la maison, la vache se mit a appeler en mugissant ceux qui ne pouvaient plus l'entendre. La pauvre femme sortit en pleurant. --Mere, lui dit Briam, voici Bukolla, et vous etes vengee. IV Ainsi finit l'histoire. Que devint Briam? Nul ne le sait. Mais dans tout le pays on montre encore les ruines de la masure ou habitaient Briam et ses freres, et les meres disent aux enfants: "C'est la que vivait celui qui a venge son pere et console sa mere." Et les enfants repondent: "Nous ferions comme lui." V L'autre histoire est une histoire de voleurs. Aujourd'hui de pareils recits ont pour nous quelque chose de choquant, nous avons peu d'estime pour cette adresse qui mene aux galeres. Il n'en etait pas ainsi chez les peuples primitifs. Herodote ne se fait faute de nous reciter tout au long une histoire egyptienne qui se retrouve en Orient et qui n'est visiblement qu'un conte de fees. Au livre d'Euterpe[1] on peut voir quel moyen plus que bizarre emploie le roi Rhampsinite pour saisir l'adroit voleur qui lui a pille son tresor, et comment, trois fois trompe, comme roi, comme justicier et comme pere, il ne trouve rien de mieux a faire que de prendre pour gendre ce brigand audacieux et ruse. "Rhampsinite, dit l'historien, lui fit un grand accueil et lui donna sa fille, comme au plus habile de tous les hommes, puisque, les Egyptiens etant superieurs a tous les autres peuples, il s'etait montre superieur a tous les Egyptiens." On voit que la vanite nationale est de meme date que les contes des fees. [Note 1: Herodote, liv. II, chap. cxxi.] Ces histoires de voleurs abondent dans les recueils. Sous le nom du _Maitre voleur_, M. Asbjoernsen a publie un conte norvegien qui ressemble beaucoup a celui qu'on va lire[1]. Ce qui frappe dans tous ces recits, c'est l'admiration naive du conteur pour les exploits de son heros. L'esprit humain a passe par cette etape depuis longtemps abandonnee. Les Grecs admiraient Ulysse, qui n'etait pas a demi voleur; les Romains adoraient Mercure. Les Juifs, fuyant l'Egypte, ne se faisaient faute de suivre le conseil de Moise et d'emprunter aux Egyptiens des vases d'argent, des vases d'or et des habits qu'ils ne devaient jamais rendre. "Or, dit la Bible[2], le Seigneur rendit les Egyptiens favorables a son peuple, afin qu'ils donnassent aux enfants d'Israel ce qu'ils demandaient. Ainsi ils depouillerent les Egyptiens." Le procede revolte notre delicatesse; il est probable que les Juifs s'en glorifiaient comme d'une adresse heroique. Apprenons par la a ne pas toujours mesurer le monde a la mesure de nos idees d'aujourd'hui. Nos aieux, il y a vingt ou trente siecles, admiraient les voleurs, nos peres admiraient les Heiduques et les Klephtes, nous admirons encore les conquerants; qui sait ce que penseront de nous nos enfants? Un jour peut-etre ils se riront de notre barbarie, comme nous de celle de nos peres, et ils n'auront pas tort. Vienne le jour ou cette gloire si creuse, et qui coute si cher, ne sera plus qu'un conte de fees! [Note 1: Il a ete traduit par Dasent, dans ses _Popular Tales from The Norse_. Edimbourg, 1859.] [Note 2: Exode, chap. xii, vers. 36.] II LE PETIT HOMME GRIS Au temps jadis (je parle de trois ou quatre cents ans), il y avait a Skalholt, en Islande, un vieux paysan qui n'etait pas plus riche d'esprit que d'avoir. Un jour que le bonhomme etait a l'eglise, il entendit un beau sermon sur la charite.--"Donnez, mes freres, donnez, disait le pretre; le Seigneur vous le rendra au centuple." Ces paroles, souvent repetees, entrerent dans la tete du paysan et y brouillerent le peu qu'il avait de cervelle. A peine rentre chez lui, il se mit a couper les arbres de son jardin, a creuser le sol, a charrier des pierres et du bois, comme s'il allait construire un palais. --Que fais-tu la, mon pauvre homme? lui demanda sa femme. --Ne m'appelle plus mon pauvre homme, dit le paysan d'un ton solennel; nous sommes riches, ma chere femme, ou du moins nous allons l'etre. Dans quinze jours je vais donner ma vache... --Notre seule ressource! dit la femme; nous mourrons de faim! --Tais-toi, ignorante, reprit le paysan; on voit bien que tu n'entends rien au latin de M. le cure. En donnant notre vache, nous en recevrons cent comme recompense; M. le cure l'a dit, c'est parole d'Evangile. Je logerai cinquante betes dans cette etable que je construis, et, avec le prix des cinquante autres, j'acheterai assez de pre pour nourrir notre troupeau en ete comme en hiver. Nous serons plus riches que le roi. Et, sans s'inquieter des prieres ni des reproches de sa femme, notre maitre fou se mit a batir son etable, au grand etonnement des voisins. L'oeuvre achevee, le bonhomme passa une corde au cou de sa vache et la mena tout droit chez le cure. Il le trouva qui causait avec deux etrangers qu'il ne regarda guere, tant il etait presse de faire son cadeau et d'en recevoir le prix. Qui fut etonne de cette charite de nouvelle espece, ce fut le pasteur. Il fit un long discours a cette brebis imbecile, pour lui demontrer que Notre-Seigneur n'avait jamais parle que de recompenses spirituelles; peine perdue, le paysan repetait toujours: "Vous l'avez dit, monsieur le cure, vous l'avez dit." Las enfin de raisonner avec une brute pareille, le pasteur entra dans une sainte colere et ferma sa porte au nez du paysan, qui resta dans la rue tout ebahi, repetant toujours: "Vous l'avez dit, monsieur le cure, vous l'avez dit." Il fallut reprendre le chemin du logis; ce n'etait pas chose facile. On etait au printemps, la glace fondait, le vent soulevait la neige en tourbillons. A chaque pas l'homme glissait, la vache beuglait et refusait d'avancer. Au bout d'une heure, le paysan avait perdu son chemin et craignait de perdre la vie. Il s'arreta tout perplexe, maudissant sa mauvaise fortune et ne sachant plus que faire de l'animal qu'il trainait. Tandis qu'il songeait tristement, un homme charge d'un grand sac s'approcha de lui et lui demanda ce qu'il faisait la avec sa vache, et par un si mauvais temps. Quand le paysan lui eut raconte sa peine: "Mon brave homme, lui dit l'etranger, si j'ai un conseil a vous donner, c'est de faire un echange avec moi. Je demeure pres d'ici; cedez-moi votre vache que vous ne ramenerez jamais chez vous, et prenez-moi ce sac; il n'est pas trop lourd, et tout ce qu'il contient est bon: c'est de la chair et des os." Le marche fait, l'etranger emmena la vache avec lui; le paysan chargea sur son dos le sac, qu'il trouva terriblement pesant. Une fois rentre au logis, comme il craignait les reproches et les railleries de sa femme, il conta tout au long les dangers qu'il avait courus, et comment, en homme habile, il avait echange une vache qui allait mourir contre un sac qui contenait des tresors. En ecoutant cette belle histoire, la femme commenca a montrer les dents; le mari la pria de garder pour elle sa mauvaise humeur, et de mettre dans l'atre son plus grand pot-au-feu.--Tu verras ce que je t'apporte, lui repetait-il; attends un peu, tu me remercieras. Disant cela, il ouvrit le sac; et voila que de cette profondeur sort un petit homme tout habille de gris comme une souris. --Bonjour, braves gens, dit-il avec la fierte d'un prince! Ah ca, j'espere qu'au lieu de me faire bouillir vous allez me servir a manger. Cette petite course m'a donne un grand appetit. Le paysan tomba sur son escabeau, comme s'il etait foudroye. --La, dit la femme, j'en etais sure. Voici une nouvelle folie. Mais d'un mari que peut-on attendre sinon quelque sottise? Monsieur nous a perdu la vache qui nous faisait vivre, et maintenant que nous n'avons plus rien, monsieur nous apporte une bouche de plus a nourrir! Que n'es-tu reste sous la neige, toi, ton sac et ton tresor! La bonne dame parlerait encore, si le petit homme gris ne lui avait remontre par trois fois que les grands mots n'emplissent pas la marmite, et que le plus sage etait d'aller en chasse et de chercher quelque gibier. Il sortit aussitot, malgre la nuit, le vent et la neige, et revint au bout de quelque temps avec un gros mouton. --Tenez, dit-il, tuez-moi cette bete, et ne nous laissons pas mourir de faim. Le vieillard et sa femme regarderent de travers le petit homme et sa proie. Cette aubaine, tombee des nues, sentait le vol d'une demi-lieue. Mais, quand la faim parle, adieu les scrupules! Legitime ou non, le mouton fut devore a belles dents. Des ce jour, l'abondance regna dans la demeure du paysan. Les moutons succedaient aux moutons, et le bonhomme, plus credule que jamais, se demandait s'il n'avait pas gagne au change, quand, au lieu des cent vaches qu'il attendait, le ciel lui avait envoye un pourvoyeur aussi habile que le petit homme gris. Toute medaille a son revers. Tandis que les moutons se multipliaient dans la maison du vieillard, ils diminuaient a vue d'oeil dans le troupeau royal, qui paissait aux environs. Le maitre berger, fort inquiet, prevint le roi que, depuis quelque temps, quoiqu'on redoublat de surveillance, les plus belles tetes du troupeau disparaissaient l'une apres l'autre. Assurement quelque habile voleur etait venu se loger dans le voisinage. Il ne fallut pas longtemps pour savoir qu'il y avait dans la cabanne du paysan un nouveau venu, tombe on ne sait d'ou et que personne ne connaissait. Le roi ordonna aussitot qu'on lui amenat l'etranger. Le petit homme gris partit sans sourciller; mais le paysan et sa femme commencerent a sentir quelques remords en songeant qu'on pendait a la meme potence les receleurs et les voleurs. Quand le petit homme gris parut a la cour, le roi lui demanda si par hasard il n'avait pas entendu dire qu'on avait vole cinq gros moutons au troupeau royal. --Oui, Majeste, repondit le petit homme, c'est moi qui les ai pris. --Et de quel droit? dit le prince. --Majeste, repondit le petit homme, je les ai pris parce qu'un vieillard et sa femme souffraient de la faim, tandis que vous, roi, vous nagez dans l'abondance et ne pouvez meme pas consommer la dime de vos revenus. Il m'a semble juste que ces bonnes gens vecussent de votre superflu plutot que de mourir de misere, tandis que vous ne savez que faire de votre richesse. Le roi resta stupefait de tant de hardiesse; puis, regardant le petit homme d'une facon qui n'annoncait rien de bon: --A ce que je vois, lui dit-il, ton principal talent, c'est le vol. Le petit homme s'inclina avec une orgueilleuse modestie. --Fort bien, dit le roi. Tu meriterais d'etre pendu, mais je te pardonne, a la condition que demain, a pareille heure, tu auras pris a mes patres mon taureau noir, que je leur fais soigneusement garder. --Majeste, repondit le petit homme gris, ce que vous me demandez est chose impossible. Comment voulez-vous que je trompe une pareille vigilance? --Si tu ne le fais, reprit le roi, tu seras pendu. Et, d'un signe de main, il congedia notre voleur, a qui chacun repetait tout bas: Pendu! pendu! pendu! Le petit homme gris retourna dans la cabane, ou il fut tendrement recu par le vieillard et sa femme. Mais il ne leur dit rien, sinon qu'il avait besoin d'une corde et qu'il partirait le lendemain au point du jour. On lui donna l'ancien licou de la vache; sur quoi il alla se coucher et dormit en paix. Aux premieres lueurs de l'aurore, le petit homme gris partit avec sa corde. Il alla dans la foret, sur le chemin ou devaient passer les patres du roi, et, choisissant un gros chene bien en vue, il se pendit par le cou a la plus grosse branche. Il avait eu grand soin de ne pas faire un noeud coulant. Bientot apres, deux patres arriverent, escortant le taureau noir. --Ah! dit l'un d'eux, voila notre fripon qui a recu sa recompense. Cette fois, du moins, il n'a pas vole son licou. Adieu, mon drole, ce n'est pas toi qui prendras le taureau du roi. Des que les patres furent hors de vue, le petit homme gris descendit de l'arbre, prit un chemin de traverse et s'accrocha de nouveau a un gros chene pres duquel passait la route. Qui fut surpris a l'aspect de ce pendu? ce furent les patres du roi. --Qu'est-ce la? dit l'un d'eux; ai-je la berlue? Voila le pendu de la-bas qui se trouve ici! --Que tu es bete! dit l'autre. Comment veux-tu qu'un homme soit pendu en deux places a la fois? C'est un second voleur, voila tout. --Je te dis que c'est le meme, reprit le premier berger; je le reconnais a son habit et a sa grimace. --Et moi, reprit le second, qui etait un esprit fort, je te parie que c'en est un autre. La gageure acceptee, les deux patres attacherent le taureau du roi a un arbre et coururent au premier chene. Mais, tandis qu'ils couraient, le petit homme gris sauta a bas de son gibet et mena tout doucement le taureau chez le paysan. Grande joie dans la maison; on mit la bete a l'etable en attendant qu'on la vendit. Quand les deux patres rentrerent, le soir, au chateau, ils avaient l'oreille si basse et l'air si deconfit, que le roi vit de suite qu'on s'etait joue de lui. Il envoya chercher le petit homme gris, qui se presenta avec la serenite d'un grand coeur. --C'est toi qui m'as vole mon taureau, dit le roi. --Majeste, repondit le petit homme, je ne l'ai fait que pour vous obeir. --Fort bien, dit le roi; voici dix ecus d'or pour le rachat de mon taureau; mais, si dans deux jours tu n'as pas vole les draps de mon lit tandis que j'y couche, tu seras pendu. [Illustration: Voila le pendu de la-bas qui se trouve ici!] --Majeste, dit le petit homme, ne me demandez pas une pareille chose. Vous etes trop bien garde pour qu'un pauvre homme tel que moi puisse seulement approcher du chateau. --Si tu ne le fais pas, dit le roi, j'aurai le plaisir de te voir pendu. Le soir venu, le petit homme gris, qui etait rentre dans la chaumiere, prit une longue corde et un panier. Dans ce panier garni de mousse, il placa avec toute sa nichee une chatte qui venait d'avoir ses petits; puis, marchant au milieu de la plus sombre des nuits, il se glissa dans le chateau et monta sur le toit sans que personne l'apercut. Entrer dans un grenier, scier proprement le plancher, et, par cette lucarne, descendre dans la chambre du roi, fut pour notre habile homme l'affaire de peu de temps. Une fois la, il ouvrit delicatement la couche royale et y placa la chatte et ses petits; puis, il borda le lit avec soin, et, s'accrochant a la corde, il s'assit sur le baldaquin. C'est de ce poste eleve qu'il attendit les evenements. Onze heures sonnaient a l'horloge du palais, quand le roi et la reine entrerent dans leur appartement. Une fois deshabilles, tous deux se mirent a genoux et firent leur priere, puis le roi eteignit la lampe, la reine entra dans le lit. Tout d'un coup elle poussa un cri et se jeta au milieu de la chambre. --Etes-vous folle? dit le roi. Allez-vous donner l'alarme au chateau? --Mon ami, dit la reine, n'entrez pas dans ce lit; j'ai senti une chaleur brulante, et mon pied a touche quelque chose de velu. --Pourquoi ne pas dire de suite que le diable est dans mon lit? reprit le roi en riant de pitie. Toutes les femmes ont un coeur de lievre et une tete de linotte. Sur quoi, en veritable heros, il s'enfonca bravement sous la couverture et sauta aussitot en hurlant comme un damne, trainant apres lui la chatte qui lui avait enfonce ses quatre griffes dans le mollet. Aux cris du roi, la sentinelle s'approcha de la porte et frappa trois coups de sa hallebarde, comme pour demander si on avait besoin de secours. --Silence! dit le prince honteux de sa faiblesse, et qui ne voulait pas se laisser prendre en flagrant delit de peur. Il battit le briquet, ralluma la lampe et vit au milieu du lit la chatte, qui s'etait remise a sa place et qui lechait tendrement ses petits. --C'est trop fort! s'ecria-t-il; sans respect pour notre couronne, cet insolent animal se permet de choisir notre couche royale pour y deposer ses ordures et ses chats! Attends, drolesse, je vais te traiter comme tu le merites! --Elle va vous mordre, dit la reine; elle peut etre enragee. --Ne craignez rien, chere amie, dit le bon prince; et, relevant les coins du drap de dessous, il enveloppa toute la nichee, puis il roula ce paquet dans la couverture et le drap de dessus, en fit une boule enorme, et la jeta par la fenetre. --Maintenant, dit-il a la reine, passons dans votre chambre, et, puisque nous voila venges, dormons en paix. Dors, o roi! et que des songes heureux bercent ton sommeil; mais, tandis que tu reposes, un homme grimpe sur le toit, y attache une corde et se laisse glisser jusque dans la cour. Il cherche a tatons un objet invisible, il le charge sur son dos, le voila qui franchit le mur et qui court dans la neige. Si l'on en croit les sentinelles, un fantome a passe devant elles, et elles ont entendu les gemissements d'un enfant nouveau-ne. Le lendemain, quand le roi s'eveilla, il rassembla ses idees et se mit a reflechir pour la premiere fois. Il soupconna qu'il avait ete victime de quelque tricherie et que l'auteur du crime pourrait bien etre le petit homme gris. Il l'envoya chercher aussitot. Le petit homme arriva, portant sur l'epaule les draps fraichement repasses; il mit un genou a terre devant la reine, et lui dit d'un ton respectueux: --Votre Majeste sait que tout ce que j'ai fait n'a ete que pour obeir au roi; j'espere qu'elle sera assez bonne pour me pardonner. --Soit, dit la reine, mais n'y revenez plus. J'en mourrais de frayeur. --Et, moi, je ne pardonne pas, dit le roi, fort vexe que la reine se permit d'etre clemente sans consulter son seigneur et maitre. Ecoute-moi, triple fripon. Si, demain soir, tu n'as pas vole la reine elle-meme, dans son chateau, demain soir tu seras pendu. --Majeste, s'ecrie le petit homme, faites-moi pendre tout de suite, vous m'epargnerez vingt-quatre heures d'angoisses. Comment voulez-vous que je vienne a bout d'une pareille entreprise? Il serait plus aise de prendre la lune avec les dents. --C'est ton affaire et non la mienne, reprit le roi. En attendant, je vais faire dresser le gibet. Le petit homme sortit desespere: il cachait sa tete dans ses deux mains et sanglotait a fendre le coeur; le roi riait pour la premiere fois. Vers la brume, un saint homme de capucin, le chapelet a la main, la besace sur le dos, vint, suivant l'usage, queter au chateau pour son couvent. Quand la reine lui eut donne son aumone: --Madame, dit le capucin, Dieu reconnaitra tant de charite. Demain, vous le savez, on pendra dans le chateau un malheureux bien coupable sans doute. --Helas! dit la reine, je lui pardonne de grand coeur, et j'aurais voulu lui sauver la vie. --Cela ne se peut pas, dit le moine; mais cet homme, qui est une espece de sorcier, peut vous faire un grand cadeau avant de mourir. Je sais qu'il possede trois secrets merveilleux dont un seul vaut un royaume. De ces trois secrets il peut en leguer un a celle qui a eu pitie de lui. --Quels sont ces secrets? demanda la reine. --En vertu du premier, repondit le capucin, une femme fait faire a son mari tout ce qu'elle veut. --Ah! dit la princesse en faisant la moue, ce n'est point une recette merveilleuse. Depuis Eve, de sainte memoire, ce mystere est connu de mere en fille. Quel est le deuxieme secret? --Le second secret donne la sagesse et la bonte. --Fort bien, dit la reine d'un ton distrait, et le troisieme? --Le troisieme, dit le capucin, assure a la femme qui le possede une beaute sans egale et le don de plaire jusqu'a son dernier jour. --Mon Pere, c'est ce secret-la que je veux. --Rien n'est plus aise, dit le moine. Il faut seulement qu'avant de mourir, et tandis qu'il est encore en pleine liberte, le sorcier vous prenne les deux mains et vous souffle trois fois dans les cheveux. --Qu'il vienne, dit la reine. Mon Pere, allez le chercher. --Cela ne se peut pas, dit le capucin, le roi a donne les ordres les plus severes pour que cet homme ne puisse entrer au chateau. S'il met les pieds dans cette enceinte, il est mort. Ne lui enviez pas les quelques heures qui lui restent. --Et moi, mon Pere, le roi m'a defendu de sortir jusqu'a demain soir. --Cela est facheux, dit le moine. Je vois qu'il vous faut renoncer a ce tresor sans pareil. Il serait doux cependant de ne pas vieillir et de rester toujours jeune, belle et, surtout, aimee. --Helas! mon Pere, vous avez bien raison; la defense du roi est une supreme injustice. Mais, quand je voudrais sortir, les gardes s'y opposeraient. N'ayez pas l'air etonne; voila de quelle facon le roi me traite dans ses caprices. Je suis la plus malheureuse des femmes. --J'en ai le coeur navre, dit le capucin. Quelle tyrannie! Quelle barbarie! Pauvre femme! Eh bien! non, Madame, vous ne devez pas ceder a de pareilles exigences; votre devoir est de faire votre volonte. --Et le moyen? dit la reine. --Il en est un si vous avez le sentiment de vos droits. Entrez dans ce sac; je vous ferai sortir du chateau, au risque de ma vie. Et dans cinquante ans quand vous serez aussi belle et aussi fraiche qu'aujourd'hui, vous vous applaudirez encore d'avoir brave votre tyran. --Soit! dit la reine, mais ce n'est point un piege que l'on me tend? --Madame, dit le saint homme en levant les bras et en se frappant la poitrine, aussi vrai que je suis un moine, vous n'avez rien a craindre de ce cote. D'ailleurs, tant que ce malheureux sera pres de vous, j'y resterai. --Et vous me ramenerez au chateau? --Je le jure. --Et avec le secret? ajouta la reine. --Avec le secret, reprit le moine. Mais, enfin, si Votre Majeste a quelque scrupule, restons-en la, et que la recette meure avec celui qui l'a trouvee, s'il n'aime mieux la donner a quelque femme plus confiante. Pour toute reponse, la reine entra bravement dans le sac; le capucin tira les cordons, chargea le fardeau sur son epaule et traversa la cour a pas comptes. Chemin faisant, il rencontra le roi, qui faisait sa ronde. --La quete est bonne, a ce que je vois? dit le prince. --Sire, repondit le moine, la charite de Votre Majeste est inepuisable; je crains d'en avoir abuse. Peut-etre ferais-je mieux de laisser ici ce sac et ce qu'il contient. --Non, non, dit le roi. Emportez tout, mon Pere, et bon debarras! Je n'imagine pas que tout ce que vous avez la-dedans vaille grand'chose. Vous ferez un maigre festin. --Je souhaite a Votre Majeste de souper d'aussi bon appetit, reprit le moine d'un ton paterne, et il s'eloigna en marmottant des paroles qu'on n'entendit pas, quelques _oremus_, sans doute. La cloche sonna le souper; le roi entra dans la salle en se frottant les mains. Il etait content de lui et il esperait se venger, double raison pour avoir grand appetit. --La reine n'est pas descendue? dit-il d'une voix ironique; cela ne m'etonne guere. L'inexactitude est la vertu des femmes. Il allait se mettre a table, quand trois soldats, croisant la hallebarde, pousserent dans la salle le petit homme gris. --Sire, dit un des gardes, ce drole a eu l'audace d'entrer dans la cour du chateau, malgre la defense royale. Nous l'aurions pendu de suite pour ne pas troubler le souper de Votre Majeste, mais il pretend qu'il a un message de la reine, et qu'il est porteur d'un secret d'Etat. --La reine! s'ecria le roi tout ebahi, ou est-elle? Miserable, qu'en as-tu fait? --Je l'ai volee, dit froidement le petit homme. --Et comment cela? dit le roi. --Sire, le capucin qui avait un si gros sac sur le dos et a qui Votre Majeste a daigne dire: "Emporte tout, et bon debarras!..." --C'etait toi! dit le prince; mais alors, miserable, il n'y a plus de surete pour moi. Un de ces jours tu me prendras, moi et mon royaume par-dessus le marche. --Sire, je viens vous demander davantage. --Tu me fais peur, dit le roi. Qui donc es-tu? Un sorcier ou le diable en personne? --Non, sire, je suis simplement le prince de Holar. Vous avez une fille a marier, je venais vous demander sa main, quand le mauvais temps m'a force de me refugier, avec mon grand-ecuyer, chez le cure de Skalholt. C'est la que le hasard a jete sur ma route un paysan imbecile et m'a fait jouer le role que vous savez. Du reste, tout ce que j'ai fait n'a ete que pour obeir et plaire a Votre Majeste. --Fort bien! dit le roi. Je comprends, ou plutot je ne comprends pas; il n'importe! Prince de Holar, j'aime mieux vous avoir pour gendre que pour voisin. Des que la reine sera venue... --Sire, elle est ici. Mon grand-ecuyer s'est charge de la reconduire en son palais. La reine entra bientot, un peu confuse de sa simplicite, mais aisement consolee en songeant qu'elle avait pour gendre un si habile homme. --Et le fameux secret, dit-elle tout bas au prince de Holar, vous me le devez? --Le secret d'etre toujours belle, dit le prince, c'est d'etre toujours aimee. --Et le moyen d'etre toujours aimee? demanda la reine. --C'est d'etre bonne et simple, et de faire la volonte de son mari. --Il ose dire qu'il est sorcier! s'ecria la reine indignee en levant les bras au ciel. --Finissons ces mysteres, dit le roi, qui deja prenait peur. Prince de Holar, quand vous serez notre gendre, vous aurez plus de temps que vous ne voudrez pour causer avec votre belle-mere. Le souper se refroidit: a table! Donnons toute la soiree au plaisir; amusez-vous, mon gendre, demain vous serez marie. A ce mot, qu'il trouva piquant, le roi regarde la reine; mais elle fit une telle mine qu'a l'instant meme il se frotta le menton et admira les mouches qui volaient au plafond. Ici finissent les aventures du prince de Holar; les jours heureux n'ont pas d'histoire. Nous savons cependant qu'il succeda a son beau-pere et qu'il fut un grand roi. Un peu menteur, un peu voleur, audacieux et ruse, il avait les vertus d'un conquerant. Il prit a ses voisins plus de mille arpents de neige, qu'il perdit et reconquit trois fois en sacrifiant six armees. Aussi son nom figure-t-il glorieusement dans les celebres annales de Skalholt et de Holar. C'est a ces monuments fameux que nous renvoyons le lecteur. III Encore une petite histoire pour mon neveu le collegien, qui, d'une ardeur sans egale, se debat entre _rosa_ et _dominus_, et croit qu'il serait moins difficile de faire marcher ensemble les rois d'Europe que d'accorder l'adjectif et le substantif, qui se gourment toujours, en genre, en nombre et en cas. IV LES DEUX EXORCISTES Au temps jadis, il y avait dans un petit village d'Islande un pretre qui savait autant de latin qu'un poisson. Un jour qu'on lui apportait au bapteme un enfant nouveau-ne, au lieu de regarder dans son livre, il se mit a reciter de travers la formule de l'exorcisme. --_Abi_, dit-il, _abi, male spirite_. Mais le diable, qui a invente la grammaire (grammaire et grimoire, c'est tout un), n'etait pas d'humeur a se laisser chasser par un solecisme. --_Pessime grammatice_, s'ecria-t-il a la grande terreur des assistants. Le pretre, sentant qu'il s'etait trompe et prenant son courage a deux mains, dit d'une voix tremblante: --_Abi, male spiritu_. A quoi le diable, qu'on ne prend pas en defaut, repondit: --_Male prius, nunc pejus_. Le pretre, furieux, reprit: _Abi, male spiritus_. --_Sic debuisti dicere prius_, repondit le diable, et il sortit tranquillement. L'histoire n'est pas mauvaise; on en conte une autre en Allemagne qui peut-etre vaut mieux. --_Exi tu ex corpo_, dit fierement le pretre. --_Nolvo_, repond le diable. --_Cur tu nolvis_? --_Quia_, repond insolemment le diable, _quia tu male linguis_. --_Hoc est aliud rem_, dit majestueusement le pretre, et il se retire avec dignite, laissant tout camus ce pedant solennel. Que de folies, dira-t-on, et chez un homme que son etat et son age condamnent au serieux a perpetuite. --Hola! graves censeurs, laissez-moi rire, avec vos enfants. Vous aussi, vous me faites rire, et souvent, mais ce rire-la attriste mon coeur. Grands hommes d'aujourd'hui, j'ai toute l'annee pour admirer votre etonnante sagesse; laissez-moi vous oublier un jour et jouer avec ces ames innocentes qui, grace a Dieu, ne savent pas encore ce que vous savez. ZERBIN LE FAROUCHE CONTE NAPOLITAIN I Il y avait une fois a Salerne un jeune bucheron qui s'appelait Zerbin. Orphelin et pauvre, il n'avait point d'amis; sauvage et taciturne, il ne parlait a personne, et personne ne lui parlait. Comme il ne se melait point des affaires d'autrui, chacun le tenait pour un sot. On l'avait surnomme _le farouche_; jamais titre ne fut mieux merite. Le matin, quand tout dormait encore dans la ville, il s'en allait a la montagne, la veste et la cognee sur l'epaule; il vivait seul dans les bois, tout le long du jour, et ne rentrait qu'a la brume, trainant apres lui quelque mechant fagot dont il achetait son souper. Quand il passait devant la fontaine ou tous les soirs, les jeunes filles du quartier allaient emplir leur cruche et vider leur gosier, chacune riait de cette sombre figure et se moquait du pauvre bucheron. Ni la barbe noire ni les yeux brillants de Zerbin n'effrayaient cette troupe effrontee; c'etait a qui provoquerait l'innocent. --Zerbin de mon ame, criait l'une, dis un mot, je te donne mon coeur. --Plaisir de mes yeux, reprenait l'autre, montre-moi la couleur de tes paroles, je suis a toi. --Zerbin, Zerbin, repetaient en choeur toutes ces tetes folles, qui de nous choisis-tu pour femme? Est-ce moi? Est-ce moi? Qui prends-tu? --La plus bavarde, repondait le bucheron, en leur montrant le poing. Et chacune de crier aussitot: --Merci! mon bon Zerbin, merci! Poursuivi par les eclats de rire, le pauvre sauvage rentrait chez lui avec la grace d'un sanglier qui fuit devant le chasseur. Une fois sa porte fermee, il soupait d'un morceau de pain et d'un verre d'eau, s'enveloppait dans les lambeaux d'une vieille couverture, et se couchait sur la terre battue. Sans soucis, sans regrets, sans desirs, il s'endormait vite et ne revait guere. Si le bonheur est de ne rien sentir, le plus heureux des hommes, c'etait Zerbin. II Un jour qu'il s'etait fatigue a ebranler un vieux buis aussi dur que la pierre, Zerbin voulut faire la sieste pres d'un etang tout entoure de beaux arbres. A sa grande surprise, il apercut, etendue sur le gazon, une jeune femme, d'une merveilleuse beaute, et dont la robe etait faite de plumes de cygne. L'inconnue luttait contre un reve penible: son visage etait crispe, ses mains s'agitaient; on eut dit qu'elle essayait en vain de secouer le sommeil qui l'oppressait. --S'il y a du bon sens, dit Zerbin, de dormir a midi avec le soleil sur la figure! Toutes les femmes sont folles. Il enlaca quelques branches pour en ombrager la tete de l'etrangere, et sur ce berceau il placa comme un voile sa veste de travail. Il finissait de tresser le feuillage, quand il apercut dans l'herbe, a deux pas de l'inconnue, une vipere qui approchait en dardant sa langue empoisonnee. --Ah! dit Zerbin, si petite et deja si mechante! Et en deux coups de sa cognee il fit du serpent trois morceaux. Les troncons tressaillaient comme s'ils voulaient encore atteindre l'etrangere, le bucheron les poussa du pied dans l'etang; ils y tomberent en fremissant comme un fer rouge qu'on trempe dans l'eau. A ce bruit, la fee s'eveilla, et, se levant, les yeux brillants de joie: --Zerbin! s'ecria-t-elle, Zerbin! --C'est mon nom, je le connais, repondit le bucheron, il n'y a pas besoin de crier si fort. --Quoi! mon ami, dit la fee, tu ne veux pas que je te remercie du service que tu m'as rendu? Tu m'as sauve plus que la vie. --Je ne vous ai rien sauve du tout, dit Zerbin, avec sa grace ordinaire. Une autre fois, ne vous couchez pas sur l'herbe sans voir s'il y a des serpents. Voila le conseil que je vous donne. Maintenant, bonsoir; laissez-moi dormir, je n'ai pas de temps a perdre. Il s'etendit tout de son long sur l'herbe et ferma les yeux. --Zerbin, dit la fee, tu ne me demandes rien? --Je vous demande la paix. Quand on ne veut rien, on a ce qu'on veut, on est heureux. Bonsoir. Et le vilain se mit a ronfler. --Pauvre garcon, dit la fee, ton ame est endormie; mais, quoi que tu fasses, je ne serai pas ingrate. Sans toi j'allais tomber dans les mains d'un genie, mon ennemi cruel; sans toi j'aurais ete cent ans couleuvre; je te dois cent ans de jeunesse et de beaute. Comment te payer? J'y suis, ajouta-t-elle. Quand on a ce qu'on veut, on est heureux, c'est toi qui l'as dit. Eh bien! mon bon Zerbin, tout ce que tu voudras, tout ce que tu souhaiteras, tu l'auras. Bientot, je l'espere, tu beniras la fee des eaux. Elle fit trois ronds en l'air avec sa baguette de coudrier; puis, elle entra dans l'etang d'un pas si leger, que l'onde meme n'en fut pas ridee. A l'approche de leur reine, les roseaux inclinaient leurs aigrettes, les nenuphars epanouissaient leurs fleurs les plus fraiches; les arbres, le jour, le vent meme, tout souriait a la fee, tout semblait s'associer a son bonheur. Une derniere fois elle leva sa baguette; aussitot, pour recevoir leur jeune souveraine, les eaux s'ouvrirent en s'illuminant. On eut dit qu'un rayon de soleil percait jusqu'au fond de l'abime. Puis tout rentra dans l'ombre et le silence; on n'entendit plus rien que Zerbin qui ronflait toujours. III Le soleil commencait a baisser quand le bucheron se reveilla. Il retourna tranquillement a sa besogne, et d'un bras vigoureux il attaqua le tronc de l'arbre qu'il avait ebreche le matin. La cognee resonnait sur le bois, mais elle ne l'entamait guere; Zerbin suait a grosses gouttes et frappait en vain cet arbre maudit, qui defiait tous ses efforts. --Ah! dit-il en regardant sa cognee tout ebrechee, quel malheur qu'on n'ait pas invente un outil qui coupat le bois comme du beurre! J'en voudrais un comme ca. [Illustration: Elle fit trois ronds en l'air avec sa baguette de coudrier.] Il recula de deux pas, fit tourner la cognee sur sa tete et la lanca d'une telle force qu'il alla tomber a dix pieds, les bras en avant, le nez par terre. --_Per Baccho!_ s'ecria-t-il, j'ai la berlue; j'ai frappe a cote. Zerbin fut bientot rassure, car au meme instant l'arbre tomba, et si pres de lui que peu s'en fallut que le pauvre garcon ne fut ecrase. --Voila un beau coup! s'ecria-t-il, et qui avance ma journee. Comme c'est tranche! on dirait d'un trait de scie. Il n'y a pas deux bucherons pour travailler comme le fils de ma mere. Sur ce, il rassembla toutes les branches qu'il avait abattues le matin; puis, deliant une corde qu'il avait roulee autour de sa ceinture, il se mit a cheval sur le fagot pour le serrer davantage, et il l'attacha avec un noeud coulant. --A present, dit-il, il faut trainer cela a la ville. Il est facheux que les fagots n'aient pas quatre jambes comme les chevaux! Je m'en irais fierement a Salerne et j'y entrerais en caracolant, a la facon d'un beau cavalier qui se promene sans rien faire. Je voudrais me voir comme ca. A l'instant, voici le fagot qui se souleve et qui se met a trotter d'un pas allonge. Sans s'etonner de rien, le bon Zerbin se laissait emporter par cette monture d'espece nouvelle, et tout le long du chemin il prenait en pitie ces pauvres petites gens qui marchaient a pied, faute d'un fagot. IV Au temps dont nous parlons il y avait une grande place au milieu de Salerne, et sur cette place etait le palais du roi. Ce roi, personne ne l'ignore, c'etait le fameux Mouchamiel, dont l'histoire a immortalise le nom. Chaque apres-midi, on voyait tristement assise au balcon la fille du roi, la princesse Aleli. C'est en vain que ses esclaves essayaient de la charmer par leurs chansons, leurs contes ou leurs flatteries; Aleli n'ecoutait que sa pensee. Depuis trois ans, le roi son pere voulait la marier a tous les barons du voisinage; depuis trois ans, la princesse refusait tous les pretendants. Salerne etait sa dot, et elle sentait que c'etait sa dot seule qu'on voulait epouser. Serieuse et tendre, Aleli n'avait pas d'ambition, elle n'etait pas coquette, elle ne riait pas pour montrer ses dents, elle savait ecouter et ne parlait jamais pour ne rien dire; cette maladie, si rare chez les femmes, faisait le desespoir des medecins. Aleli etait encore plus reveuse que de coutume, quand tout d'un coup deboucha sur la place Zerbin, guidant son fagot avec la majeste d'un Cesar empanache. A cette vue, les deux femmes de la princesse furent prises d'un fou rire, et comme elles avaient des oranges sous la main, elles se mirent a en jeter au cavalier, et de facon si adroite, qu'il en recut deux en plein visage. --Riez, maudites, cria-t-il en les montrant du doigt, et puissiez-vous rire a vous user les dents jusqu'aux gencives. Voila ce que vous souhaite Zerbin. Et voici les deux femmes qui rient a se tordre, sans que rien les arrete, ni les menaces du bucheron ni les ordres de la princesse, qui prenait en pitie le pauvre bucheron. --Bonne petite femme, dit Zerbin en regardant Aleli, et si douce et si triste! Moi, je te souhaite du bien. Puisses-tu aimer le premier qui te fera rire, et l'epouser par-dessus le marche! Sur ce, il prit sa meche de cheveux, et salua la princesse de la facon la plus gracieuse. Regle generale: quand on est a cheval sur un fagot, il ne faut saluer personne, fut-ce une reine; Zerbin l'oublia, et mal lui en prit. Pour saluer la princesse, il avait lache la corde qui retenait les branches en faisceau; voici le fagot qui s'ouvre et le bon Zerbin qui tombe en arriere, les jambes en l'air, de la facon la plus grotesque et la plus ridicule. Il se releva par une culbute hardie, emportant avec lui la moitie du feuillage, et, couronne comme un dieu sylvain, il s'en alla rouler dix pas plus loin. Quand une personne tombe au risque de se tuer, pourquoi rit-on? Je l'ignore; c'est un mystere que la philosophie n'a pas encore explique. Ce que je sais, c'est que tout le monde rit et que la princesse Aleli fit comme tout le monde. Mais aussitot elle se leva, regarda Zerbin avec des yeux etranges, mit la main sur son coeur, la porta a sa tete et rentra dans le palais, tout agitee d'un trouble inconnu. Cependant Zerbin rassemblait les branches eparses et rentrait chez lui a pied, comme un simple fagotier. La prosperite ne l'avait point ebloui, la mauvaise chance ne le troubla pas davantage. La journee etait bonne, c'etait assez pour lui. Il acheta un beau fromage de buffle, blanc et dur comme le marbre, en coupa une longue tranche et dina du meilleur appetit. L'innocent ne se doutait guere du mal qu'il avait fait et du desordre qu'il laissait apres lui. V Tandis que ces graves evenements se passaient, quatre heures sonnaient a la tour de Salerne. La journee etait brulante, le silence regnait dans les rues. Retire dans une chambre basse, loin de la chaleur et du bruit, le roi Mouchamiel songeait au bonheur de son peuple: il dormait. Tout a coup il s'eveilla en sursaut: deux bras lui serraient le cou, des larmes brulantes lui mouillaient le visage; c'etait la belle Aleli qui embrassait son pere, dans un acces de tendresse. --Qu'est cela? dit le roi, surpris de ce redoublement d'amour. Tu m'embrasses et tu pleures? Ah! fille de ta mere, tu veux me faire faire ta volonte? --Tout au contraire, mon bon pere, dit Aleli; c'est une fille obeissante qui veut faire ce que vous voulez. Ce gendre que vous souhaitez, je l'ai trouve. Pour vous faire plaisir, je suis prete a lui donner ma main. --Bon, reprit Mouchamiel, c'est la fin du caprice. Qui epousons-nous? le prince de la Cava? Non. C'est donc le comte de Capri? le marquis de Sorrente? Non. Qui est-ce donc? --Je ne le connais pas, mon bon pere. --Comment, tu ne le connais pas? tu l'as vu cependant? --Oui, tout a l'heure, sur la place du chateau. --Et il t'a parle? --Non, mon pere. Est-il besoin de parler quand les coeurs s'entendent? Mouchamiel fit la grimace, se gratta l'oreille, et regardant sa fille entre les deux yeux: --Au moins, dit-il, c'est un prince? --Je ne sais pas, mon pere, mais qu'importe? --Il importe beaucoup, ma fille, et tu n'entends rien a la politique. Que tu choisisses librement un gendre qui me convienne, c'est a merveille. Comme roi et comme pere, je ne generai jamais ta volonte quand cette volonte sera la mienne. Mais autrement j'ai des devoirs a remplir envers ma famille et mes sujets, et j'entends qu'on fasse ce que je veux. Ou se cache ce bel oiseau que tu ne connais pas, qui ne t'a pas parle et qui t'adore? --Je l'ignore, dit Aleli. --Voila qui est trop fort, s'ecria Mouchamiel. C'est pour me conter de pareilles folies que tu viens me prendre des moments qui appartiennent a mon peuple! Hola! chambellans, qu'on appelle les femmes de la princesse et qu'on la reconduise dans ses appartements. En entendant ces mots, Aleli leva les bras au ciel et se mit a fondre en larmes. Puis, elle tomba aux genoux du roi en sanglotant. Au meme moment, les deux femmes entrerent, toujours riant aux eclats. --Silence, miserables, silence! s'ecria Mouchamiel, indigne de ce manque de respect. Mais plus le roi criait: Silence! et plus les deux femmes riaient, sans souci de l'etiquette. --Gardes, dit le prince hors de lui, qu'on saisisse ces insolentes, et qu'on leur tranche la tete. Je leur apprendrai qu'il n'y a rien de moins plaisant qu'un roi. --Sire, dit Aleli, enjoignant les mains, rappelez-vous que vous avez illustre votre regne en abolissant la peine de mort. --Tu as raison, ma fille. Nous sommes des gens civilises. Qu'on epargne ces femmes, et qu'on se contente de les traiter a la russe, avec tous les menagements voulus. Batonnez-les jusqu'a ce qu'elles meurent naturellement. --Grace! mon pere, dit Aleli; c'est moi, c'est votre fille qui vous en supplie. --Pour Dieu! qu'elles ne rient plus, et qu'on m'en debarrasse, dit le bon Mouchamiel. Emmenez ces pecores, je leur pardonne; qu'on les enferme dans une cellule jusqu'a ce qu'elles y crevent de silence et d'ennui. --Ah! mon pere, sanglota la pauvre Aleli. --Allons, dit le roi, qu'on les marie, et que ca finisse! --Grace, Sire, nous ne rirons plus, crierent les deux femmes en tombant a genoux et en ouvrant une bouche ou il n'y avait que des gencives. Que Votre Majeste nous pardonne, et qu'elle nous venge. Nous sommes victimes d'un art infernal; un scelerat nous a ensorcelees. --Un sorcier dans mes Etats! dit le roi qui etait un esprit fort; c'est impossible! Il n'y en a point, puisque je n'y crois pas. --Sire, dit l'une des femmes, est-il naturel qu'un fagot trotte comme un cheval de manege et caracole sous la main d'un bucheron? Voila ce que nous venons de voir sur la place du chateau. --Un fagot! reprit le roi; cela sent le sorcier. Gardes, qu'on saisisse l'homme et son fagot, et que, l'un portant l'autre, on les brule tous les deux. Apres cela, j'espere qu'on me laissera dormir. --Bruler mon bien-aime! s'ecria la princesse, en remuant les bras comme une illuminee. Sire, ce noble chevalier, c'est mon epoux, c'est mon bien, c'est ma vie. Si l'on touche a un seul de ses cheveux, je meurs. --L'enfer est dans ma maison, dit le pauvre Mouchamiel. A quoi me sert-il d'etre roi pour ne pouvoir pas meme dormir la grasse matinee? Mais je suis bon de me tourmenter. Qu'on appelle Mistigris. Puisque j'ai un ministre, c'est bien le moins qu'il me dise ce que je pense, et qu'il sache ce que je veux. VI On annonca le seigneur Mistigris. C'etait un petit homme, gros, court, rond, large, qui roulait plus qu'il ne marchait. Des yeux de fouine qui regardaient de tous les cotes a la fois, un front bas, un nez crochu, de grosses joues, trois mentons: tel est le portrait du celebre ministre qui faisait le bonheur de Salerne, sous le nom du roi Mouchamiel. Il entra souriant, soufflant, minaudant, en homme qui porte gaiement le pouvoir et ses ennuis. --Enfin, vous voila! dit le prince. Comment se fait-il qu'il se passe des choses inouies dans mon empire, et que, moi, le roi, j'en sois le dernier averti? --Tout est dans l'ordre accoutume, dit Mistigris d'un ton placide. J'ai la dans les mains les rapports de la police; le bonheur et la paix regnent dans l'Etat, comme toujours. Et ouvrant de grands papiers, il lut ce qui suit: "Port de Salerne. Tout est tranquille. On n'a pas vole a la douane plus que de coutume. Trois querelles entre matelots, six coups de couteau; cinq entrees a l'hopital. Rien de nouveau. "Ville haute. Octroi double; prosperite et moralite toujours croissantes. Deux femmes mortes de faim; dix enfants exposes; trois maris qui ont battu leurs femmes, dix femmes qui ont battu leurs maris; trente vols, deux assassinats, trois empoisonnements. Rien de nouveau. --Voila donc tout ce que vous savez? dit Mouchamiel d'une voix irritee. Eh bien! moi, Monsieur, dont ce n'est pas le metier de connaitre les affaires d'Etat, j'en sais davantage. Un homme a cheval sur un fagot a passe sur la place du chateau, et il a ensorcele ma fille. La voici qui veut l'epouser. --Sire, dit Mistigris, je n'ignorais pas ce detail; un ministre sait tout; mais pourquoi fatiguer Votre Majeste de ces niaiseries? On pendra l'homme et tout sera dit. --Et vous pouvez me dire ou est ce miserable? --Sans doute, Sire, repondit Mistigris. Un ministre voit tout, entend tout, est partout. --Eh bien! Monsieur, dit le roi, si dans un quart d'heure ce drole n'est pas ici, vous laisserez le ministere a des gens qui ne se contentent pas de voir, mais qui agissent. Allez! Mistigris sortit de la chambre toujours souriant. Mais, une fois dans la salle d'attente, il devint cramoisi comme un homme qui etouffe, et fut oblige de prendre le bras du premier ami qu'il rencontra. C'etait le prefet de la ville qu'un hasard heureux amenait pres de lui. Mistigris recula de deux pas et prit le magistrat au collet. --Monsieur, lui dit-il en scandant chacun de ses mots, si dans dix minutes vous ne m'amenez pas l'homme qui se promene dans Salerne a cheval sur un fagot, je vous casse, entendez-vous? je vous casse. Allez! Tout etourdi de cette menace, le prefet courut chez le chef de la police. --Ou est l'homme qui se promene sur un fagot? lui dit-il. --Quel homme? demanda le chef de la police. --Ne raisonnez pas avec votre superieur; je ne le souffrirai point. En n'arretant pas ce scelerat, vous avez manque a tous vos devoirs. Si dans cinq minutes cet homme n'est pas ici, je vous chasse. Allez! Le chef de la police courut au poste du chateau; il y trouva ses gens qui veillaient a la tranquillite publique en jouant aux des. --Droles! leur cria-t-il, si dans trois minutes vous ne m'amenez pas l'homme qui se promene a cheval sur un fagot, je vous fais batonner comme des galeriens. Courez, et pas un mot. La troupe sortit en blasphemant, tandis que l'habile et sage Mistigris, confiant dans les miracles de la hierarchie, rentrait tranquillement dans la chambre du roi et remettait sur ses levres ce sourire perpetuel qui fait partie de la profession. VII Deux mots dits par le ministre a l'oreille du roi charmerent Mouchamiel. L'idee de bruler un sorcier ne lui deplaisait pas. C'etait un joli petit evenement qui honorerait son regne, une preuve de sagesse qui etonnerait la posterite. Une seule chose genait le roi, c'etait la pauvre Aleli noyee dans les larmes et que ses femmes essayaient en vain d'entrainer dans ses appartements. Mistigris regarda le roi en clignant de l'oeil; puis, s'approchant de la princesse, il lui dit de sa voix la moins criarde: --Madame, il va venir, il ne faut pas qu'il vous voie pleurer. Au contraire, parez-vous; soyez deux fois belle, et que votre vue seule l'assure de son bonheur. --Je vous entends, bon Mistigris, s'ecria Aleli. Merci, mon pere, merci, ajouta-t-elle en se jetant sur les mains du roi, qu'elle couvrit de baisers. Soyez beni, mille et mille fois beni! Elle sortit ivre de joie, la tete haute, les yeux brillants, et si heureuse, si heureuse qu'elle arreta au passage le premier chambellan pour lui annoncer elle-meme son mariage. --Bon chambellan, ajouta-t-elle, il va venir. Faites-lui vous-meme les honneurs du palais et soyez sur que vous n'obligerez pas des ingrats. Reste seul avec Mistigris, le roi regarda son ministre d'un air furieux. --Etes-vous fou! lui dit-il. Quoi! sans me consulter, vous engagez ma parole? Vous croyez-vous le maitre de mon empire pour disposer de ma fille et de moi sans mon aveu? --Bah! dit tranquillement Mistigris, il fallait calmer la princesse; c'etait le plus presse. En politique on ne s'occupe jamais du lendemain. A chaque jour suffit sa peine. --Et ma parole, reprit le roi, comment voulez-vous maintenant que je la retire sans me parjurer? Et pourtant je veux me venger de cet insolent qui m'a vole le coeur de mon enfant. --Sire, dit Mistigris, un prince ne retire jamais sa parole; mais il y a plusieurs facons de la tenir. --Qu'entendez-vous par la? dit Mouchamiel. --Votre Majeste, reprit le ministre, vient de promettre a ma fille de la marier; nous la marierons. Apres quoi nous prendrons la loi qui dit: "Si un noble qui n'a pas rang de baron ose pretendre a l'amour d'une princesse de sang royal, il sera traite comme noble, c'est-a-dire decapite. "Si le pretendant est un bourgeois, il sera traite comme un bourgeois, c'est-a-dire pendu. "Si c'est un vilain, il sera noye comme un chien." --Vous voyez, Sire, que rien n'est plus aise que d'accorder votre amour paternel et votre justice royale. Nous avons tant de lois a Salerne, qu'il y a toujours moyen de s'accommoder avec elles. --Mistigris, dit le roi, vous etes un coquin. --Sire, dit le gros homme en se rengorgeant, vous me flattez, je ne suis qu'un politique. On m'a enseigne qu'il y a une grande morale pour les princes et une petite pour les petites gens. J'ai profite de la lecon. C'est ce discernement qui fait le genie des hommes d'Etat, l'admiration des habiles et le scandale des sots. --Mon bon ami, dit le roi, avec vos phrases en trois morceaux vous etes fatigant comme un eloge academique. Je ne vous demande pas de mots, mais des actions; pressez le supplice de cet homme et finissons-en. Comme il parlait ainsi, la princesse Aleli entra dans la chambre royale. Elle etait si belle, il y avait tant de joie dans ses yeux, que le bon Mouchamiel soupira et se prit a desirer que le cavalier du fagot fut un prince, afin qu'on ne le pendit pas. VIII C'est une belle chose que la gloire, mais elle a ses desagrements. Adieu le plaisir d'etre inconnu et de defier la sotte curiosite de la foule. L'entree triomphale de Zerbin n'etait pas achevee, qu'il n'y avait pas un enfant dans Salerne qui ne connut la personne, la vie et la demeure du bucheron. Aussi les estafiers n'eurent-ils pas grand'peine a trouver l'homme qu'ils cherchaient. Zerbin etait a deux genoux dans sa cour, tout occupe a affiler sa fameuse cognee; il en essayait le tranchant avec l'ongle de son pouce, quand une main s'abattit sur lui, le prit au collet, et d'un effort vigoureux le remit sur ses pieds. Dix coups de poing, vingt bourrades dans le dos le pousserent dans la rue; c'est de cette facon qu'il apprit qu'un ministre s'interessait a sa personne, et que le roi lui-meme daignait l'appeler au palais. Zerbin etait un sage, et le sage ne s'etonne de rien. Il enfonca ses deux mains dans sa ceinture, et marcha tranquillement sans trop s'emouvoir de la grele qui tombait sur lui. Cependant, pour etre sage, on n'est pas un saint. Un coup de pied recu dans le mollet lassa la patience du bucheron. --Doucement, dit-il, un peu de pitie pour le pauvre monde. --Je crois que le drole raisonne, dit un de ceux qui le maltraitaient. Monsieur est douillet: on va prendre des gants pour le mener par la main. --Je voudrais vous voir a ma place, dit Zerbin; nous verrions si vous ririez. --Te tairas-tu, drole! dit le chef de la bande en lui decochant un coup de poing a decorner un boeuf. Le coup etait mal porte sans doute, car, au lieu d'atteindre Zerbin, il alla droit dans l'oeil d'un estafier. Furieux et a moitie aveugle, le blesse se jeta sur le maladroit qui l'avait frappe et le prit aux cheveux. Les voila qui se battent; on veut les separer: les coups de poing pleuvent a droite, a gauche, en haut, en bas; c'etait une melee generale: rien n'y manquait, ni les enfants qui crient, ni les femmes qui pleurent, ni les chiens qui aboient. Il fallut envoyer une patrouille pour retablir l'ordre, en arretant les battants, les battus et les curieux. Zerbin, toujours impassible, s'en allait au chateau en se promenant, quand, sur la grande place, il fut aborde par une longue file de beaux messieurs en habits brodes et en culottes courtes. C'etaient les valets du roi, qui, sous la direction du majordome et du grand chambellan lui-meme, venaient au-devant du fiance qu'attendait la princesse. Comme ils avaient recu l'ordre d'etre polis, chacun d'eux avait le chapeau a la main et le sourire sur les levres. Ils saluerent Zerbin; le bucheron, en homme bien eleve, leur rendit leur salut. Nouvelles reverences de la livree, nouveau salut de Zerbin. Cela se fit huit ou dix fois de suite avec une gravite parfaite. Zerbin se fatigua le premier: n'etant pas ne dans un palais, il n'avait pas les reins souples, l'habitude lui manquait: --Assez, s'ecria-t-il, assez; et comme dit la chanson: Apres trois refus, La chance; Apres trois saluts, La danse. Vous ne m'avez pas trop salue, dansez maintenant. Aussitot, voici les valets qui se mettent a danser en saluant, a saluer en dansant, et qui tous, precedant Zerbin dans un ordre admirable, lui font au chateau une entree digne d'un roi. IX Pour se donner une attitude majestueuse, Mouchamiel regardait gravement le bout de son nez; Aleli soupirait, Mistigris taillait des plumes comme un diplomate qui cherche une idee, les courtisans immobiles et muets avaient l'air de reflechir. Enfin, la grande porte du salon s'ouvrit. Majordome et valets entrerent en cadence, dansant une sarabande qui surprit fort la cour. Derriere eux marchait le bucheron, aussi peu emu des splendeurs royales que s'il etait ne dans un palais. Cependant, a la vue du roi, il s'arreta, ota son chapeau qu'il tint a deux mains sur sa poitrine, salua trois fois en tirant la jambe droite; puis, il remit son chapeau sur sa tete, s'assit paisiblement sur un fauteuil et fit danser le bout de son pied. --Mon pere, s'ecria la princesse en se jetant au cou du roi, le voici l'epoux que vous m'avez donne. Qu'il est beau! qu'il est noble! N'est-ce pas que vous l'aimerez? --Mistigris, murmura Mouchamiel a demi etrangle, interrogez cet homme avec les plus grands menagements. Songez au repos de ma fille et au mien. Quelle aventure! Ah! que les peres seraient heureux s'ils n'avaient pas d'enfants! --Que Votre Majeste se rassure, repondit Mistigris; l'humanite est mon devoir et mon plaisir. --Leve-toi, coquin! dit-il a Zerbin d'un ton brusque; reponds vite, si tu veux sauver ta peau. Es-tu un prince deguise? Tu te tais, miserable! Tu es un sorcier! --Pas plus sorcier que toi, mon gros, repondit Zerbin sans quitter son fauteuil. --Ah! brigand! s'ecria le ministre; cette denegation prouve ton crime; te voila confondu par ton silence, triple scelerat! [Illustration: Zerbin tenait la barre et murmurait je ne sais quelle chanson plaintive.] --Si j'avouais, je serais donc innocent? dit Zerbin. --Sire, dit Mistigris, qui prenait la furie pour l'eloquence, faites justice; purgez vos Etats, purgez la terre de ce monstre. La mort est trop douce pour un pareil sacripant. --Va toujours, dit Zerbin; aboie, mon gros, aboie, mais ne mords pas. --Sire, cria Mistigris en soufflant, votre justice et votre humanite sont en presence. _Oua, oua, oua._ L'humanite vous ordonne de proteger vos sujets en les delivrant de ce sorcier, _oua, oua, oua_. La justice veut qu'on le pende ou qu'on le brule, _oua, oua, oua_. Vous etes pere, _oua, oua_, mais vous etes roi, _oua, oua_, et le roi, _oua, oua_, doit effacer le pere, _oua, oua, oua_. --Mistigris, dit le roi, vous parlez bien, mais vous avez un tic insupportable. Pas tant d'affectation. Concluez. --Sire, reprit le ministre, la mort, la corde, le feu. _Oua, oua, oua._ Tandis que le roi soupirait, Aleli, quittant brusquement son pere, alla se mettre aupres de Zerbin. --Ordonnez, Sire, dit-elle; voici mon epoux; son sort sera le mien. A ce scandale, toutes les dames de la cour se couvrirent la figure. Mistigris lui-meme se crut oblige de rougir. --Malheureuse! dit le roi furieux, en te deshonorant tu as prononce ta condamnation. Gardes! arretez ces deux creatures; qu'on les marie seance tenante; apres cela, confisquez le premier bateau qui se trouvera dans le port, jetez-y ces coupables, et qu'on les abandonne a la fureur des flots. --Ah! Sire, s'ecria Mistigris, tandis qu'on entrainait la princesse et Zerbin, vous etes le plus grand roi du monde. Votre bonte, votre douceur, votre indulgence seront l'exemple et l'etonnement de la posterite. Que ne dira pas demain le _Journal officiel_! Pour nous, confondus par tant de magnanimite, il ne nous reste qu'a nous taire et a admirer. --Ma pauvre fille, s'ecria le roi, que va-t-elle devenir sans son pere! Gardes, saisissez Mistigris et mettez-le aussi sur le bateau. Ce sera pour moi une consolation que de savoir cet habile homme aupres de ma chere Aleli. Et puis, changer de ministre, ce sera toujours une distraction; dans ma triste situation, j'en ai besoin. Adieu, mon Mistigris. Mistigris etait reste la bouche ouverte; il allait reprendre haleine pour maudire les princes et leur ingratitude, quand on l'emporta hors du palais. Malgre ses cris, ses menaces, ses prieres et ses pleurs, on le jeta sur la barque, et bientot les trois amis se trouverent seuls au milieu des flots. Quant au bon roi Mouchamiel, il essuya une larme et s'enferma dans la chambre basse pour achever une sieste si desagreablement interrompue. X La nuit etait belle et calme; la lune eclairait de sa blanche clarte la mer et ses sillons tremblants; le vent soufflait de terre et emportait au loin la barque; deja on apercevait Capri qui se dressait au milieu des flots comme une corbeille de fleurs. Zerbin tenait la barre et murmurait je ne sais quelle chanson, plaintive, chant de bucheron ou de matelot. A ses pieds etait assise Aleli, silencieuse, mais non pas triste; elle ecoutait son bien-aime. Le passe, elle l'oubliait; l'avenir, elle n'y songeait guere; rester aupres de Zerbin, c'etait toute sa vie. Mistigris, moins tendre, etait moins philosophe. Inquiet et furieux, il s'agitait comme un ours dans sa cage et faisait a Zerbin de beaux discours que le bucheron n'ecoutait pas. Insensible comme toujours, Zerbin penchait la tete. Peu habitue aux harangues officielles, les discours du ministre l'endormaient. --Qu'allons-nous devenir? criait Mistigris. Voyons affreux sorcier, si tu as quelque vertu montre-le; tire-nous d'ici. Fais-toi prince ou roi quelque part, et nomme-moi ton premier ministre. Il me faut quelque chose a gouverner. A quoi te sert ta puissance, si tu ne fais pas la fortune de tes amis? --J'ai faim, dit Zerbin en ouvrant la moitie d'un oeil. Aleli se leva aussitot et chercha autour d'elle. --Mon ami, dit-elle, que voulez-vous? --Je veux des figues et du raisin, dit le bucheron. Mistigris poussa un cri; un baril de figues et de raisins secs venait de sortir entre ses jambes et l'avait jete par terre. --Ah! pensa-t-il en se relevant, j'ai ton secret, maudit sorcier. Si tu as ce que tu souhaites, ma fortune est faite: je n'ai pas ete ministre pour rien, beau prince; je te ferai vouloir ce que je voudrai. Tandis que Zerbin mangeait ses figues, Mistigris s'approcha de lui, le dos courbe, la face souriante. --Seigneur Zerbin, dit-il, je viens demander a Votre Excellence son incomparable amitie. Peut-etre Votre Altesse n'a-t-elle pas bien compris tout ce que je cachais de devouement sous la severite affectee de mes paroles; mais je puis l'assurer que tout etait calcule pour brusquer son bonheur. C'est moi seul qui ai hate son heureux mariage. --J'ai faim, dit Zerbin. Donne-moi des figues et du raisin. --Voici, seigneur, dit Mistigris avec toute la grace d'un courtisan. J'espere que Son Excellence sera satisfaite de mes petits services et qu'elle me mettra souvent a meme de lui temoigner tout mon zele. --Triple brute, murmura-t-il tout bas, tu ne m'entends point. Il faut absolument que je mette Aleli dans mes interets. Plaire aux dames, c'est le grand secret de la politique. --A propos, seigneur Zerbin, reprit-il en souriant, vous oubliez que vous etes marie de ce soir. Ne serait-il pas convenable de faire un cadeau de noces a votre royale fiancee? --Toi, mon gros, tu m'ennuies, dit Zerbin. Un cadeau de noces, ou veux-tu que je le peche? au fond de la mer? Va le demander aux poissons, tu me le rapporteras. A l'instant meme, comme si une main invisible l'eut lance, Mistigris sauta par-dessus le bord et disparut sous les flots. Zerbin se remit a eplucher et a croquer ses raisins, tandis qu'Aleli ne se lassait pas de le regarder. --Voila un marsouin qui sort de l'eau, dit Zerbin. Ce n'etait pas un marsouin, c'etait l'heureux messager qui, remonte sur les vagues, se debattait au milieu de l'ecume; Zerbin prit Mistigris par les cheveux et l'en tira par-dessus bord. Chose etrange, le gros homme avait dans les dents une escarboucle qui brillait comme une etoile au milieu de la nuit. Des qu'il put respirer: --Voila, dit-il, le cadeau que le roi des poissons offre a la charmante Aleli. Vous voyez, seigneur Zerbin, que vous avez en moi le plus fidele et le plus devoue des esclaves. Si vous avez jamais un petit ministere a confier... --J'ai faim, dit Zerbin. Donne-moi des figues et du raisin. --Seigneur, reprit Mistigris, ne ferez-vous rien pour la princesse votre femme? Cette barque exposee a toutes les injures de l'air n'est pas un sejour digne de sa naissance et de sa beaute. --Assez! Mistigris, dit Aleli; je suis bien ici, je ne demande rien. --Rappelez-vous, Madame, dit l'officieux ministre que, lorsque le prince de Capri vous offrit sa main, il avait envoye a Salerne un splendide navire en acajou, ou l'or et l'ivoire brillaient de toutes parts. Et ces matelots vetus de velours, et ces cordages de soie et ces salons tout ornes de glaces! voila ce qu'un petit prince faisait pour vous. Le seigneur Zerbin ne voudra pas rester en arriere, lui, si noble, si puissant et si bon. --Il est sot, ce bonhomme-la! dit Zerbin; il parle toujours. Je voudrais avoir un bateau comme ca, rien que pour te clore le bec, bavard! apres cela tu te tairais. A ce moment, Aleli poussa un cri de surprise et de joie qui fit tressaillir le bucheron. Ou etait-il? Sur un magnifique navire qui fendait les vagues avec la grace d'un cygne aux ailes gonflees. Une tente eclairee par des lampes d'albatre formait sur le pont un salon richement meuble; Aleli, toujours assise aux pieds de son epoux, le regardait toujours; Mistigris courait apres l'equipage et voulait donner des ordres aux matelots. Mais sur cet etrange vaisseau personne ne parlait; Mistigris en etait pour son eloquence, et ne pouvait meme trouver un mousse a gouverner. Zerbin se leva pour regarder le sillage; Mistigris accourut aussitot, toujours souriant. --Votre Seigneurie, dit-il, est-elle satisfaite de mes efforts et de mon zele? --Tais-toi, bavard, dit le bucheron. Je te defends de parler jusqu'a demain matin. Je reve, laisse-moi dormir. Mistigris resta bouche beante, en faisant les gestes les plus respectueux; puis de desespoir il descendit a la salle a manger et se mit a souper sans rien dire. Il but durant quatre heures sans pouvoir se consoler, et finit par tomber sous la table. Pendant ce temps Zerbin revait tout a son aise; Aleli, seule, ne dormait pas. XI On se lasse de tout, meme du bonheur, dit un proverbe; a plus forte raison se lasse-t-on d'aller en mer sur un navire ou personne ne parle, et qui va je ne sais ou. Aussi, des que Mistigris eut repris ses sens et recouvre la parole, n'eut-il d'autre idee que d'amener Zerbin a souhaiter d'etre a terre. La chose etait difficile; l'adroit courtisan craignait toujours quelque voeu indiscret qui le renverrait chez les poissons: il tremblait par-dessus tout que Zerbin ne regrettat ses bois et sa cognee. Devenez donc le ministre d'un bucheron! Par bonheur Zerbin s'etait reveille dans une humeur charmante; il s'habituait a la princesse, et, si brute qu'il fut, cette aimable figure l'egayait. Mistigris voulut saisir l'occasion; mais, helas! les femmes sont si peu raisonnables, quand par hasard elles aiment! Aleli disait a Zerbin combien il serait doux de vivre ensemble, seuls, loin du monde et du bruit, dans quelque chaumiere tranquille, au milieu d'un verger, au bord d'un ruisseau. Sans rien comprendre a cette poesie, le bon Zerbin ecoutait avec plaisir ces douces paroles qui le bercaient. --Une chaumiere, avec des vaches et des poules, disait-il, ce serait joli. Si... Mistigris se sentit perdu et frappa un grand coup. --Ah! seigneur! s'ecria-t-il, regardez donc la-bas en face de vous. Que c'est beau! --Quoi donc? dit la princesse, je ne vois rien. --Ni moi non plus, dit Zerbin en se frottant les yeux. --Est-ce possible? reprit Mistigris d'un air etonne. Quoi! vous ne voyez pas ce palais de marbre qui brille au soleil, et ce grand escalier, tout garni d'orangers, qui par cent marches descend majestueusement au bord de la mer? --Un palais? dit Aleli. Pour etre entouree de courtisans, d'egoistes et de valets, je n'en veux pas. Fuyons. --Oui, dit Zerbin, une chaumiere vaut mieux; on y est plus tranquille. --Ce palais-la ne ressemble a aucun autre, s'ecria Mistigris, chez qui la peur excitait l'imagination. Dans cette demeure feerique il n'y a ni courtisans ni valets; on est servi de facon invisible; on est tout a la fois seul et entoure! Les meubles ont des mains, les murs ont des oreilles. --Ont-ils une langue? dit Zerbin. --Oui, reprit Mistigris; ils parlent et disent tout, mais ils se taisent quand on veut. --Eh bien! dit le bucheron, ils ont plus d'esprit que toi. Je voudrais bien avoir un chateau comme ca. Ou est-il donc, ce beau palais? Je ne le vois pas. --Il est la devant vous, mon ami, dit la princesse. Le vaisseau avait couru vers la terre, et deja on jetait l'ancre dans un port ou l'eau etait assez profonde pour qu'on put aborder a quai. Le port etait a demi entoure par un grand escalier en fer a cheval; au-dessus de l'escalier, sur une plate-forme immense et qui dominait la mer, s'elevait le plus riant palais qu'on ait jamais reve. Les trois amis monterent gaiement; Mistigris allait en tete, tout en soufflant a chaque marche. Arrive a la grille du chateau, il voulut sonner; pas de cloche; il appela: ce fut la Grille elle-meme qui repondit. --Que veux-tu, etranger? demanda-t-elle. --Parler au maitre de ce logis, dit Mistigris, un peu intrigue de causer pour la premiere fois avec du fer battu. --Le maitre de ce palais est le seigneur Zerbin, repondit la Grille. Quand il approchera, j'ouvrirai. Zerbin arrivait, donnant le bras a la belle Aleli; la Grille s'ecarta avec respect et laissa passer les deux epoux, suivis de Mistigris. Une fois sur la terrasse, Aleli regarda le spectacle splendide qu'elle avait sous les yeux: la mer, la mer immense, toute brillante au soleil du matin. --Qu'il fait bon ici! dit-elle, et qu'on serait bien, assis sous cette galerie, toute garnie de lauriers en fleur! --Oui, dit Zerbin, mettons-nous par terre. --Il n'y a donc pas de fauteuils, ici? s'ecria Mistigris. --Nous voici, nous voici, crierent les fauteuils; et ils arriverent tous, courant l'un apres l'autre, aussi vite que leurs quatre pieds le permettaient. --On dejeunerait bien ici, dit Mistigris. --Oui, dit Zerbin; mais ou est la table? --Me voila, me voila, repondit une voix de contralto. Et une belle table d'acajou, marchant avec la gravite d'une matrone, vint se placer devant les convives. --C'est charmant, dit la princesse, mais ou sont les plats? --Nous voici, nous voici, crierent des petites voix seches: et trente plats, suivis des assiettes, leurs soeurs, et des couverts, leurs cousins, sans oublier leurs tantes, les salieres, se rangerent en un instant dans un ordre admirable sur la table, qui se couvrit de gibier, de fruits et de fleurs. --Seigneur Zerbin, dit Mistigris, vous voyez ce que je fais pour vous. Tout ceci est mon oeuvre. --Tu mens! cria une voix. Mistigris se retourna et ne vit personne; c'etait une colonne de la galerie qui avait parle. --Seigneur, dit-il, je crois que personne ne peut m'accuser d'imposture; j'ai toujours dit la verite. --Tu mens! dit la voix. --Ce palais est odieux, pensa Mistigris. Si les murs y disent la verite, on n'y etablira jamais la cour, et je ne serai jamais ministre. Il faut changer cela. --Seigneur Zerbin, reprit-il, au lieu de vivre ici solitaire, n'aimeriez-vous pas mieux avoir un bon peuple qui payerait de bons petits impots, qui fournirait de bons petits soldats, et qui vous entourerait d'amour et de tendresse? --Roi! dit Zerbin, pour quoi faire? --Mon ami, ne l'ecoutez pas, dit la bonne Aleli. Restons ici, nous y sommes si bien tous les deux. --Tous les trois, dit Mistigris; je suis ici le plus heureux des hommes, et pres de vous je ne desire rien. --Tu mens! dit la voix. --Quoi! seigneur, y a-t-il ici quelqu'un qui ose douter de mon devouement? --Tu mens! reprit l'echo. --Seigneur, ne l'ecoutez pas, s'ecria Mistigris. Je vous honore et je vous aime; croyez a mes serments. --Tu mens! reprit la voix impitoyable. --Ah! si tu mens toujours, va-t-en dans la lune, dit Zerbin; c'est le pays des menteurs. Parole imprudente, car aussitot Mistigris partit en l'air comme une fleche et disparut au-dessus des nuages. Est-il jamais redescendu sur la terre? on l'ignore, quoique certains chroniqueurs assurent qu'il y a reparu, mais sous un autre nom. Ce qui est certain, c'est qu'on ne l'a jamais revu dans un palais ou les murs memes disaient la verite. XII Restes seuls, Zerbin croisa les bras et regarda la mer, tandis qu'Aleli se laissait aller aux plus douces pensees. Vivre dans une solitude enchantee, aupres de ce qu'on aime, n'est-ce pas ce qu'on reve dans ses plus beaux jours? Pour connaitre son nouveau domaine, elle prit le bras de Zerbin. De droite et de gauche, le palais etait entoure de belles prairies arrosees d'eaux jaillissantes. Des chenes verts, des hetres pourpres, des melezes aux fines aiguilles, des platanes aux feuilles orangees allongeaient leurs grandes ombres sur le gazon. Au milieu du feuillage chantait la fauvette, dont la chanson respirait la joie et le repos. Aleli mit la main sur son coeur, et regardant Zerbin: --Mon ami, lui dit-elle, etes-vous heureux ici et n'avez-vous plus rien a desirer? --Je n'ai jamais rien desire, dit Zerbin. Qu'ai-je a demander? Demain je prendrai ma cognee et je travaillerai ferme; il y a la de beaux bois a abattre; on en peut tirer plus d'un cent de fagots. --Ah! dit Aleli en soupirant, vous ne m'aimez pas! --Vous aimer! dit Zerbin, qu'est-ce que c'est que ca? Je ne vous veux pas de mal, assurement, bien au contraire; voila un chateau qui nous vient des nues, il est a vous; ecrivez a votre pere, faites-le venir, ca me fera plaisir. Si je vous ai fait de la peine, ca n'est pas ma faute: je n'y suis pour rien. Bucheron je suis ne, bucheron je veux mourir. Ca, c'est mon metier, et je sais me tenir a ma place. Ne pleurez pas, je ne veux rien dire qui vous afflige. --Ah! Zerbin, s'ecria la pauvre Aleli, que vous ai-je fait pour me traiter de la sorte? je suis donc bien laide et bien mechante pour que vous ne vouliez pas m'aimer? --Vous aimer! ce n'est pas mon affaire. Encore une fois, ne pleurez pas. Ca ne sert a rien. Calmez-vous, soyez raisonnable, mon enfant. Allons, bon! voila de nouvelles larmes! eh bien! oui, si ca vous fait plaisir, je veux bien vous aimer; je vous aime, Aleli, je vous aime. La pauvre Aleli, tout eploree, leva les yeux: Zerbin etait transforme. Il y avait dans son regard la tendresse d'un epoux, le devouement d'un homme qui donne a tout jamais son coeur et sa vie. A cette vue, Aleli se mit a pleurer de plus belle; mais, en pleurant, elle souriait a Zerbin, qui, de son cote, pour la premiere fois, se mit a fondre en larmes. Pleurer sans savoir pourquoi, n'est-ce pas le plus grand plaisir de la vie? Et alors parut la fee des eaux, tenant par la main le sage Mouchamiel. Le bon roi etait bien malheureux depuis qu'il n'avait plus sa fille et son ministre. Il embrassa tendrement ses enfants, leur donna sa benediction et leur dit adieu le meme jour pour menager son emotion, sa sensibilite et sa sante. La fee des eaux resta la protectrice des deux epoux, qui vecurent longtemps dans leur beau palais, heureux d'oublier le monde, plus heureux d'en etre oublies. Zerbin resta-t-il sot, comme l'etait son pere? Son ame s'ouvrit-elle a la clarte des cieux? On pouvait d'un seul mot lui dessiller les yeux; Ce mot, le lui dit-on tout bas? C'est un mystere; Je l'ignore et je dois me taire. Mais qu'importe, apres tout? Zerbin etait heureux. On l'aimait, c'est la grande affaire; Lui donner de l'esprit n'etait pas necessaire; Qu'elle soit princesse ou bergere, Toute femme en menage a de l'esprit pour deux. LE PACHA BERGER CONTE TURC Il y avait une fois a Bagdad un pacha fort aime du sultan, fort redoute de ses sujets. Ali (c'etait le nom de notre homme) etait un vrai musulman, un Turc de la vieille roche. Des que l'aube du jour permettait de distinguer un fil blanc d'un fil noir, il etendait un tapis a terre, et, le visage tourne vers la Mecque, il faisait pieusement ses ablutions et ses prieres. Ses devotions achevees, deux esclaves noirs, vetus d'ecarlate, lui apportaient la pipe et le cafe. Ali s'installait sur un divan, les jambes croisees, et restait ainsi tout le long du jour. Boire a petits coups du cafe d'Arabie, noir, amer, brulant, fumer lentement du tabac de Smyrne dans un long _narghile_, dormir, ne rien faire et penser moins encore, c'etait la sa facon de gouverner. Chaque mois, il est vrai, un ordre venu de Stamboul lui enjoignait d'envoyer au tresor imperial un million de piastres, l'impot du pachalick; ce jour-la, le bon Ali, sortant de sa quietude ordinaire, appelait devant lui les plus riches marchands de Bagdad et leur demandait poliment deux millions de piastres. Les pauvres gens levaient les mains au ciel, se frappaient la poitrine, s'arrachaient la barbe et juraient en pleurant qu'ils n'avaient pas un _para_[1]; ils imploraient la pitie du pacha, la misericorde du sultan. Sur quoi, Ali, sans cesser de prendre son cafe, les faisait batonner sur la plante des pieds jusqu'a ce qu'on lui apportat cet argent qui n'existait pas, et qu'on finissait toujours par trouver quelque part. La somme comptee, le fidele administrateur en envoyait la moitie au sultan et jetait l'autre moitie dans ses coffres; puis, il se remettait a fumer. Quelquefois, malgre sa patience, il se plaignait, ce jour-la, des soucis de la grandeur et des fatigues du pouvoir; mais, le lendemain, il n'y pensait plus, et, le mois suivant, il levait l'impot avec le meme calme et le meme desinteressement. C'etait le modele des pachas. [Note 1: Le para vaut quelques centimes.] Apres la pipe, le cafe et l'argent, ce qu'Ali aimait le mieux, c'etait sa fille, _Charme-des-Yeux_. Il avait raison de l'aimer, car dans sa fille, comme dans un vivant miroir, Ali se revoyait avec toutes ses vertus. Aussi nonchalante que belle, _Charme-des-Yeux_ ne pouvait faire un pas sans avoir aupres d'elle trois femmes toujours pretes a la servir: une esclave blanche avait soin de sa coiffure et de sa toilette, une esclave jaune lui tenait le miroir ou l'eventait, une esclave noire l'amusait par ses grimaces et recevait ses caresses ou ses coups. Chaque matin, la fille du pacha sortait dans un grand chariot traine par des boeufs; elle passait trois heures au bain, et usait le reste du temps en visites, occupee a manger des confitures de roses, a boire des sorbets a la grenade, a regarder des danseuses, a se moquer de ses bonnes amies. Apres une journee si bien remplie, elle rentrait au palais, embrassait son pere et dormait sans rever. Lire, reflechir, broder, faire de la musique, ce sont la des fatigues que _Charme-des-Yeux_ avait soin de laisser a ses servantes. Quand on est jeune, belle, riche et fille de pacha, on est nee pour s'amuser, et qu'y a-t-il de plus amusant et de plus glorieux que de ne rien faire? C'est ainsi que raisonnent les Turcs; mais combien de chretiens qui sont Turcs a cet endroit! Il n'y a point ici-bas de bonheur sans melange; autrement la terre ferait oublier le ciel. Ali en fit l'experience. Un jour d'impot, le vigilant pacha, moins eveille que de coutume, fit batonner par megarde un _raya_ grec, protege de l'Angleterre. Le battu cria: c'etait son droit; mais le consul anglais, qui avait mal dormi, cria plus fort que le battu, et l'Angleterre, qui ne dort jamais, cria plus fort que le consul. On hurla dans les journaux, on vocifera au parlement, on montra le poing a Constantinople. Tant de bruit pour si peu de chose fatigua le sultan, et, ne pouvant se debarrasser de sa fidele alliee, dont il avait peur, il voulut au moins se debarrasser du pacha, cause innocente de tout ce vacarme. La premiere idee de Sa Hautesse fut de faire etrangler son ancien ami; mais Elle reflechit que le supplice d'un musulman donnerait trop d'orgueil et trop de joie a ces chiens de chretiens qui aboient toujours. Aussi, dans son inepuisable clemence, le Commandeur des Croyants se contenta-t-il d'ordonner qu'on jetat le pacha sur quelque plage deserte, et qu'on l'y laissat mourir de faim. Par bonheur pour Ali, son successeur et son juge etait un vieux pacha, chez qui l'age temperait le zele, et qui savait par experience que la volonte des sultans n'est immuable que dans l'almanach. Il se dit qu'un jour Sa Hautesse pourrait regretter un ancien ami, et qu'alors Elle lui saurait gre d'une clemence qui ne lui coutait rien. Il se fit amener en secret Ali et sa fille, leur donna des habits d'esclave et quelques piastres, et les prevint que, si le lendemain on les retrouvait dans le pachalick, ou si jamais on entendait prononcer leur nom, il les ferait etrangler ou decapiter, a leur choix. Ali le remercia de tant de bonte; une heure apres, il etait parti avec une caravane qui gagnait la Syrie. Des le soir on proclama dans les rues de Bagdad la chute et l'exil du pacha; ce fut une ivresse universelle. De toutes parts on celebrait la justice et la vigilance du sultan, qui avait toujours l'oeil ouvert sur les miseres de ses enfants. Aussi, le mois suivant, quand le nouveau pacha, qui avait la main un peu lourde, demanda deux millions et demi de piastres, le bon peuple de Bagdad paya-t-il sans compter, trop heureux d'avoir enfin echappe aux serres du brigand qui, durant tant d'annees, l'avait pille impunement. Sauver sa tete est une bonne chose, mais ce n'est pas tout: il faut vivre, et c'est une besogne assez difficile pour un homme habitue a compter sur le travail et l'argent d'autrui. En arrivant a Damas, Ali se trouva sans ressources. Inconnu, sans amis, sans parents, il mourait de faim, et, douleur plus grande pour un pere! il voyait sa fille palir et deperir aupres de lui. Que faire en cette extremite? Tendre la main? Cela etait indigne d'un personnage qui, la veille encore, avait un peuple a ses genoux. Travailler? Ali avait toujours vecu noblement, il ne savait rien faire. Tout son secret, quand il avait besoin d'argent, c'etait de faire batonner les gens; mais, pour exercer en paix cette industrie respectable, il faut etre pacha et avoir un privilege du sultan. Faire ce metier en amateur, a ses risques et perils, c'etait s'exposer a etre pendu comme voleur de grand chemin. Les pachas n'aiment pas la concurrence, Ali en savait quelque chose: la plus belle action de sa vie, c'etait d'avoir fait etrangler de temps a autre quelque petit larron qui avait eu la sottise de chasser sur les terres des grands. Un jour qu'il n'avait pas mange, et que _Charme-des-Yeux_, epuisee par le jeune, n'avait pu quitter la natte ou elle etait couchee, Ali, rodant par les rues de Damas, comme un loup affame, apercut des hommes qui chargeaient des cruches d'huile sur leur tete et les portaient a un magasin peu eloigne. A l'entree du magasin etait un commis, qui payait a chaque porteur un _para_ par voyage. La vue de cette petite piece de cuivre fit tressaillir l'ancien pacha. Il se mit a la file, et, montant un etroit escalier, recut en charge une enorme jarre, qu'il avait grand'peine a tenir en equilibre sur sa tete, meme en y portant les deux mains. Le cou ramasse, les epaules relevees, le front tendu, Ali descendait pas a pas, quand, a la troisieme marche, il sentit que son fardeau penchait en avant. Il se rejette en arriere, le pied lui glisse, il roule jusqu'au bas de l'escalier, suivi de la jarre brisee en eclats et des flots d'huile qui l'inondent. Il se relevait tout honteux, quand il se sentit pris au collet par le commis de la maison. --Maladroit, lui dit ce dernier, paye-moi vite cinquante piastres pour reparer ta sottise, et sors d'ici! Quand on ne sait pas un metier, on ne s'en mele pas. --Cinquante piastres! dit Ali en souriant avec amertume. Ou voulez-vous que je les prenne? Je n'ai pas un _para_. --Si tu ne payes pas avec ta bourse, tu payeras avec ta peau, reprit le commis sans sourciller. Et, sur un signe de cet homme, Ali, saisi par quatre bras vigoureux, fut jete a terre, ses pieds passes entre deux cordes, et la, dans une attitude ou il n'avait que trop souvent mis les autres, il recut sur la plante des pieds cinquante coups de baton aussi vertement appliques que si un pacha eut preside a l'execution. Il se releva sanglant et boiteux des deux jambes, s'enveloppa les pieds de quelques haillons et se traina vers sa maison en soupirant. --Dieu est grand, murmurait-il; il est juste que je souffre ce que j'ai fait souffrir. Mais les marchands de Bagdad que je faisais batonner etaient plus heureux que moi: ils avaient des amis qui payaient pour eux, et, moi, je meurs de faim, et j'en suis pour mes coups de baton. Il se trompait: une bonne femme qui, par hasard ou par curiosite, avait vu sa mesaventure, le prit en pitie. Elle lui donna de l'huile pour panser ses blessures, un petit sac de farine et quelques poignees de lupins pour vivre en attendant la guerison, et, ce soir-la meme, pour la premiere fois depuis sa chute, Ali put dormir sans s'inquieter du lendemain. Rien n'aiguise l'esprit comme la maladie et la solitude. Dans sa retraite forcee, Ali eut une idee lumineuse: "J'ai ete un sot, pensa-t-il, de prendre le metier de portefaix: un pacha n'a pas la tete forte; c'est aux boeufs qu'il faut laisser cet honneur. Ce qui distingue les gens de ma condition, c'est l'adresse, c'est la legerete des mains; j'etais un chasseur sans pareil; de plus, je sais comment l'on flatte et l'on ment; je m'y connais, j'etais pacha: choisissons un etat ou je puisse etonner le monde par ces brillantes qualites et conquerir rapidement une honnete fortune." Sur ces reflexions, Ali se fit barbier. Les premiers jours tout alla bien: le patron du nouveau barbier lui faisait tirer de l'eau, laver la boutique, secouer les nattes, ranger les ustensiles, servir le cafe et les pipes aux habitues. Ali se tirait a merveille de ces fonctions delicates. Si, par hasard, on lui confiait la tete de quelque paysan de la montagne, un coup de rasoir donne de travers passait inapercu: ces bonnes gens ont la peau dure et n'ignorent pas qu'ils sont faits pour etre ecorches; un peu plus, un peu moins, cela ne les change guere et n'emeut en rien leur stupidite. Un matin, en l'absence du patron, il entra dans la boutique un grand personnage dont la vue seule etait faite pour intimider le pauvre Ali. C'etait le bouffon du pacha, un horrible petit bossu qui avait la tete en citrouille, avec les longue pattes velues, l'oeil inquiet et les dents d'un singe. Tandis qu'on lui versait sur le crane les flots d'une mousse odorante, le bouffon, renverse sur son siege, s'amusait a pincer le nouveau barbier, a lui rire au nez, a lui tirer la langue. Deux fois, il lui fit tomber des mains le bassin de savon, ce qui deux fois le mit en telle joie qu'il lui jeta quatre _paras_. Cependant le prudent Ali ne perdait rien de son serieux; tout entier au soin d'une tete si chere, il faisait marcher son rasoir avec une regularite, avec une legerete admirables, quand tout a coup le bossu fit une grimace si hideuse et poussa un tel cri, que le barbier, effraye, retira brusquement la main, emportant au bout de son rasoir la moitie d'une oreille, et ce n'etait pas la sienne. Les bouffons aiment a rire, mais c'est aux depens d'autrui. Il n'y a pas de gens qui aient l'epiderme plus sensible que ceux qui daubent sur la peau de leurs voisins. Tomber a coups de poing sur Ali et l'etrangler, tout en criant a l'assassin, ce fut pour le bossu l'affaire d'un instant. Par bonheur pour Ali, l'entaille etait si forte, qu'il fallut bien que le blesse songeat a son oreille, d'ou jaillissait un flot de sang. Ali saisit ce moment favorable et se mit a fuir dans les ruelles de Damas avec la legerete d'un homme qui n'ignore pas que, s'il est pris, il est pendu. Apres mille detours, il se cacha dans une cave ruinee et n'osa regagner sa demeure qu'au milieu des tenebres et du silence de la nuit. Rester a Damas apres un tel accident, c'etait une mort certaine; Ali n'eut pas de peine a convaincre sa fille qu'il fallait partir, et sur l'heure. Leur bagage ne les genait guere; avant l'aurore ils avaient gagne la montagne. Trois jours durant, ils marcherent sans s'arreter, n'ayant pour vivres que quelques figues derobees aux arbres du chemin, avec un peu d'eau trouvee a grand'peine au fond des ravines dessechees. Mais toute misere a sa douceur, et il est vrai de dire qu'au temps de leurs splendeurs jamais le pacha ni sa fille n'avaient bu ni mange de meilleur appetit. A leur derniere etape, les fugitifs furent accueillis par un brave paysan qui pratiquait largement la sainte loi de l'hospitalite. Apres souper, il fit causer Ali, et, le voyant sans ressources, il lui offrit de le prendre pour berger. Conduire a la montagne une vingtaine de chevres, suivies d'une cinquantaine de brebis, ce n'etait pas un metier difficile; deux bons chiens faisaient le plus fort de la besogne; on ne courait pas risque d'etre battu pour sa maladresse, on avait a discretion le lait et le fromage, et, si le fermier ne donnait pas un _para_, du moins il permettait a _Charme-des-Yeux_ de prendre autant de laine qu'elle en pourrait filer pour les habits de son pere et les siens. Ali, qui n'avait que le choix de mourir de faim ou d'etre pendu, se decida, sans trop de peine, a mener la vie des patriarches. Des le lendemain, il s'enfonca dans la montagne avec sa fille, ses chiens et son troupeau. [Illustration: Elle songeait a Bagdad, et sa quenouille ne lui faisait point oublier les doux loisirs d'autrefois.] Une fois aux champs, Ali retomba dans son indolence. Couche sur le dos et fumant sa pipe, il passait le temps a regarder les oiseaux qui tournaient dans le ciel. La pauvre _Charme-des-Yeux_ etait moins patiente: elle songeait a Bagdad, et sa quenouille ne lui faisait point oublier les doux loisirs d'autrefois. --Mon pere, disait-elle souvent, a quoi bon la vie quand elle n'est qu'une perpetuelle misere? N'aurait-il pas mieux valu en finir tout d'un coup que de mourir a petit feu? --Dieu est grand, ma fille, repondait le sage berger, ce qu'il fait est bien fait. J'ai le repos; a mon age, c'est le premier des biens; aussi, tu le vois, je me resigne. Ah! si seulement j'avais appris un metier! Toi, tu as la jeunesse et l'esperance, tu peux attendre un retour de fortune. Que de raisons pour te consoler! --Je me resigne, mon bon pere, disait _Charme-des-Yeux_ en soupirant. Et elle se resignait d'autant moins qu'elle esperait davantage. Il y avait plus d'un an qu'Ali menait cette heureuse vie dans la solitude quand, un matin, le fils du pacha de Damas alla chasser dans la montagne. En poursuivant un oiseau blesse, il s'etait egare; seul et loin de sa suite, il cherchait a retrouver son chemin en descendant le cours d'un ruisseau, quand, au detour d'un rocher, il apercut en face de lui une jeune fille qui, assise sur l'herbe et les pieds dans l'eau, tressait sa longue chevelure. A la vue de cette belle creature, Yousouf poussa un cri. _Charme-des-Yeux_ leva la tete. Effrayee de voir un etranger, elle s'enfuit aupres de son pere et disparut aux regards du prince etonne. --Qu'est cela? pensa Yousouf. La fleur de la montagne est plus fraiche que la rose de nos jardins; cette fille du desert est plus belle que nos sultanes. Voici la femme que j'ai revee. Il courut sur les traces de l'inconnue aussi vite que le permettaient les pierres qui glissaient sous ses pieds. Il trouva enfin _Charme-des-Yeux_ occupee a traire les brebis, tandis qu'Ali appelait a lui les chiens, dont les aboiements furieux denoncaient l'approche d'un etranger. Yousouf se plaignit d'etre egare et de mourir de soif. _Charme-des-Yeux_ lui apporta aussitot du lait dans un grand vase de terre; il but lentement, sans rien dire, en regardant le pere et la fille; puis, enfin, il se decida a demander son chemin. Ali, suivi de ses deux chiens, conduisit le chasseur jusqu'au bas de la montagne, et revint tremblant. L'inconnu lui avait donne une piece d'or: c'etait donc un officier du sultan, un pacha peut-etre? Pour Ali, qui jugeait avec ses propres souvenirs, un pacha etait un homme qui ne pouvait que faire le mal, et dont l'amitie n'etait pas moins redoutable que la haine. En arrivant a Damas, Yousouf courut se jeter au cou de sa mere; il lui repeta qu'elle etait belle comme a seize ans, brillante comme la lune dans son plein, qu'elle etait sa seule amie, qu'il n'aimait qu'elle au monde, et, disant cela, il lui baisait mille et mille fois les mains. La mere se mit a sourire: "Mon enfant, lui dit-elle, tu as un secret a me confier: parle vite. Je ne sais pas si je suis aussi belle que tu le dis; mais ce dont je suis sure, c'est que jamais tu n'auras de meilleure amie que moi." Yousouf ne se fit pas prier; il brulait de raconter ce qu'il avait vu dans la montagne; il fit un portrait merveilleux de la belle inconnue, declara qu'il ne pouvait vivre sans elle, et qu'il voulait l'epouser des le lendemain. --Un peu de patience, mon fils, lui repetait sa mere; laisse-nous savoir quel est ce miracle de beaute; apres cela, nous deciderons ton pere, et nous le ferons consentir a cette heureuse union. Quand le pacha connut la passion de son fils, il commenca par se recrier et finit par se mettre en colere. Manquait-il a Damas des filles riches et bien faites, pour qu'il fut necessaire d'aller chercher au desert une gardeuse de moutons? Jamais il ne donnerait les mains a ce triste mariage, jamais! _Jamais_ est un mot qu'un homme prudent ne doit point prononcer dans son menage, quand il a contre lui sa femme et son fils. Huit jours n'etaient pas ecoules que le pacha, emu par les larmes de la mere, par la paleur et le silence du fils, en arrivait de guerre lasse a ceder. Mais, en homme fort et qui s'estime a son juste prix, il declara hautement qu'il faisait une sottise et qu'il le savait. --Soit! que mon fils epouse une bergere et que sa folie retombe sur sa tete; je m'en lave les mains. Mais, pour que rien ne manque a cette union ridicule, qu'on appelle mon bouffon. C'est a lui seul qu'il appartient d'obtenir et d'amener ici cette miserable chevriere qui a jete un sort sur ma maison. Une heure apres, le bossu, monte sur un ane, gagnait la montagne, maudissant le caprice du pacha et les amours de Yousouf. Y avait-il du bon sens d'envoyer en ambassade a un berger, par la poussiere et le soleil, un homme delicat, ne pour vivre sous les lambris d'un palais, et qui charmait les princes et les grands par la finesse du son esprit? Mais, helas! la fortune est aveugle: elle met les sots au pinacle, et reduit au metier de bouffon le genie qui ne veut pas mourir de faim. Trois jours de fatigue n'avaient pas adouci l'humeur du bossu, quand il apercut Ali, couche a l'ombre d'un caroubier, et plus occupe de sa pipe que de ses brebis. Le bouffon piqua son ane et s'avanca vers le berger avec la majeste d'un vizir. --Drole, lui dit-il, tu as ensorcele le fils du pacha: il te fait l'honneur d'epouser ta fille. Decrasse au plus vite cette perle de la montagne, il faut que je l'emmene a Damas. Quant a toi, le pacha t'envoie cette bourse et t'ordonne de vider au plus tot le pays. Ali laissa tomber la bourse qu'on lui jetait, et, sans retourner la tete, demanda au bossu ce qu'il voulait. --Bete brute, reprit ce dernier, ne m'as-tu pas entendu? Le fils du pacha prend ta fille en mariage. --Qu'est-ce que fait le fils du pacha? dit Ali. --Ce qu'il fait? s'ecria le bouffon, en eclatant de rire. Double pecore que tu es, t'imagines-tu qu'un si haut personnage soit un rustre de ton espece? Ne sais-tu pas que le pacha partage avec le sultan la dime de la province, et que, sur les quarante brebis que tu gardes si mal, il y en a quatre qui lui appartiennent de droit, et trente-six qu'il peut prendre a sa volonte? --Je ne te parle point du pacha, reprit tranquillement Ali. Que Dieu protege Son Excellence! Je te demande ce que fait son fils. Est-il armurier? --Non, imbecile. --Forgeron? --Encore moins. --Charpentier? --Non. --Chaufournier? --Non, non. C'est un grand seigneur. Entends-tu, triple sot! il n'y a que les gueux qui travaillent. Le fils du pacha est un noble personnage, ce qui veut dire qu'il a les mains blanches et qu'il ne fait rien. --Alors il n'aura pas ma fille, dit gravement le berger: un menage coute cher, je ne donnerai jamais mon enfant a un mari qui ne peut pas nourrir sa femme. Mais peut-etre le fils du pacha a-t-il quelque metier moins rude. N'est-il point brodeur? --Non, dit le bouffon, en haussant les epaules. --Tailleur? --Non. --Potier? --Non. --Vannier? --Non. --Il est donc barbier? --Non, dit le bossu, rouge de colere. Finis cette sotte plaisanterie, ou je te fais rouer de coups. Appelle ta fille; je suis presse. --Ma fille ne partira pas, repondit le berger. Il siffla ses chiens, qui vinrent se ranger aupres de lui en grognant et en montrant des crocs qui ne parurent charmer que mediocrement l'envoye du pacha. Il retourna sa monture, et menacant du poing Ali qui retenait ses dogues au poil herisse: --Miserable! lui cria-t-il, tu auras bientot de mes nouvelles; tu sauras ce qu'il en coute pour avoir une autre volonte que celle du pacha, ton maitre et le mien. Le bouffon rentra dans Damas avec sa moitie d'oreille plus basse que de coutume. Heureusement pour lui, le pacha prit la chose du bon cote. C'etait un petit echec pour sa femme et son fils; pour lui, c'etait un triomphe: double succes qui chatouillait agreablement son orgueil. --Vraiment, dit-il, le bonhomme est encore plus fou que mon fils; mais rassure-toi, Yousouf, un pacha n'a que sa parole. Je vais envoyer dans la montagne quatre cavaliers qui m'ameneront la fille; quant au pere, ne t'en embarrasse pas, je lui reserve un argument decisif. Et, disant cela, il fit gaiement un geste de la main, comme s'il coupait devant lui quelque chose qui le genait. Sur un signe de sa mere, Yousouf se leva et supplia son pere de lui laisser l'ennui de mener a fin cette petite aventure. Sans doute le moyen propose etait irresistible. Mais _Charme-des-Yeux_ avait peut-etre la faiblesse d'aimer le vieux berger, elle pleurerait; et le pacha ne voudrait pas attrister les premiers beaux jours d'un mariage. Yousouf esperait qu'avec un peu de douceur il viendrait facilement a bout d'une resistance qui ne lui semblait pas serieuse. --Fort bien, dit le pacha. Tu veux avoir plus d'esprit que ton pere; c'est l'usage des fils. Va donc, et fais ce que tu voudras; mais je te previens qu'a compter d'aujourd'hui je ne me mele plus de tes affaires. Si ce vieux fou de berger te refuse, tu en seras pour ta honte. Je donnerais mille piastres pour te voir revenir aussi sot que le bossu. Yousouf sourit, il etait sur de reussir. Comment _Charme-des-Yeux_ ne l'aimerait-elle pas? Il l'adorait. Et d'ailleurs a vingt ans doute-t-on de soi-meme et de la fortune? Le doute est fait pour ceux que la vie a trompes, non pour ceux qu'elle enivre de ses premieres illusions. Ali recut Yousouf avec tout le respect qu'il devait au fils du pacha; il le remercia, et en bons termes, de son honorable proposition; mais sur le fond des choses il fut inexorable. Point de metier, point de mariage; c'etait a prendre ou a laisser. Le jeune homme comptait que _Charme-des-Yeux_ viendrait a son secours; mais _Charme-des-Yeux_ etait invisible; et il y avait une grande raison pour qu'elle ne desobeit pas a son pere: c'est que le prudent Ali ne lui avait pas dit un mot de mariage. Depuis la visite du bouffon il la tenait soigneusement enfermee au logis. Le fils du pacha descendit de la montagne la tete basse. Que faire? Rentrer a Damas, pour y etre en butte aux railleries de son pere, jamais Yousouf ne s'y resignerait. Perdre _Charme-des-Yeux_? plutot la mort. Faire changer d'avis a cet entete de vieux berger? Yousouf ne pouvait l'esperer; et il en venait presque a regretter de s'etre perdu par trop de bonte! Au milieu de ces tristes reflexions, il s'apercut que son cheval, abandonne a lui-meme, l'avait egare. Yousouf se trouvait sur la lisiere d'un bois d'oliviers. Dans le lointain etait un village; la fumee bleuatre montait au-dessus des toits; on entendait l'aboiement des chiens, le chant des ouvriers, le bruit de l'enclume et du marteau. Une idee saisit Yousouf. Qui l'empechait d'apprendre un metier? Etait-ce si difficile? _Charme-des-Yeux_ ne valait-elle pas tous les sacrifices? Le jeune homme attacha a un olivier son cheval, ses armes, sa veste brodee, son turban. A la premiere maison il se plaignit d'avoir ete depouille par les Bedouins, acheta un habit grossier, et, ainsi deguise, il alla de porte en porte s'offrir comme apprenti. Yousouf avait si bonne mine que chacun l'accueillit a merveille; mais les conditions qu'on lui fit l'effrayerent. Le forgeron lui demanda deux ans pour l'instruire, le potier un an, le macon six mois; c'etait un siecle! Le fils du pacha ne pouvait se resigner a cette longue servitude, quand une voix glapissante l'appela: --Hola, mon fils, lui criait-on, si tu es presse et si tu n'as pas d'ambition, viens avec moi: en huit jours je te ferai gagner ta vie. Yousouf leva la tete. A quelques pas devant lui, etait assis sur un banc, les jambes croisees, un gros petit homme au ventre rebondi, a la face rejouie: c'etait un vannier. Il etait entoure de brins de paille et de joncs, teints en toutes couleurs; d'une main agile il tressait des nattes, qu'il cousait ensuite pour en faire des paniers, des corbeilles, des tapis, des chapeaux varies de nuances et de dessin. C'etait un spectacle qui charmait les yeux. --Vous etes mon maitre, dit Yousouf, en prenant la main du vannier. Et, si vous pouvez m'apprendre votre metier en deux jours, je vous paierai largement votre peine. Voici mes arrhes. Disant cela, il jeta deux pieces d'or a l'ouvrier ebahi. Un apprenti qui seme l'or a pleines mains, cela ne se voit pas tous les jours; le vannier ne douta point qu'il n'eut affaire a un prince deguise; aussi fit-il merveille. Et, comme son eleve ne manquait ni d'intelligence ni de bonne volonte, avant le soir il lui avait appris tous les secrets du metier. --Mon fils, lui dit-il, ton education est faite, tu vas juger toi-meme si ton maitre a gagne son argent. Voici le soleil qui se couche; c'est l'heure ou chacun quitte son travail et passe devant ma porte. Prends cette natte que tu as tressee et cousue de tes mains, offre-la aux acheteurs. Ou je me trompe fort, ou tu peux en avoir quatre _paras_. Pour un debut, c'est un joli denier. Le vannier ne se trompait pas: le premier acheteur offrit trois _paras_, on lui en demanda _cinq_, et il ne fallut pas plus d'une heure de debats et de cris pour qu'il se decidat a en donner quatre. Il tira sa longue bourse, regarda plusieurs fois la natte, en fit la critique, et enfin se decida a compter ses quatre pieces de cuivre, l'une apres l'autre. Mais, au lieu de prendre cette somme, Yousouf donna une piece d'or a l'acheteur, il en compta dix au vannier, et, s'emparant de son chef-d'oeuvre, il sortit du village en courant comme un fou. Arrive pres de son cheval, il etendit la natte a terre, s'enveloppa la tete dans son burnous et dormit du sommeil le plus agite, et cependant le plus doux qu'il eut goute de sa vie. Au point du jour, quand Ali arriva au paturage avec ses brebis, il fut fort etonne de voir Yousouf installe avant lui sous le vieux caroubier. Des qu'il apercut le berger, le jeune homme se leva, et prenant la natte sur laquelle il etait couche: --Mon pere, lui dit-il, vous m'avez demande d'apprendre un metier; je me suis fait instruire; voici mon travail, examinez-le. --C'est un joli morceau, dit Ali; si ce n'est pas encore tres bien tresse, c'est honnetement cousu. Qu'est-ce qu'on peut gagner a faire par jour une natte comme celle-la? --Quatre _paras_, dit Yousouf, et avec un peu d'habitude j'en ferai deux au moins dans une journee. --Soyons modeste, reprit Ali; la modestie convient au talent qui commence. Quatre _paras_ par jour, ce n'est pas beaucoup; mais quatre _paras_ aujourd'hui et quatre _paras_ demain, cela fait huit _paras_, et quatre _paras_ apres-demain, cela fait douze _paras_. Enfin, c'est un etat qui fait vivre son homme, et, si j'avais eu l'esprit de l'apprendre quand j'etais pacha, je n'aurais pas ete reduit a me faire berger. Qui fut etonne de ces paroles? ce fut Yousouf. Ali lui conta toute son histoire; c'etait risquer sa tete, mais il faut pardonner un peu d'orgueil a un pere. En mariant sa fille, Ali n'etait pas fache d'apprendre a son gendre que _Charme-des-Yeux_ n'etait pas indigne de la main d'un fils de pacha. Ce jour-la on rentra les brebis avant l'heure. Yousouf voulut remercier lui-meme l'honnete fermier qui avait recu le pauvre Ali et sa fille; il lui donna une bourse pleine d'or pour le recompenser de sa charite. Rien n'est liberal comme un homme heureux. _Charme-des-Yeux_, presentee au chasseur de la montagne, et prevenue des projets de Yousouf, declara que le premier devoir d'une fille etait d'obeir a son pere. En pareil cas, dit-on, les filles sont toujours obeissantes en Turquie. Le soir meme, a la fraicheur de la nuit tombante, on se mit en route pour Damas. Les chevaux etaient legers, les coeurs plus legers encore, on allait comme le vent; avant la fin du second jour on etait arrive. Yousouf voulut presenter sa fiancee a sa mere. Quelle fut la joie de la sultane, il n'est besoin de le dire. Apres les premieres caresses, elle ne put resister au plaisir de montrer a son epoux qu'elle avait plus d'esprit que lui, et se fit une joie de lui reveler la naissance de la belle _Charme-des-Yeux_. --Par Allah! s'ecria le pacha, en caressant sa longue barbe afin de se donner une contenance et de cacher son trouble, vous imaginez-vous, Madame, qu'on puisse surprendre un homme d'Etat tel que moi! Aurais-je consenti a cette union, si je n'avais connu ce secret qui vous etonne? Sachez qu'un pacha sait tout? Et sur l'heure il rentra dans son cabinet pour ecrire au sultan, afin qu'il ordonnat du sort d'Ali. Il ne se souciait point de deplaire a Sa Hautesse pour les beaux yeux d'une famille proscrite. La jeunesse aime le roman dans la vie, mais le pacha etait un homme serieux, qui tenait a vivre et a mourir pacha. Tous les sultans aiment les histoires, si l'on en croit _les Mille et une nuits_. Le protecteur d'Ali n'avait pas degenere de ses ancetres; il envoya tout expres un navire en Syrie pour qu'on lui amenat a Constantinople l'ancien gouverneur de Bagdad. Ali, revetu de ses haillons, et sa houlette a la main, fut conduit au serail, et, devant une nombreuse audience, il eut la gloire d'amuser son maitre toute une apres-dinee. Quand Ali eut termine son recit, le sultan lui fit revetir une pelisse d'honneur. D'un pacha Sa Hautesse avait fait un berger; elle voulait maintenant etonner le monde par un nouveau miracle de sa toute-puissance, et d'un berger elle refaisait un pacha. A cet eclatant temoignage de faveur, toute la cour applaudit. Ali se jeta aux pieds du sultan pour decliner un honneur qui ne le seduisait plus. Il ne voulait pas, disait-il, courir le risque de deplaire une seconde fois au Maitre du monde, et demandait a vieillir dans l'obscurite, en benissant la main genereuse qui le retirait de l'abime ou il etait justement tombe. La hardiesse d'Ali effraya l'assistance, mais le sultan sourit: --Dieu est grand, s'ecria-t-il, et nous garde chaque jour une surprise nouvelle. Depuis vingt ans que je regne, voici la premiere fois qu'un de mes sujets me demande a n'etre rien. Pour la rarete du fait, Ali, je t'accorde ta priere; tout ce que j'exige, c'est que tu acceptes un don de mille bourses[1]. Personne ne doit me quitter les mains vides. [Note 1: A peu pres trois cent mille francs.] De retour a Damas, Ali acheta un beau jardin, tout rempli d'oranges, de citrons, d'abricots, de prunes, de raisins. Becher, sarcler, greffer, tailler, arroser, c'etait la son plaisir; tous les soirs, il se couchait le corps fatigue, l'ame tranquille; tous les matins, il se levait le corps dispos, le coeur leger. _Charme-des-Yeux_ eut trois fils, tous plus beaux que leur mere. Ce fut le vieil Ali qui se chargea de les elever. A tous il enseigna le jardinage; a chacun d'eux il fit apprendre un metier different. Pour graver dans leur coeur la verite qu'il n'avait comprise que dans l'exil, Ali avait fait mouler sur les murs de sa maison et de son jardin les plus beaux passages du Coran, et au-dessous il avait place ces maximes de sagesse que le Prophete lui-meme n'eut pas desavouees: _Le travail est le seul tresor qui ne manque jamais. Use tes mains au travail, tu ne les tendras jamais a l'aumone. Quand tu sauras ce qu'il en coute pour gagner un para, tu respecteras le bien et la peine d'autrui. Le travail donne sante, sagesse et joie. Travail et ennui n'ont jamais habite sous le meme toit_. C'est au milieu de ces sages enseignements que grandirent les trois fils de _Charme-des-Yeux_. Tous trois furent pachas. Profiterent-ils des conseils de leur aieul? J'aime a le croire, quoique les annales des Turcs n'en disent rien. On n'oublie pas ces premieres lecons de l'enfance; c'est a l'education que nous devons les trois quarts de nos vices et la moitie de nos vertus. Hommes de bien, souvenez-vous de ce que vous devez a vos peres et dites-vous que, la plupart du temps, les mechants et les pachas ne sont que des enfants mal eleves. PERLINO CONTE NAPOLITAIN --Mere-grand, pourquoi riez-vous si fort? --Parce que j'ai envie de pleurer, mon enfant. (_Le Petit Chaperon rouge_, version bulgare.) I LA SIGNORA PALOMBA Caton, ce vrai sage, a dit, je ne sais ou, qu'en toute sa vie il s'etait repenti de trois choses: la premiere, c'etait d'avoir confie son secret a une femme; la seconde, d'avoir passe un jour entier sans rien faire; la troisieme, d'etre alle par mer quand il pouvait prendre un chemin plus solide et plus sur. Les deux premiers regrets de Caton, je les laisse a qui veut s'en charger: il n'est jamais prudent de se mettre mal avec la plus douee moitie du genre humain, et medire de la paresse n'appartient pas a tout le monde; mais la troisieme maxime, on devrait l'ecrire en lettres d'or sur le pont de tous les navires, comme un avis aux imprudents. Faute d'y songer, je me suis souvent embarque; l'experience d'autrui ne nous sert pas plus que la notre. Mais, a peine sorti du port, la memoire me revenait aussitot; et que de fois, en mer comme ailleurs, n'ai-je pas senti, mais trop tard, que je n'etais pas un Caton! Un jour, surtout, je m'en souviens encore, je rendis pleine justice a la sagesse du vieux Romain. J'etais parti de Salerne par un soleil admirable; mais, a peine en mer, la bourrasque nous surprit et nous poussa vers Amalfi avec une rapidite que nous ne souhaitions guere. En un instant je vis l'equipage palir, gesticuler, crier, jurer, pleurer, prier, puis je ne vis plus rien. Battu du vent et de la pluie, mouille jusqu'aux os, j'etais etendu au fond de la barque, les yeux fermes, le coeur malade, oubliant tout a fait que je voyageais pour mon plaisir, quand, une brusque secousse me rappelant a moi-meme, je me sentis saisi par une main vigoureuse. Au-dessus de moi, et me tirant par les epaules, etait le patron, l'air rejoui, le regard enflamme. "Du courage, Excellence, me criait-il en me remettant sur pied, la barque est a terre; nous sommes a Amalfi. Debout! un bon diner vous remettra le coeur; l'orage est passe, ce soir nous irons a Sorrente! Le temps, la mer, le fou, la forante et la fortune Tournent comme le vent, changent comme la lune. Je sortis du bateau plus ruisselant qu'Ulysse apres son naufrage, et, comme lui, tres dispose a baiser la terre qui ne bouge pas. Devant moi etaient les quatre matelots, la rame sur l'epaule, prets a m'escorter en triomphe jusqu'a l'auberge de la Lune, qu'on apercevait sur la hauteur. Ses murs blanchis a la chaux brillaient aux feux du jour, comme la neige sur les montagnes. Je suivis mon cortege, mais non pas avec la fierte d'un vainqueur; je montai tristement et lentement un escalier qui n'en finissait pas, regardant les vagues qui se brisaient au rivage, comme furieuses de nous avoir laches. J'entrai, enfin, dans l'_osteria_, il etait midi: tout dormait, la cuisine meme etait deserte; il n'y avait, pour me recevoir, qu'une couvee de poulets maigres qui, a mon approche, se prit a crier comme les oies du Capitole. Je traversai leur bande effrayee pour me refugier sur une terrasse en arceaux, toute pleine de soleil; la, m'emparant d'une chaise que j'enfourchai, et appuyant mes bras et ma tete sur le dossier, je me mis, non pas a reflechir, mais a me secher, tandis que la maison, et la ville, et la mer, et les cieux eux-memes continuaient a danser autour de moi. Je me perdais dans mes reveries, quand la patronne de l'osteria s'avanca vers moi, trainant ses pantoufles avec une noblesse de reine. Qui a visite Amalfi n'oubliera jamais l'enorme et majestueuse Palomba. --Que desire Votre Excellence? me dit-elle d'une voix plus aigre que de coutume; et faisant elle-meme la demande et la reponse: Diner, c'est impossible; les pecheurs ne sont pas sortis par ce temps de malheur, il n'y a pas de poisson. --Signora, lui repondis-je sans lever la tete, donnez-moi ce que vous voudrez: une soupe, un macaroni, peu importe! j'ai plus besoin de soleil que de diner. La digne Palomba me regarda avec un etonnement mele de pitie. --Pardon, Excellence, me dit-elle; au livre rouge qui sortait de votre poche, je vous prenais pour un Anglais. Depuis que ce maudit livre, qui dit tout, a recommande le poisson d'Amalfi, il n'y a pas un milord qui veuille diner autrement que ce papier ne lui ordonne. Mais, puisque vous entendez la raison, nous ferons de notre mieux pour vous plaire. Ayez seulement un peu de patience. [Illustration: L'enorme et majestueuse Palomba.] Et aussitot l'excellente femme, attrapant au passage deux des poulets qui criaient autour de moi, leur coupa le cou sans que j'eusse le temps de m'opposer a cet assassinat dont j'etais complice; puis s'asseyant pres de moi, elle se mit a plumer les deux victimes avec le sang-froid d'un grand coeur. --Signore, dit-elle au bout d'un instant, la cathedrale est ouverte; tous les etrangers vont l'admirer avant diner. Pour toute reponse, je soupirai. --Excellence, ajouta la digne Palomba, que sans doute je genais dans ses preparatifs culinaires, vous n'avez pas visite la route nouvelle qui conduit a Salerne? Il y a une vue magnifique sur la mer et les iles. --Helas! pensai-je, c'est ce matin, et en voiture, qu'il fallait prendre cette route; et je ne repondis pas. --Excellence, dit d'une voix plus forte la patronne tres decidee a se debarrasser de moi, le marche se tient aujourd'hui. Beau spectacle, beaux costumes! Et des marchands qui ont la langue si bien pendue! et des oranges! on en a douze pour un carlin! Peine perdue: je ne me serais pas leve pour la reine de Naples en personne! --He donc! s'ecria l'hotesse, a qui la patience echappait, vous voila plus endormi que Perlino quand il buvait son or potable! --Perlino de qui? Perlino de quoi? murmurai-je en ouvrant un oeil languissant. --Quel Perlino? reprit Palomba. Y en a-t-il deux dans l'histoire? et, quand on ne trouverait pas ici un enfant de quatre ans qui ne connut ses aventures, est-ce un homme aussi instruit que Votre Excellence qui peut les ignorer? --Faites comme si je ne savais rien, contez-moi l'histoire de Perlino, excellente Palomba, je vous ecoute avec le plus vif interet. La bonne femme commenca avec la gravite d'une matrone romaine. L'histoire etait belle; peut-etre la chronologie laissait-elle un peu a desirer, mais dans ce recit touchant la sage Palomba faisait preuve d'une si parfaite connaissance des choses et des hommes, que peu a peu je levai la tete, et, fixant les yeux sur celle qui ne me regardait plus, j'ecoutai avec attention ce qui suit. II VIOLETTE Si l'on en croyait les anciens, Paestum n'aurait pas toujours ete ce qu'il est aujourd'hui. Il n'y a maintenant, disent les pecheurs, que trois vieilles ruines ou l'on ne trouve que la fievre, des buffles et des Anglais; autrefois c'etait une grande ville, habitee par un peuple nombreux. Il y a bien longtemps de cela, comme qui dirait au siecle des patriarches, quand tout le pays etait aux mains des paiens grecs, que d'autres nomment Sarrasins. En ce temps-la, il y avait a Paestum un marchand bon comme le pain, doux comme le miel, riche comme la mer. On l'appelait Cecco; il etait veuf et n'avait qu'une fille qu'il aimait comme son oeil droit. Violette, c'etait le nom de cette enfant cherie, etait blanche comme du lait et rose comme la fraise. Elle avait de longs cheveux noirs, des yeux plus bleus que le ciel, une joue veloutee comme l'aile d'un papillon, et un grain de beaute juste au coin de la levre. Joignez a cela l'esprit d'un demon, la grace d'une Madeline, la taille de Venus et des doigts de fee, vous comprendrez qu'a premiere vue jeunes et vieux ne pouvaient se defendre de l'aimer. Quand Violette eut quinze ans, Cecco songea a la marier. C'etait pour lui un grand souci. L'oranger, pensait-il, donne sa fleur sans savoir qui la cueillera, un pere met au monde une fille, et pendant de longues annees la soigne comme la prunelle de ses yeux pour qu'un beau jour un inconnu lui vole son tresor, sans meme le remercier. Ou trouver un epoux digne de ma Violette? N'importe, elle est assez riche pour choisir qui lui plaira; belle et fine comme elle est, elle apprivoiserait un tigre, si elle s'en melait. Souvent donc le bon Cecco essayait adroitement de parler mariage a sa fille; autant eut valu jeter ses discours a la mer. Des qu'il touchait cette corde, Violette baissait la tete et se plaignait d'avoir la migraine; le pauvre pere, plus trouble qu'un moine qui perd la memoire au milieu de son sermon, changeait aussitot de conversation et tirait de sa poche quelque cadeau qu'il avait toujours en reserve. C'etait une bague, un chapelet, un de d'or; Violette l'embrassait, et le sourire revenait comme le soleil apres la pluie. Un jour cependant que Cecco, plus avise que de coutume, avait commence par ou il finissait d'ordinaire, et que Violette avait dans les mains un si beau collier qu'il lui etait difficile de s'affliger, le bonhomme revint a la charge. "O amour et joie de mon coeur, lui disait-il en la caressant, baton de ma vieillesse, couronne de mes cheveux blancs, ne verrai-je jamais l'heure ou l'on m'appellera grand-pere? Ne sens-tu pas que je deviens vieux? ma barbe grisonne et me dit chaque jour qu'il est temps de te choisir un protecteur. Pourquoi ne pas faire comme toutes les femmes? Vois-tu qu'elles en meurent? Qu'est-ce qu'un mari? C'est un oiseau en cage, qui chante tout ce qu'on veut. Si ta pauvre mere vivait encore, elle te dirait qu'elle n'a jamais pleure pour faire sa volonte; elle a toujours ete reine et imperatrice au logis. Je n'osais souffler devant elle, pas plus que devant toi, et je ne puis me consoler de ma liberte. --Pere, dit Violette en lui prenant le menton, tu es le maitre, c'est a toi de commander. Dispose de ma main, choisis toi-meme. Je me marierai quand tu voudras, et a qui tu voudras. Je ne te demande qu'une seule chose. --Quelle qu'elle soit, je te l'accorde, s'ecria Cecco, charme d'une sagesse a laquelle on ne l'avait pas habitue. --Eh bien, mon bon pere, tout ce que je desire, c'est que le mari que tu me donneras n'ait pas l'air d'un chien. --Voila une idee de petite fille! s'ecria le marchand rayonnant de joie. On a raison de dire que beaute et folie vont souvent de compagnie. Si tu n'avais pas tout l'esprit de ta mere, dirais-tu de pareilles sottises? Crois-tu qu'un homme de sens comme moi, crois-tu que le plus riche marchand de Poestum sera assez niais pour accepter un gendre a face de chien? Sois tranquille, je te choisirai, ou plutot tu te choisiras, le plus beau et le plus aimable des hommes. Te fallut-il un prince, je suis assez riche pour te l'acheter. A quelques jours de la, il y eut un grand diner chez Cecco; il avait invite la fleur de la jeunesse a vingt lieues a la ronde. Le repas etait magnifique; on mangea beaucoup, on but davantage; chacun se mit a l'aise et parla dans l'abondance de son coeur. Quand on eut servi le dessert, Cecco se retira dans un coin de la salle, et prenant Violette sur ses genoux: --Ma chere enfant, lui dit-il tout bas, regarde-moi ce joli jeune homme aux yeux bleus, qui a une raie au milieu de la tete. Crois-tu qu'une femme serait malheureuse avec un pareil cherubin? --Vous n'y pensez pas, mon pere, dit Violette en riant, il a l'air d'une levrette. --C'est vrai, s'ecria le bon Cecco, une vraie tete de levrette! Ou avais-je les yeux pour ne pas voir cela? Mais ce beau capitaine qui a le front ras, le cou serre, les yeux a fleur de tete, la poitrine bombee, c'est un homme celui-la, qu'en dis-tu? --Mon pere, il ressemble a un dogue; j'aurais toujours peur qu'il me mordit. --Il est de fait qu'il a un faux air de dogue, repondit Cecco en soupirant. N'en parlons plus. Peut-etre aimeras-tu mieux un personnage plus grave et plus mur. Si les femmes savaient choisir, elles ne prendraient jamais un mari qui eut moins de quarante ans. Jusque-la les femmes ne trouvent que des fats qui se laissent adorer, ce n'est vraiment qu'apres quarante ans qu'un homme est mur pour aimer et pour obeir. Que dis-tu de ce conseiller de justice qui parle si bien et qui s'ecoute en parlant? Ses cheveux grisonnent, qu'importe? Avec des cheveux gris on n'est pas plus sage qu'avec des cheveux noirs. --Pere, tu ne tiens pas ta parole. Tu vois bien qu'avec ses yeux rouges et les boucles blanches qui lui frisent sur les oreilles, ce seigneur a la mine d'un caniche. De tous les convives il en fut de meme, pas un n'echappa a la langue de Violette. Celui-ci, qui soupirait en tremblant, ressemblait a un chien turc; celui-la, qui avait de longs cheveux noirs et des yeux caressants, avait la figure d'un epagneul; personne ne fut epargne. On dit, en effet, que parmi vous autres hommes il n'en est pas un qui n'ait l'air d'un chien quand on lui met la main sous le nez, en lui cachant la bouche et le menton; vous devez le savoir, vous autres signori, qui etes tous des savants, car on dit que, si vous venez remuer les pierres de notre Italie, c'est pour demander a nos morts la sagesse qui, a mon avis, ne doit pas etre une marchandise commune dans votre pays. --Violette a trop d'esprit, pensa Cecco, je n'en viendrai jamais a bout par la raison. Sur quoi il entra dans une colere blanche; il l'appela ingrate, tete de bois, fille de sot, et finit en la menacant de la mettre au couvent pour le reste de sa vie. Violette pleura; il se jeta a ses genoux, lui demanda pardon, et lui promit de ne plus jamais lui parler de rien. Le lendemain, il se leva sans avoir dormi, embrassa sa fille, la remercia de n'avoir pas les yeux rouges, et attendit que le vent qui tourne les girouettes soufflat du cote de sa maison. Cette fois il n'avait pas tort. Avec les femmes il arrive plus de choses en une heure qu'en dix ans avec les hommes; ce n'est jamais pour elles qu'il est ecrit: _On ne passe pas par ce chemin_. III NAISSANCE ET FIANCAILLES DE PERLINO Un jour qu'il y avait fete aux environs, Cecco demanda a sa fille ce qu'il pourrait lui apporter pour lui faire plaisir. --Pere, dit-elle, si tu m'aimes, achete-moi un demi-_cantaro_ de sucre de Palerme et autant d'amandes douces; joins-y cinq ou six bouteilles d'eau de senteur, un peu de musc et d'ambre, une quarantaine de perles, deux saphirs, une poignee de grenats et de rubis; apporte-moi aussi vingt echeveaux de fil d'or, dix aunes de velours vert, une piece de soie cerise, et surtout n'oublie pas une auge et une truelle d'argent. Qui fut etonne de ce caprice? ce fut le marchand; mais il avait ete trop bon mari pour ne pas savoir qu'avec les femmes il est plus court d'obeir que de raisonner; il rentra, le soir, a la maison avec une mule toute chargee. Que n'eut-il pas fait pour un sourire de son enfant? Aussitot que Violette eut recu tous ces presents, elle monta dans sa chambre, et se mit a faire une pate de sucre et d'amandes, en l'arrosant d'eau de rose et de jasmin. Puis, comme un potier ou un sculpteur, elle petrit cette pate avec sa truelle d'argent, et en moula le plus beau petit jeune homme qu'on ait jamais vu. Elle lui fit les cheveux avec des fils d'or, les yeux avec des saphirs, les dents avec des perles, la langue et les levres avec des rubis. Apres quoi elle l'habilla de velours et de soie, et le baptisa Perlino, parce qu'il etait blanc et rose comme la perle. Quand elle eut fini son chef-d'oeuvre, qu'elle avait place sur une table, Violette battit des mains et se mit a danser autour de Perlino; elle lui chantait les airs les plus tendres, elle lui disait les paroles les plus douces, elle lui envoyait des baisers a echauffer un marbre: peine perdue, la poupee ne bougeait pas. Violette en pleurait de depit, quand elle se souvint a propos qu'elle avait une fee pour marraine. Quelle marraine, surtout quand elle est fee, rejette le premier voeu qu'on lui adresse? Et voici ma jeune fille qui pria tant et tant que sa marraine l'entendit de deux cents lieues et en eut pitie. Elle souffla; il n'en faut pas davantage aux fees pour faire un miracle. Tout a coup Perlino ouvre un oeil, puis deux; il tourne la tete a droite, a gauche; puis, il eternue comme une personne naturelle; puis, tandis que Violette riait et pleurait de plaisir, voila mon Perlino qui marche sur la table, gravement, a petits pas, comme une douairiere qui revient de l'eglise ou un bailli qui monte au tribunal. Plus joyeuse que si elle eut gagne le royaume de France a la loterie, Violette emporta Perlino dans ses bras, l'embrassa sur les deux joues, le placa doucement a terre; puis, prenant sa robe a deux mains, elle se mit a danser autour de lui, en chantant: Danse, danse avec moi, Cher Perlino de mon ame; Danse, danse avec moi, Si tu veux m'avoir pour femme; Danse, danse avec moi, Je serai la Reine, et tu seras le Roi. Nous sommes tous deux a la fleur de l'age. Plaisir de mes yeux, entrons en menage. Courir et sauter, Danser et chanter, Voila toute la vie! Si tu fais toujours tout ce que je veux, Mon petit mari, tu seras heureux A donner envie Aux dieux Des cieux. Danse, danse avec moi, Cher Perlino de mon ame; Danse, danse avec moi, Si tu veux m'avoir pour femme; Danse, danse avec moi, Je serai la Reine et tu seras le Roi. Cecco, qui refaisait le compte de ses marchandises, parce qu'il lui semblait dur de ne gagner qu'un million de ducats dans l'annee, entendit de son comptoir le bruit qu'on faisait au-dessus de sa tete: _Per Baccho!_ s'ecria-t-il, il se passe la-haut quelque chose d'etrange; il me semble qu'on se querelle. Il monta, et, poussant la porte, vit le plus joli spectacle du monde. En face de sa fille, rouge de plaisir, etait l'Amour en personne, l'Amour en pourpoint de velours et de soie. Les deux mains dans les mains de sa petite maitresse, Perlino, sautant des deux pieds a la fois, dansait, dansait, comme s'il ne devait jamais s'arreter. Aussitot que Violette apercut l'auteur de ses jours, elle lui fit une humble reverence, et lui presentant son bien-aime: --Mon seigneur et pere, lui dit-elle, tu m'as toujours dit que tu desirais me voir mariee. Pour t'obeir et te plaire, j'ai choisi un mari suivant mon coeur. --Tu as bien fait, mon enfant, repondit Cecco, qui devina le mystere; toutes les femmes devraient prendre exemple sur toi. J'en connais plus d'une qui se couperait un doigt de la main, et non pas le plus petit, pour se fabriquer un mari a son gout, un petit mari tout confit de sucre et de fleur d'orange. Donne-leur ton secret, tu secheras bien des larmes. Il y a deux mille ans qu'elles se plaignent, et dans deux mille ans elles se plaindront encore d'etre incomprises et sacrifiees. Sur quoi il embrassa son gendre, le fianca sur l'heure, et demanda deux jours pour preparer la noce. Il n'en fallait pas moins pour inviter tous les amis a la ronde et dresser un diner qui ne fut pas indigne du plus riche marchand de Paestum. IV L'ENLEVEMENT DE PERLINO Pour voir un mariage si nouveau, on vint de bien loin: de Salerne et de la Cava, d'Amalfi et de Sorrente, meme d'Ischia et de Pouzzoles. Riches ou pauvres, jeunes ou vieux, amis ou jaloux, chacun voulait connaitre Perlino. Par malheur, il ne s'est jamais fait de noce sans que le diable s'en mele; la marraine de Violette n'avait pas prevu ce qui devait arriver. Parmi les invites, on attendait une personne considerable: c'etait une marquise des environs qui s'appelait la dame des Ecus-Sonnants. Elle etait aussi mechante et aussi vieille que Satan; elle avait la peau jaune et ridee, les yeux caves, les joues creuses, le nez crochu, le menton pointu; mais elle etait si riche, si riche, que chacun l'adorait au passage et se disputait l'honneur de lui baiser la main. Cecco la salua jusqu'a terre et la fit asseoir a sa droite, heureux et fier de presenter sa fille et son gendre a une femme qui, ayant plus de cent millions, lui faisait la grace de manger son diner. Tout le long du repas, la dame des Ecus-Sonnants ne fit que regarder Perlino; la convoitise lui brulait le coeur. La marquise habitait un chateau digne des fees; les pierres en etaient d'or, et les paves d'argent. Dans ce chateau, il y avait une galerie ou l'on avait rassemble toutes les curiosites de la terre: une pendule qui sonnait toujours l'heure qu'on desirait, un elixir qui guerissait la goutte et la migraine, un philtre qui changeait le chagrin en joie, une fleche de l'amour, l'ombre de Scipion, le coeur d'une coquette, la religion d'un medecin, une sirene empaillee, trois cornes de licorne, la conscience d'un courtisan, la politesse d'un enrichi, l'hippogriffe d'_Orlando_, toutes choses qu'on n'a jamais vues et qu'on ne verra jamais autre part; mais a ce tresor il manquait un rubis: c'etait ce cherubin de Perlino. On n'etait pas au dessert que la dame avait resolu de s'emparer de lui. Elle etait fort avare; mais ce qu'elle desirait, il le lui fallait sur l'heure, et a tout prix. Elle achetait tout ce qui se vend, et meme ce qui ne se vend pas; le reste, elle le volait, bien certaine qu'a Naples la justice n'est faite que pour les petites gens. De medecin ignorant, de mule rechignee et de femme mechante, _libera nos, Domine_, dit le proverbe. Des qu'on se fut leve de table, la dame s'approcha de Perlino, qui, ne depuis trois jours, n'avait pas encore ouvert les yeux sur la malice du monde; elle lui conta tout ce qu'il y avait de beau et de riche dans le chateau des Ecus-Sonnants: "Viens avec moi, cher petit ami, lui disait-elle, je te donnerai dans mon palais la place que tu voudras: choisis; te plait-il d'etre page avec des habits d'or et de soie, chambellan avec une clef en diamants au milieu du dos, suisse avec une hallebarde d'argent et un large beaudrier d'or qui te fera une poitrine plus brillante que le soleil? Dis un mot, tout est a toi." Le pauvre innocent etait tout ebloui; mais, si peu qu'il eut respire l'air natal, il etait deja Napolitain, c'est-a-dire le contraire d'une bete. --Madame, repondit-il naivement, on dit que travailler, c'est le metier des boeufs; il n'est rien de plus sain que de se reposer. Je voudrais un etat ou il n'y eut rien a faire et beaucoup a gagner, comme font les chanoines de Saint-Janvier. --Quoi! dit la dame des Ecus-Sonnants, a ton age veux-tu deja etre senateur? --Justement, Madame, interrompit Perlino, et plutot deux fois qu'une, pour avoir double traitement. --Qu'a cela ne tienne, reprit la marquise; en attendant, viens que je te montre ma voiture, mon cocher anglais et mes six chevaux gris. Et elle l'entraina vers le perron. --Et Violette? dit faiblement Perlino. --Violette nous suit, repondit la dame en tirant l'imprudent, qui se laissait faire. Une fois dans la cour, elle lui fit admirer ses chevaux qui, en piaffant, secouaient de beaux filets de soie rouge parsemes de clochettes d'or; puis, elle le fit monter dans la voiture pour essayer les coussins et se mirer dans les glaces. Tout d'un coup elle ferme la portiere; fouette, cocher! les voila partis pour le chateau des Ecus-Sonnants. Violette cependant recevait avec une grace parfaite les compliments de l'assemblee; bientot, etonnee de ne plus voir son fiance, qui ne la quittait guere plus que son ombre, elle court dans toutes les salles: personne; elle monte sur le toit de la maison pour voir si Perlino n'y avait pas ete chercher le frais: personne. Dans le lointain on apercevait un nuage de poussiere, et un carrosse qui s'enfuyait vers les montagnes au galop de six chevaux. Plus de doute: on enlevait Perlino. A cette vue, Violette sentit son coeur faiblir. Aussitot, sans penser qu'elle etait nu-tete, en coiffure de mariee, en robe de dentelle, en souliers de satin, elle sortit de la maison de son pere et se mit a courir apres la voiture, appelant a grands cris Perlino et lui tendant les bras. Vaines paroles qu'emportait le vent. L'ingrat etait tout entier aux paroles mielleuses de sa nouvelle maitresse; il jouait avec les bagues qu'elle portait aux doigts, et croyait deja que le lendemain il se reveillerait prince et seigneur. Helas! il y en a de plus vieux que lui qui ne sont pas plus sages! Quand sait-on qu'au logis bonte et beaute valent mieux que richesse? C'est quand il est trop tard, et qu'on n'a plus de dents pour ronger les fers qu'on s'est mis aux mains. V LA NUIT ET LE JOUR La pauvre Violette courut tout le jour: fosses, ruisseaux, halliers, ronces, epines, rien ne l'arretait; qui souffre pour l'amour ne sent pas la peine. Quand vint le soir, elle se trouva dans un bois sombre, accablee de fatigue, mourant de faim, les pieds et les mains en sang. La frayeur la prit: elle regardait autour d'elle sans remuer; il lui semblait que du milieu de la nuit sortaient des milliers d'yeux qui la suivaient en la menacant. Tremblante, elle se jeta au pied d'un arbre, appelant a voix basse Perlino pour lui dire un dernier adieu. Comme elle retenait son haleine, ayant si grand'-peur qu'elle n'osait respirer, elle entendit les arbres du voisinage qui parlaient entre eux. C'est le privilege de l'innocence, qu'elle comprend toutes les creatures de Dieu. --Voisin, disait un caroubier a un olivier qui n'avait plus que l'ecorce, voila une jeune fille qui est bien imprudente de se coucher a terre. Dans une heure, les loups sortiront de leur taniere; s'ils l'epargnent, la rosee et le froid du matin lui donneront une telle fievre qu'elle ne se relevera pas. Que ne monte-t-elle dans mes branches; elle y pourrait dormir en paix, et je lui offrirais volontiers quelques-unes de mes gousses pour ranimer ses forces epuisees. --Vous avez raison, voisin, repondait l'olivier. L'enfant ferait mieux encore si, avant de se coucher, elle enfoncait son bras dans mon ecorce. On y a cache les habits et le zampogne[1] d'un _pifferaro_. Quand on brave la fraicheur des nuits, une peau de bique n'est pas a dedaigner; et, pour une fille qui court le monde, c'est un costume leger qu'une robe de dentelle et des souliers de satin. [Note 1: Espece de cornemuse.] Qui fut rassure? Ce fut Violette. Quand elle eut cherche a tatons la veste de bure, le manteau de peau de chevre, la zampogne et le chapeau pointu du pifferaro, elle monta bravement sur le caroubier, mangea des fruits sucres, but la rosee du soir, et, apres s'etre bien enveloppee, elle s'arrangea entre deux branches du mieux qu'elle put. L'arbre l'entoura de ses bras paternels, des ramiers sortant de leurs nids la couvrirent de feuilles, le vent la bercait comme un enfant, et elle s'endormit en songeant a son bien-aime. En s'eveillant le lendemain, elle eut peur. Le temps etait calme et beau; mais dans le silence des bois la pauvre enfant sentait mieux sa solitude. Tout vivait, tout s'aimait autour d'elle; qui songeait a la pauvre delaissee? Aussi se mit-elle a chanter pour appeler a son secours tout ce qui passait aupres d'elle sans la regarder. O vent, qui souffles de l'aurore, N'as-tu pas vu mon bien-aime, Parmi les fleurs qu'a fait eclore La nuit au silence embaume? A-t-il pleure de mon absence? A-t-il prie pour mon retour? Rends-moi la joie et l'esperance, Dis-moi sa peine et son amour. Gai papillon, legere abeille, Poursuivez l'ingrat qui me fuit! La grenade la plus merveille, Le jasmin le plus frais, c'est lui! Il est plus pur que la verveine, Son front est blanc comme le lis; La violette a son haleine; Ses yeux sont bleus comme l'iris. Cherche-le-moi, bonne hirondelle, Cherchez-le-moi, petits oiseaux, Parmi le thym et l'asphodele, Au fond des bois, au bord des eaux. Loin de lui je souffre et je pleure, Je tremble de crainte et d'emoi; Si vous ne voulez que je meure, O chers amis, rendez-le-moi! Le vent passa en murmurant, l'abeille partit pour chercher son butin, l'hirondelle poursuivit les mouches jusqu'au haut des cieux, les oiseaux criant et chantant s'agacerent dans la feuillee, personne ne s'inquieta de Violette. Elle descendit de l'arbre en soupirant, et marcha tout droit devant elle, se fiant a son coeur pour retrouver Perlino. VI LES TROIS RENCONTRES Il y avait un torrent qui tombait de la montagne, son lit etait a demi seche; ce fut le chemin que prit Violette. Deja les lauriers-roses sortaient du fond de l'eau leurs tetes couvertes de fleurs; la fille de Cecco s'enfonca dans cette verdure, suivie par les papillons qui voltigeaient autour d'elle comme autour d'un lis qu'agite le vent. Elle marchait plus vite qu'un banni qui rentre au logis; mais la chaleur etait lourde: vers midi, il lui fallut s'arreter. En approchant d'une flaque d'eau pour y rafraichir ses pieds brulants, elle apercut une abeille qui se noyait. Violette allongea son petit pied; la bestiole y monta. Une fois a sec, l'abeille resta quelque temps immobile comme pour reprendre haleine, puis elle secoua ses ailes mouillees; puis, passant sur tout son corps ses pattes plus fines qu'un fil de soie, elle se secha, se lissa, et, prenant son vol, vint bourdonner autour de celle qui lui avait sauve la vie. --Violette, lui dit-elle, tu n'as pas oblige une ingrate. Je sais ou tu vas, laisse-moi t'accompagner. Quand je serai fatiguee, je me poserai sur ta tete. Si jamais tu as besoin de moi, dis seulement: _Nabuchodonosor, la paix du coeur vaut mieux que l'or_; peut-etre pourrai-je te servir. --Jamais, pensa Violette, je ne pourrai dire: _Nabuchodonosor_... --Que veux-tu? demanda l'abeille. --Rien, rien, reprit la fille de Cecco, je n'ai besoin de toi qu'aupres de Perlino. Elle se remit en route, le coeur plus leger; au bout d'un quart d'heure, elle entendit un petit cri: c'etait une souris blanche qu'un herisson avait blessee et qui ne s'etait sauvee de son ennemi que tout en sang et a demi morte. Violette eut pitie de la pauvre bete. Si pressee qu'elle fut, elle s'arreta pour lui laver ses blessures et lui donner une des caroubes qu'elle avait gardees pour son dejeuner. --Violette, lui dit la souris, tu n'as pas oblige une ingrate. Je sais ou tu vas. Mets-moi dans ta poche avec le reste de tes caroubes. Si jamais tu as besoin de moi, dis seulement: _Tricche varlacche, habits dores, coeurs de laquais_; peut-etre pourrai-je te servir. Violette glissa la souris dans sa poche pour qu'elle y put grignoter tout a l'aise, et continua de remonter le torrent. Vers la brume, elle approchait de la montagne, quand, tout a coup, du haut d'un grand chene, tomba a ses pieds un ecureuil, poursuivi par un horrible chat-huant. La fille de Cecco n'etait pas peureuse, elle frappa le hibou avec sa zampogne, et le mit en fuite; puis, elle ramassa l'ecureuil, plus etourdi que blesse de sa chute; a force de soins, elle le ranima. --Violette, lui dit l'ecureuil, tu n'as pas oblige un ingrat: je sais ou tu vas. Mets-moi sur ton epaule, et cueille-moi des noisettes pour que je ne laisse pas mes dents s'allonger. Si jamais tu as besoin de moi, dis seulement: _Patati, patata, regarde bien et tu verras_; peut-etre pourrai-je te servir. Violette fut un peu etonnee de ces trois rencontres; elle ne comptait guere sur cette reconnaissance en paroles; que pouvaient faire pour elle de si faibles amis? Qu'importe! pensa-t-elle, le bien est toujours le bien. Advienne que pourra: j'ai eu pitie des malheureux. A ce moment la lune sortit d'un nuage, et sa blanche lumiere eclaira le vieux chateau des Ecus-Sonnants. VII LE CHATEAU DES ECUS-SONNANTS La vue du chateau n'etait pas faite pour rassurer. Sur le haut d'une montagne, qui n'etait qu'un amas de roches eboulees, on apercevait des creneaux d'or, des tourelles d'argent, des toits de saphir et de rubis, mais entoures de grands fosses pleins d'une eau verdatre, mais defendus par des ponts-levis, des herses, des parapets, d'enormes barreaux et des meurtrieres d'ou sortait la gueule des canons, tout l'attirail de la guerre et du meurtre. Le beau palais n'etait qu'une prison. Violette grimpa peniblement par des sentiers tortueux, et arriva enfin par un passage etroit devant une grille de fer armee d'une enorme serrure. Elle appela: point de reponse; elle tira une cloche: aussitot parut une espece de geolier, plus noir et plus laid que le chien des enfers. --Va-t-en, mendiant, cria-t-il, ou je t'assomme! La pauvrete ne gite point ici. Au chateau des Ecus-Sonnants on ne fait l'aumone qu'a ceux qui n'ont besoin de rien. La pauvre Violette s'eloigna tout en pleurs. --Du courage! lui dit l'ecureuil, tout en cassant une noisette; joue de la zampogne. --Je n'en ai jamais joue, repondit la fille de Cecco. --Raison de plus, dit l'ecureuil; tant qu'on n'a pas essaye d'une chose, on ne sait pas ce qu'on peut faire. Souffle toujours Violette se mit a souffler de toutes ses forces, en remuant les doigts et en chantant dans l'instrument. Voici la zampogne qui se gonfle et qui joue une tarentelle a faire danser les morts. A ce bruit, l'ecureuil saute a terre, la souris ne reste pas en arriere; les voila qui dansent et sautent comme de vrais Napolitains, tandis que l'abeille tourne autour d'eux en bourdonnant. C'etait un spectacle a payer sa place un carlin, et sans regret. Au bruit de cette agreable musique, on vit bientot s'ouvrir les noirs volets du chateau. La dame des Ecus-Sonnants avait aupres d'elle des filles d'honneur, qui n'etaient pas fachees de regarder de temps en temps si les mouches volaient toujours de la meme facon. On a beau n'etre pas curieuse, ce n'est pas tous les jours qu'on entend une tarentelle jouee par un patre aussi joli que Violette. --Petit, disait l'une, viens par ici! --Berger, criait l'autre, viens de mon cote! Et toutes de lui envoyer des sourires, mais la porte restait fermee. --Damoiselles, dit Violette en otant son chapeau, soyez aussi bonnes que vous etes belles. La nuit m'a surpris dans la montagne; je n'ai ni gite ni souper. Un coin dans l'ecurie et un morceau de pain; mes petits danseurs vous amuseront toute la soiree. Au chateau des Ecus-Sonnants, la consigne est severe. On y craint tellement les voleurs que, passe la brume, on n'ouvre a personne. Ces demoiselles le savaient bien; mais, dans cette honnete maison, il y a toujours de la corde de pendu. On en jeta un bout par la fenetre. En un instant, Violette fut hissee dans une grande chambre avec toute sa menagerie. La, il lui fallut souffler pendant de longues heures, et danser, et chanter, sans qu'on lui permit d'ouvrir la bouche pour demander ou etait Perlino. N'importe! elle etait heureuse de se sentir sous le meme toit; il lui semblait qu'a ce moment le coeur de son bien-aime devait battre comme battait le sien. C'etait une innocente: elle croyait qu'il suffit d'aimer pour qu'on vous aime. Dieu sait quels beaux reves elle fit cette nuit-la! VIII NABUCHODONOSOR Le lendemain, de grand matin, Violette, qu'on avait couchee au grenier, monta sur les toits et regarda autour d'elle; mais elle eut beau courir de tous cotes, elle ne vit que des tours grillees et des jardins deserts. Elle descendit tout en larmes, quoi que fissent ses trois petits amis pour la consoler. Dans la cour, toute pavee d'argent, elle trouva les filles d'honneur, assises en rond et filant des etoupes d'or et de soie. --Va-t-en, lui crierent-elles; si madame voyait tes haillons, elle nous chasserait. Sors d'ici, vilain joueur de zampogne, et ne reviens jamais, a moins que tu ne sois prince ou banquier. --Sortir! dit Violette; pas encore, belles demoiselles: laissez-moi vous servir; je serai si doux, si obeissant, que vous ne regretterez jamais de m'avoir garde pres de vous. Pour toute reponse, la premiere demoiselle se leva: c'etait une grande fille, maigre, seche, jaune, pointue: d'un geste elle montra la porte au petit patre, et appela le geolier, qui s'avanca en froncant le sourcil et en brandissant sa hallebarde. --Je suis perdue, s'ecria la pauvre fille; je ne reverrai jamais mon Perlino! --Violette, dit gravement l'ecureuil, on eprouve l'or dans la fournaise et les amis dans l'infortune. --Tu as raison, s'ecria la fille de Cecco: _Nabuchodonosor, la paix du coeur vaut mieux que l'or_. Aussitot l'abeille s'envole, et voila qu'au milieu de la cour il entre, je ne sais par ou, un beau carrosse de cristal, avec un timon en rubis et des roues d'emeraude. L'equipage etait tire par quatre chiens noirs, gros comme le poing, qui marchaient sur leurs oreilles. Quatre grands scarabees montes en jockeys conduisaient d'une main legere cet attelage mignon. Au fond du carrosse, mollement couchee sur des carreaux de satin bleu, s'etendait une jeune becasse coiffee d'un petit chapeau rose et vetue d'une robe de taffetas si ample, qu'elle debordait sur les deux roues. D'une patte la dame tenait un eventail, de l'autre un flacon ainsi qu'un mouchoir brode a ses armes et garni d'une large dentelle. Aupres d'elle, a demi enseveli sous les flots de taffetas, etait un hibou, l'air ennuye, l'oeil mort, la tete pelee, si vieux que son bec croisait comme des ciseaux ouverts. C'etaient de jeunes maries qui faisaient leurs visites de noces, un menage a la mode, tel que les aime la dame des Ecus-Sonnants. A la vue de ce chef-d'oeuvre, un cri de joie et d'admiration eveilla tous les echos du palais. D'etonnement, le geolier en laissa choir sa pipe, tandis que les demoiselles couraient apres le carrosse qui fuyait au galop de ses quatre epagneuls, comme s'il emportait l'empereur des Turcs ou le diable en personne. Ce bruit etrange inquieta la dame des Ecus-Sonnants, qui craignait toujours d'etre pillee; elle accourut, furieuse, et resolue de mettre toutes ses filles d'honneur a la porte. Elle payait pour etre respectee, et voulait en avoir pour son argent. Mais, quand elle apercut l'equipage, quand le hibou l'eut saluee d'un signe de bec et que la becasse eut trois fois remue son mouchoir avec une adorable nonchalance, la colere de la dame s'evanouit en fumee. --Il me faut cela! cria-t-elle. Combien le vend-on? La voix de la marquise effraya Violette, mais l'amour de Perlino lui donnait du coeur; elle repondit que, si pauvre qu'elle fut, elle aimait mieux son caprice que tout l'or du monde; elle tenait a son carrosse, et ne le vendrait pas pour le chateau des Ecus-Sonnants. --Sotte vanite des gueux! murmura la dame. Il n'y a vraiment que les riches qui aient le saint respect de l'or et qui soient prets a tout faire pour un ecu. Il me faut cette voiture! dit-elle d'un ton menacant; coute que coute, je l'aurai. --Madame, reprit Violette fort emue, il est vrai que je ne veux pas la vendre, mais je serais heureuse de l'offrir en don a Votre Seigneurie, si elle voulait m'honorer d'une faveur. --Ce sera cher, pensa la marquise. Parle, dit-elle a Violette, que demandes-tu? --Madame, dit la fille de Cecco, on assure que vous avez un musee ou toutes les curiosites de la terre sont reunies; montrez-le-moi; s'il y a quelque chose de plus merveilleux que ce carrosse, mon tresor est a vous. Pour toute reponse, la dame des Ecus-Sonnants haussa les epaules et mena Violette dans une grande galerie qui n'a jamais eu sa pareille. Elle lui fit regarder toutes ses richesses: une etoile tombee du ciel, un collier fait avec un rayon de la lune, natte et tresse de trois rangs, des lis noirs, des roses vertes, un amour eternel, du feu qui ne brulait pas, et d'autres raretes; mais elle ne montra pas la seule chose qui touchat Violette: Perlino n'etait pas la. La marquise cherchait dans les yeux du petit patre l'admiration et l'etonnement; elle fut surprise de n'y voir que de l'indifference. --Eh bien! dit-elle, toutes ces merveilles sont autre chose que tes quatre toutous: le carrosse est a moi. --Non, Madame, dit Violette. Tout cela est mort, et mon equipage est vivant. Vous ne pouvez pas comparer des pierres et des cailloux a mon hibou et a ma becasse, personnages si vrais, si naturels, qu'il semble qu'on vient de les quitter dans la rue. L'art n'est rien aupres de la vie. --N'est-ce que cela? dit la marquise; je te montrerai un petit homme fait de sucre et de pate d'amande, qui chante comme un rossignol et raisonne comme un academicien. --Perlino! s'ecria Violette. --Ah! dit la dame des Ecus-Sonnants, mes filles d'honneur ont parle. Elle regarda le joueur de zampogne avec l'instinct de la peur.--Toute reflexion faite, ajouta-t-elle, sors d'ici; je ne veux plus de tes jouets d'enfants. --Madame, dit Violette toute tremblante, laissez-moi causer avec ce miracle de Perlino, et prenez le carrosse. --Non, dit la marquise, va-t-en et emporte les betes avec toi. --Laissez-moi seulement voir Perlino. --Non! non! repondit la dame. --Seulement coucher une nuit a sa porte, repondit Violette tout en larmes. Voyez quel bijou vous refusez, ajouta-t-elle en mettant un genou en terre et en presentant la voiture a la dame des Ecus-Sonnants. --A cette vue, la marquise hesita, puis elle sourit; en un instant elle avait trouve le moyen de tromper Violette et d'avoir pour rien ce qu'elle convoitait. --Marche conclu, dit-elle en saisissant le carrosse; tu coucheras ce soir a la porte de Perlino, et meme tu le verras; mais je te defends de lui parler. Le soir venu, la dame des Ecus-Sonnants appela Perlino pour souper avec elle. Quand elle l'eut fait bien manger et bien boire, ce qui etait aise avec un garcon d'humeur facile, elle versa d'excellent vin blanc de Capri dans une coupe de vermeil, et, tirant de sa poche une botte de cristal, elle y prit une poudre rougeatre qu'elle jeta dans le vin.--Bois cela, mon enfant, dit-elle a Perlino, et donne-moi ton gout. Perlino, qui faisait tout ce qu'on lui disait, avala la liqueur d'un seul trait. --Pouah! s'ecria-t-il, ce breuvage est abominable, c'est une odeur de boue et de sang; c'est du poison! --Niais! dit la marquise, c'est de l'or potable; qui en a bu une fois en boira toujours. Prends ce second verre, tu le trouveras meilleur que le premier. La dame avait raison: a peine l'enfant eut-il vide la coupe, qu'il fut pris d'une soif ardente.--Encore! disait-il, encore! Il ne voulait plus quitter la table. Pour le decider a se coucher, il fallut que la marquise lui fit un grand cornet de cette poudre merveilleuse qu'il mit soigneusement dans sa poche, comme un remede a tous les maux. Pauvre Perlino! c'etait bien un poison qu'il avait pris, et le plus terrible de tous. Qui boit de l'or potable, son coeur se glace tant que le fatal breuvage est dans l'estomac. On ne connait plus rien, on n'aime plus rien, ni pere, ni mere, ni femme, ni enfants, ni amis, ni pays; on ne songe plus qu'a soi; on veut boire, et on boirait tout l'or et tout le sang de la terre sans calmer une soif que rien ne peut etancher. Cependant que faisait Violette? Le temps lui semblait aussi long qu'au pauvre un jour sans pain. Aussi, des que la nuit eut mis son masque noir pour ouvrir le bal des etoiles, Violette courut-elle a la porte de Perlino, bien sure qu'en la voyant Perlino se jetterait dans ses bras. Comme son coeur battait quand elle l'entendit monter! Quel chagrin quand l'ingrat passa devant elle sans meme la regarder! La porte fermee a double tour et la clef retiree, Violette se jeta sur une natte qu'on lui avait donnee par pitie; la elle se mit a fondre en larmes, se fermant la bouche avec les mains pour etouffer ses sanglots. Elle n'osait se plaindre, de crainte qu'on ne la chassat; mais, quand vint l'heure ou les etoiles seules ont les yeux ouverts, elle gratta doucement a la porte et chanta a demi-voix: Perlino, m'entends-tu? C'est moi qui te delivre, Ouvre-moi! Viens vite, je t'attends, ami, je ne puis vivre Loin de toi. Ouvre-moi! mon coeur te desire; Je brule, j'ai froid, je soupire; Tout le jour C'est d'amour, Et la nuit C'est d'ennui. Helas! elle eut beau chanter, rien ne bougea dans la chambre. Perlino ronflait comme un mari de dix ans, et ne revait qu'a sa poudre d'or. Les heures se trainerent lentement, sans apporter d'esperance. Si longue et si douloureuse que fut la nuit, le matin fut plus triste encore. La dame des Ecus-Sonnants arriva des le point du jour. --Te voila content, beau joueur de zampogne, lui dit-elle avec un malin sourire, le carrosse est paye au prix que tu m'as demande. --Puisses-tu avoir un pareil contentement tous les jours de ta vie! murmura la pauvre Violette, j'ai passa une si mauvaise nuit que je ne l'oublierai de si tot. IX TRICCHE VARLACCHE La fille de Cecco se retira tristement; plus d'espoir, il fallait retourner chez son pere, et oublier celui qui ne l'aimait plus. Elle traversa la cour, suivie par les demoiselles d'honneur qui la raillaient de sa simplicite. Arrivee pres de la grille, elle se retourna comme si elle attendait un dernier regard; en se voyant seule, le courage l'abandonna, elle fondit en larmes et cacha sa tete dans ses mains. --Sors donc, miserable gueux! lui cria le geolier en saisissant Violette au collet et en la secouant d'importance. --Sortir! dit Violette, jamais! _Tricche varlacche!_ cria-t-elle: _habits dores, coeurs de laquais!_ Et voila la souris qui se jette au nez du geolier et le mord jusqu'au sang; puis, devant la grille meme, s'eleve une voliere grande comme un pavillon chinois. Les barreaux en sont d'argent, les mangeoires de diamant; au lieu de millet, il y a des perles; au lieu de colifichet, des ducats enfiles dans des rubans de toutes les couleurs. Au milieu de cette cage magnifique, sur un baton en echelle qui tourne a tous les vents, sautent et gazouillent des milliers d'oiseaux de toute taille et de tout pays: colibris, perroquets cardinaux, merles, linottes, serins, et le reste; tout ce monde emplume sifflait le meme air, chacun dans son jargon. Violette, qui entendait le langage des oiseaux comme celui des plantes, ecouta ce que disaient toutes ces voix, et traduisit la chanson aux filles d'honneur, bien etonnees de trouver une si rare prudence chez les perroquets et les serins. Voici ce que chantait le choeur des oiseaux: Fi de la liberte! Vive la cage! Quand on est sage, On est ici bien nourri, bien traite, Bien rente, Au chaud en hiver, au frais en ete: On paye en ramage L'hospitalite. Vive la cage! Fi de la liberte! Apres ces cris joyeux, il se fit un grand silence; un vieux perroquet rouge et vert, a l'air grave et serieux, leva la patte, et, tout en tournant, chanta d'un ton nasillard, ou plutot croassa ce qui suit: Le rossignol est un monsieur vetu de noir, Fort deplaisant a voir, Qui ne sort que le soir. Pour chanter a la lune; C'est un orgueilleux Qui vit comme un gueux Et se dit heureux; Sa voix nous importune. On devrait, entre nous, Clouer a quatre clous, Comme des hibous, Ces fous Qui n'adorent pas la fortune. Et tous les oiseaux, ravis de cette eloquence, se mirent a siffler d'une voix percante: Fi de la liberte! Vive la cage! etc., etc. Pendant qu'on entourait la voliere magique, la dame des Ecus-Sonnants etait accourue. Comme on le pense bien, elle ne fut pas la derniere a convoiter cette merveille. --Petit, dit-elle au joueur de zampogne, me vends-tu cette cage au meme prix que le carrosse? --Volontiers, Madame, repondit Violette, qui n'avait pas d'autre desir. --Marche conclu! dit la dame; il n'y a que les gueux pour se permettre de pareilles folies. Le soir, tout se passa comme la veille. Perlino, ivre d'or potable, entra dans sa chambre sans meme lever les yeux; Violette se jeta sur sa natte, plus miserable que jamais. Elle chanta comme le premier jour; elle pleura a fendre les pierres: peine inutile. Perlino dormait comme un roi detrone; les sanglots de sa maitresse le bercaient comme eut fait le bruit de la mer et du vent. Vers minuit, les trois amis de Violette, affliges de son chagrin, tinrent conseil: "Il n'est pas naturel que cet enfant dorme de la sorte, disait mon compere l'ecureuil.--Il faut entrer et l'eveiller, disait la souris.--Comment entrer? demandait l'abeille, qui avait inutilement cherche une fente tout le long du mur.--C'est mon affaire", dit la souris. Et vite, et vite elle ronge un petit coin de la porte; ce fut assez pour que l'abeille se glissat dans la chambre de Perlino. Il etait la tranquillement endormi sur le dos, ronflant avec la regularite d'un chanoine qui fait la sieste. Ce calme irrita l'abeille, elle piqua Perlino sur la levre; Perlino soupira et se donna un soufflet sur la joue, mais il ne s'eveilla point. --On a endormi l'enfant, dit l'abeille revenue aupres de Violette pour la consoler. Il y a de la magie. Que faire? --Attendez, dit la souris, qui n'avait pas laisse rouiller ses dents, je vais entrer a mon tour; je l'eveillerai, dusse-je lui manger le coeur. --Non, non, dit Violette; je ne veux pas qu'on fasse du mal a mon Perlino. La souris etait deja dans la chambre. Sauter sur le lit, s'insinuer sous la couverture, ce fut un jeu pour la cousine des rats. Elle alla droit a la poitrine de Perlino; mais, avant d'y faire un trou, elle ecouta: coeur ne battait pas: plus de doute! Perlino etait enchante. Comme elle rapportait cette nouvelle, l'aurore eclairait deja le ciel; la mechante dame arriva, toujours souriante. Violette, furieuse d'avoir ete jouee, et qui de colere se mangeait les mains, n'en fit pas moins une belle reverence a la marquise, en disant tout bas: A demain. X PATATI PATATA Cette fois, Violette descendit avec plus de courage. L'espoir lui revenait. Comme la veille, elle trouva les filles d'honneur dans la cour, toujours filant leurs etoupes. --Allons, beau joueur de zampogne, lui crierent-elles en riant, fais-nous encore un tour de ton metier! --Pour vous plaire, belles demoiselles, repondit Violette: _Patati, patata_, dit-elle, _regarde bien et tu verras_. A l'instant, compere l'ecureuil jette a terre une de ses noisettes; aussitot on voit paraitre un theatre de marionnettes. Le rideau se tire: la scene represente une chambre de justice: l'audience de Rominagrobis. Au fond, sur un trone tendu de velours rouge, et tout etoile de griffes d'or, est le bailli, un gros chat a face respectable, quoiqu'il y ait un reste de fromage sur ses longues moustaches. Toujours recueilli en lui-meme, les mains croisees dans ses longues manches, les yeux fermes, on dirait qu'il dort, si jamais la justice dormait dans le royaume des chats. De cote est un banc de bois ou sont enchainees trois souris, auxquelles par precaution on a rogne les dents et coupe les oreilles. Elles sont soupconnees, ce qui, a Naples, veut dire convaincues d'avoir regarde de trop pres une couenne de vieux lard. En face des coupables est un dais de drap noir, au front duquel on a inscrit, en lettres d'or, cette sentence du grand poete et magicien Virgile: Ecrase les souris, mais menage les chats Sous le dais se tient debout le fiscal; c'est une belette au front fuyant, aux yeux rouges, a la langue pointue; elle a la main sur son coeur et fait une belle harangue pour demander a la loi d'etrangler les souris. Sa parole coule comme l'eau d'une fontaine; c'est d'une voix si tendre, si penetrante que la bonne dame implore et sollicite la mort de ces affreuses petites betes, qu'en verite on s'indigne de leur endurcissement. Il semble qu'elles manquent a tous leurs devoirs en n'offrant pas elles-memes leurs tetes criminelles pour calmer l'emotion et secher les pleurs de cette excellente belette, qui a tant de larmes dans le gosier. Quand le fiscal eut fini son oraison funebre, un jeune rat, a peine sevre, se leva pour defendre les coupables. Deja il avait assure ses lunettes, ote son bonnet et secoue ses manches, quand, par respect pour la libre defense et dans l'interet des accuses, le chat lui interdit la parole. Alors et d'une voix solennelle, maitre Rominagrobis gourmanda les accuses, les temoins, la societe, le ciel, la terre et les rats; puis, se couvrant, il fulmina un arret vengeur et condamna ces betes criminelles a etre pendues et ecorchees seance tenante, avec confiscation des biens, abolition de la memoire et condamnation en tous les frais, la contrainte par corps limitee toutefois a cinq annees; car il faut etre humain, meme avec les scelerats. La farce jouee, la toile se ferma. --Comme cela est vivant! s'ecria la dame des Ecus-Sonnants. C'est la justice des chats prise sur le fait. Patre ou sorcier, qui que tu sois, vends-moi ta Chambre etoilee. --Toujours au meme prix, Madame, repondit Violette. --A ce soir donc! reprit la marquise. --A ce soir! dit Violette. Et elle ajouta tout bas: --Puisses-tu me payer tout le mal que tu m'as fait! Pendant qu'on donnait la comedie dans la cour, l'ecureuil n'avait pas perdu son temps. A force de trotter sur les toits, il avait fini par decouvrir Perlino, qui mangeait des figues dans le jardin. Du toit, maitre ecureuil avait saute sur un arbre, de l'arbre sur un buisson. Toujours degringolant, il arriva jusqu'a Perlino qui jouait a la _morra_[1] avec son ombre, moyen sur de toujours gagner. [Note 1: Dans le jeu de la _morra_ chacun des joueurs ouvre un ou plusieurs doigts; c'est ce nombre de doigts ouverts que l'adversaire doit deviner.] L'ecureuil fit une cabriole et s'assit devant Perlino avec la gravite d'un notaire. --Ami, lui dit-il, la solitude a ses charmes, mais tu n'as pas l'air de beaucoup t'amuser en jouant tout seul; si nous faisions ensemble une partie. --Peuh! dit Perlino en baillant, tu as les doigts trop courts, et tu n'es qu'une bete. --Des doigts courts ne sont pas toujours un defaut, reprit l'ecureuil; j'en ai vu pendre plus d'un, dont tout le crime etait d'avoir les doigts trop longs; et, si je suis une bete, seigneur Perlino, au moins suis-je une bete eveillee. Cela vaut mieux que d'avoir tant d'esprit et de dormir comme un loir. Si jamais le bonheur frappe a ma porte pendant la nuit, au moins serai-je debout pour lui ouvrir. --Parle clairement, dit Perlino; depuis deux jours il se passe en moi quelque chose d'etrange. J'ai la tete lourde et le coeur chagrin; je fais de mauvais reves. D'ou cela vient-il? --Cherche! dit l'ecureuil. Ne bois point, tu ne dormiras pas; ne dors pas, tu verras bien des choses. A bon entendeur, salut! Sur ce, l'ecureuil grimpa sur une branche et disparut. Depuis que Perlino vivait dans la retraite, la raison lui venait; rien ne rend mechant comme de s'ennuyer a deux, rien ne rend sage comme de s'ennuyer tout seul. Au souper, il etudia la figure et le sourire de la dame des Ecus-Sonnants; il fut aussi gai convive que d'habitude; mais chaque fois qu'on lui presenta la coupe d'oubli, il s'approcha de la fenetre pour admirer la beaute du soir, et chaque fois il jeta l'or potable dans le jardin. Le poison tomba, dit-on, sur des vers blancs qui percaient la terre; c'est depuis ce temps-la que les hannetons sont dores. XI LA RECONNAISSANCE En entrant dans sa chambre, Perlino remarqua le joueur de zampogne qui le regardait tristement, mais il ne fit point de question; il avait hate d'etre seul pour voir si le bonheur frapperait a sa porte et sous quelle figure il entrerait. Son inquietude ne fut pas de longue duree. Il n'etait pas encore au lit qu'il entendit une voix douce et plaintive: c'etait Violette qui, dans les termes les plus tendres, lui rappelait comment elle l'avait fait et petri de ses propres mains, comment c'etait a ses prieres qu'il devait la vie; et, pourtant, il s'etait laisse seduire et enlever, tandis qu'elle avait couru apres lui avec une peine que Dieu veuille epargner a tout le monde. Violette lui disait encore, avec un accent plus douloureux et plus penetrant, comment depuis deux nuits elle veillait a sa porte; comment, pour obtenir cette faveur, elle avait donne des tresors dignes de rois sans tirer de lui un seul mot, comment cette derniere nuit etait la fin de ses esperances et le terme de sa vie. En ecoutant ces paroles qui lui percaient l'ame, il semblait a Perlino qu'on le tirait d'un reve: c'etait un nuage qu'on dechirait devant ses yeux. Il ouvrit doucement la porte et appela Violette; elle se jeta dans ses bras en sanglotant. Il voulait parler: elle lui ferma la bouche; on croit toujours celui qu'on aime, et il y a des instants ou l'on est si heureux, qu'on n'a pas besoin de pleurer. --Partons, dit Perlino; sortons de ce donjon maudit. --Partir n'est pas aise, seigneur Perlino, repondit l'ecureuil: la dame des Ecus-Sonnants ne lache pas volontiers ce qu'elle tient; pour vous eveiller, nous avons use tous nos dons; il faudrait un miracle pour vous sauver. --Peut-etre ai-je un moyen, dit Perlino, a qui l'esprit venait comme la seve aux arbres du printemps. Il prit le cornet qui contenait la poudre magique et gagna l'ecurie, suivi de Violette et des trois amis. La, il sella le meilleur cheval, et, marchant tout doucement, il arriva jusqu'a la loge ou dormait le geolier, les clefs a la ceinture. Au bruit des pas, l'homme s'eveilla et voulut crier; il n'avait pas ouvert la bouche, que Perlino y jetait l'or potable, au risque de l'etouffer; mais, loin de se plaindre, le geolier se mit a sourire et retomba sur sa chaise en fermant les yeux et en tendant les mains. Se saisir du trousseau, ouvrir la grille, la refermer a triple tour, et jeter dans l'abime ces clefs de perdition pour enfermer a jamais la convoitise dans sa prison, ce fut pour Perlino l'affaire d'un instant. Le pauvre enfant avait compte sans le trou de la serrure: il n'en faut pas plus a la convoitise pour s'echapper de sa retraite et envahir le coeur humain. Enfin, les voila en route, tous deux sur le meme cheval: Perlino en avant, Violette en croupe. Elle avait passe les bras autour du cou de son bien-aime, et le serrait bien fort pour s'assurer que le coeur lui battait toujours. Perlino tournait sans cesse la tete pour revoir la figure de sa chere maitresse, pour retrouver ce sourire qu'il craignait toujours d'oublier. Adieu la frayeur et la prudence! Si l'ecureuil n'avait plus d'une fois tire la bride pour empecher le cheval de butter ou de se perdre, qui sait si les deux voyageurs ne seraient pas encore en chemin? Je laisse a penser la joie que ressentit ce bon Cecco en retrouvant sa fille et son gendre. C'etait le plus jeune de la maison; il riait tout le long du jour sans savoir pourquoi, il voulait danser avec tout le monde; il avait tellement perdu la tete qu'il doubla les appointements de ses commis et fit une pension a son caissier, qui ne le servait que depuis trente-six ans. Rien n'aveugle comme le bonheur. La noce fut belle, mais cette fois on eut soin de trier les amis. De vingt lieues a la ronde, il vint des abeilles qui apporterent un beau gateau de miel; le bal finit par une tarentelle de souris et un saltarello d'ecureuils dont on parla longtemps dans Paestum. Quand le soleil chassa les invites, Violette et Perlino dansaient encore; rien ne pouvait les arreter. Cecco, qui etait plus sage, leur fit un beau sermon pour leur prouver qu'ils n'etaient plus des enfants et qu'on ne se marie pas pour s'amuser; ils se jeterent dans ses bras en riant. Un pere a toujours le coeur faible: il les prit par la main et se mit a danser avec eux jusqu'au soir. XII LA MORALE --Voila l'histoire de Perlino, qui en vaut bien une autre, me dit en se levant ma grosse hotesse, tout emue des aventures qu'elle venait de conter. --Et la dame des Ecus-Sonnants, m'ecriai-je, qu'est-elle devenue? --Qui le sait? repondit Palomba. Qu'elle ait pleure ou qu'elle se soit arrache un cote de cheveux, qui s'en soucie? La fourberie finit toujours par se prendre a son propre piege; c'est bien fait. La farine du diable s'en va toute en son, tant pis pour qui sert le diable, tant mieux pour les honnetes gens! --Et la morale? --Quelle morale! dit Palomba, en me regardant d'un air surpris. Si Votre Excellence veut de la morale, il est deux heures, il y a un Pere capucin qui preche a vepres, et vous voyez d'ici la cathedrale. --C'est la morale du conte que je vous demande. --Seigneur, me dit-elle en appuyant sur les finales, la soupe est servie, le poulet frit, le macaroni cuit, N, I, ni, mon histoire est finie. On berce les enfants avec des chansons, et les hommes avec des contes: que voulez-vous de plus? Je me mis a table, mais je n'etais pas satisfait. Tout en ebrechant mon couteau sur un blanc de poulet, je dis a mon hotesse: --Votre histoire est touchante, et voila un macaroni qui a un fumet admirable; mais, quand je raconterai aux enfants de mon pays les aventures de Perlino, je ne leur servirai pas a diner en meme temps; ils reclameront une morale. --Eh bien, Excellence, s'il y a chez vous de ces delicats qui n'osent pas rire, de crainte de montrer leurs dents, qu'ils viennent gouter a mon macaroni. Adressez-les a Amalfi, et qu'ils demandent la Lune. Nous leur servirons dans une assiette plus de morale que n'en fournirait tout Paris. A propos, ajouta-t-elle, on vous attend pour partir; le vent se leve, les matelots craignent que Votre Seigneurie ne soit incommodee comme ce matin. On dirait que cette nouvelle vous attriste. Bon courage! le mal passe n'est que songe, et quoique le mal futur ait les bras longs, il ne nous tient pas encore. Vous n'y pensiez pas tout a l'heure. --Merci, ma bonne Palomba, vous m'avez trouve ce que je cherchais. Un moment d'oubli entre de longues peines, un peu de repos au milieu du vent et de la mer, du travail et de l'ennui, voila ce que donnent les contes et les reves. Bien fou qui leur en demande davantage! _Ecco la moralita!_ LA SAGESSE DES NATIONS ou LES VOYAGES DU CAPITAINE JEAN I LE CAPITAINE JEAN Quand j'etais enfant (il y a bien longtemps de cela), j'habitais chez mon grand-pere, dans une belle campagne au bord de la Seine. Je me souviens que nous avions pour voisin un personnage singulier qu'on appelait le capitaine Jean. C'etait, disait-on, un ancien marin qui avait fait cinq ou six fois le tour du monde. Je le vois encore. C'etait un gros homme court et trapu; sa figure etait jaune et ridee; il avait un nez crochu comme le bec d'un aigle, des moustaches blanches et de grandes boucles d'oreilles d'or. Il etait toujours habille de la meme facon: l'ete, tout en blanc, depuis les pieds jusqu'a la tete, avec un large chapeau de paille; l'hiver, tout en bleu, avec un chapeau cire, des souliers a boucles et des bas chines. Il habitait seul, sans autre compagnie qu'un gros chien noir, et ne parlait a personne. Aussi le regardait-on comme une espece de Croquemitaine. Quand je n'etais pas sage, ma bonne ne manquait jamais de me menacer du terrible voisin, menace qui me rendait aussitot obeissant. Malgre tout, je me sentais attire vers le capitaine. [Illustration: Il etait la, immobile et guettant ses goujons.] Je n'osais le regarder en face, il me semblait qu'il sortait une flamme de ses petits yeux, caches par d'epais sourcils, plus blancs que ses moustaches; mais je le suivais en arriere, et, sans savoir comment, je me trouvais toujours sur son chemin. C'est que le marin n'etait pas un homme comme les autres. Tous les matins, il etait dans une prairie de mon grand-pere, assis au bord de l'eau, pechant a la ligne avec un bonheur qui ne se dementait jamais. Tandis qu'il etait la, immobile et guettant ses goujons, je poussais des soupirs d'envie, moi a qui on defendait d'approcher de la riviere. Et quelle joie quand le capitaine appelait son chien, lui mettait une allumette enflammee dans la gueule, et bourrait tranquillement sa pipe en regardant la mine effrayee de Fidele. C'etait la un spectacle qui m'amusait plus que mon rudiment. A dix ans, on ne cache guere ce qu'on eprouve; le capitaine s'apercut de mon admiration et devina l'ambition qui me rongeait le coeur. Un jour que, hisse sur la pointe du pied, je regardais par-dessus l'epaule du pecheur, retenant mon haleine et suivant d'un long regard la ligne qu'il promenait sur l'eau: --Approchez, jeune homme, me dit-il d'une voix qui retentit a mon oreille comme un coup de canon; vous etes un amateur, a ce que je vois. Si vous etes capable de vous tenir tranquille pendant cinq minutes, prenez cette ligne qui est la a cote de moi. Voyons comment vous vous en tirerez. Dire ce qui se passa dans mon ame serait chose difficile; j'ai eu quelque plaisir dans ma vie, mais jamais une emotion aussi forte. Je rougis, les larmes me vinrent aux yeux; et me voila assis sur l'herbe, tenant la ligne qu'avait lancee le marin, plus immobile que Fidele, et ne regardant pas son maitre avec moins de reconnaissance. L'hamecon jete, le liege trembla: "Attention! jeune homme, me dit tout bas le capitaine, il y a quelque chose. Rendez la main, ramenez a vous doucement, allongez, et maintenant tirez lentement a vous; fatiguez-moi ce drole-la." J'obeis et bientot j'amenai un beau barbillon, avec des moustaches aussi blanches et presque aussi longues que celles du capitaine. O jour glorieux, aucun succes ne t'a efface de mon souvenir! Tu es reste ma plus grande et ma plus douce victoire! Depuis cette heure fortunee, je devins l'ami du capitaine. Le lendemain, il me tutoyait, m'ordonnait d'en faire autant et m'appelait son matelot. Nous etions inseparables; on l'aurait plutot vu sans son chien que sans moi. Ma mere s'apercut de cette passion naissante. Comme le marin etait un brave homme, elle tira bon parti de mon amitie. Quand ma lecture etait manquee, quand il y avait dans ma dictee une orthographe de fantaisie, on m'interdisait la compagnie de mon bon ami. Le lendemain (ce qui etait plus dur encore), il fallait lui expliquer la cause de mon absence. Dieu sait de quelle facon il jurait apres moi! Grace a cette terreur salutaire, je fis des progres rapides. Si je ne fais pas trop de fautes quand j'ecris, je le dois a l'excellent homme qui, en fait d'orthographe, en savait un peu moins long que moi. Un jour que je n'avais pas obtenu sans peine la permission de le rejoindre, et que j'avais encore le coeur gros des reproches que j'avais recus: --Capitaine, lui dis-je, quand donc lis-tu? quand donc ecris-tu? --Vraiment, repondit-il, cela me serait difficile; je ne sais ni lire ni ecrire. --Tu es bien heureux! m'ecriai-je. Tu n'as pas de maitres, toi, tu t'amuses toujours, tu sais tout sans l'avoir appris. --Sans l'avoir appris? reprit-il, ne le crois pas; ce que je sais me coute cher, tu ne voudrais pas de mon savoir au prix qu'il m'a fallu le payer. --Comment cela, capitaine? On ne t'a jamais gronde, tu as toujours fait ce que tu as voulu. --C'est ce qui te trompe, mon enfant, me dit-il en adoucissant en grosse voix et en me regardant d'un air de honte; j'ai fait ce qu'ont voulu les autres, et j'ai eu une terrible maitresse qui ne donne pas ses lecons pour rien: on la nomme l'experience. Elle ne vaut pas ta mere, je t'en reponds. --C'est l'experience qui t'a rendu savant, capitaine? --Savant, non; mais elle m'a enseigne le peu que je sais. Toi, mon enfant, quand tu lis un livre, tu profites de l'experience des autres; moi, j'ai tout appris a la sueur de mon corps. Je ne lis pas, c'est vrai, malheureusement pour moi; mais j'ai une bibliotheque qui en vaut bien une autre. Elle est la, ajouta-t-il en se frappant le front. Qu'est-ce qu'il y a dans ta bibliotheque? Un peu de tout: des voyages, de l'industrie, de la medecine, des proverbes, des contes. Cela te fait rire? Mon petit homme, il y a souvent plus de morale dans un conte que dans toutes les histoires romaines. C'est la sagesse des nations qui les a inventes. Grands ou petits, jeunes ou vieux, chacun peut en faire son profit. --Si tu m'en contais un ou deux, capitaine, tu me rendrais sage comme toi. --Volontiers, reprit le marin; mais je te previens que je ne suis pas un diseur de belles paroles; je te reciterai mes contes comme on me les a recites; je te dirai a quelle occasion et quel profil j'en ai tire. Ecoute donc l'histoire de mon premier voyage. II PREMIER VOYAGE DU CAPITAINE JEAN J'avais douze ans, et j'etais a Marseille, ma ville natale, quand on m'embarqua comme mousse a bord d'un brick de commerce qu'on nommait _la Belle-Emilie._ Nous allions au Senegal porter de ces toiles bleues qu'on appelle des guinees, nous devions rapporter de la poudre d'or, des dents d'elephant et des arachides. Pendant les quinze premiers jours, le voyage n'eut rien d'interessant; je ne me souviens guere que des coups de garcette qu'on m'administrait sans compter, pour me former le caractere et me donner de l'esprit, disait-on. Vers la troisieme semaine, le brick approcha des cotes d'Andalousie, et, un soir, on jeta l'ancre a quelque distance d'Almeria. La nuit venue, le second du navire prit son fusil, et s'amusait tirer des hirondelles, que je ne voyais pas, car le soleil etait couche depuis longtemps. Il y avait, par hasard, des chasseurs non moins obstines qui se promenaient le long de la plage, et tiraient de temps en temps sur leur invisible gibier. Tout a coup on met la chaloupe a la mer, on m'y jette plus qu'on ne m'y descend; me voila occupe a recevoir et a ranger des ballots qu'on nous passait du navire, puis on tend la voile, on se dirige vers la terre, sans faire de bruit. Je ne comprenais pas a quoi pouvait servir cette promenade par une nuit sans etoiles; mais un mousse ne raisonne guere; il obeit sans rien dire; sinon, gare les coups. La chaloupe aborda sur une plage deserte, loin du port d'Almeria. Le second, qui nous commandait, se mit a siffler; on lui repondit, bientot j'entendis des pas d'hommes et de chevaux. On debarqua des ballots, on les chargea sur des chevaux, des anes, des mulets, qui se trouvaient la fort a propos; puis, le second, ayant dit aux matelots de l'attendre jusqu'au point du jour, partit et m'ordonna de le suivre. On me hisse sur une mule, entre deux paniers; nous voila en route pour aller je ne sais ou. Au bout d'une heure, on apercut une petite lumiere, vers laquelle on se dirigea. Une voix cria: _Qui vive!_ on repondit: _Les anciens_. Une porte s'ouvre; nous entrons dans une auberge habitee par des gens qui n'avaient pas la mine de tres bons chretiens. C'etaient, je l'appris bientot, des bohemiens et des contrebandiers. Nous faisions un commerce defendu, qui nous exposait aux galeres. On ne m'avait pas demande mon avis. Le capitaine entra, avec les bohemiens, dans une salle basse dont on ferma la porte; on me laissa seul avec une vieille femme qui preparait le souper: c'etait la plus laide sorciere que j'aie vue de ma vie. Elle me prit par le bras, me regarda jusqu'au blanc des yeux: je tremblais malgre moi. Quand elle m'eut bien examine, la vieille me parla. Je fus tout etonne d'entendre son ramage, qui ressemblait au patois de Marseille. Elle m'attacha un torchon gras autour du corps, me fit asseoir aupres d'elle, les jambes croisees sur une natte de jonc et, me jetant un poulet, m'ordonna de le plumer. Un mousse doit tout savoir, sous peine d'etre battu: je me mis a arracher les plumes de l'animal, en imitant de mon mieux la vieille, qui, de son cote, en faisait autant que moi. De temps en temps, pour m'encourager, elle me souriait de facon agreable, en me montrant chaque fois trois grandes dents jaunes tout ebrechees, seul tresor qui lui restat dans la bouche. Les poulets plumes, il fallut hacher des oignons, eplucher de l'ail, preparer le pain et la viande. Je fis de mon mieux, autant par peur de la vieille que par amitie. --Eh bien, la mere, etes-vous contente? lui dis-je quand tous nos preparatifs furent acheves. --Oui, mon fils, me dit-elle, tu es un bon garcon, je veux te recompenser. Donne-moi ta main. Elle me prit la main, la retourna, et se mit a en suivre toutes les lignes, comme si elle allait me dire la bonne aventure. --Assez, la mere! lui dis-je en retirant ma main, je suis chretien, je ne crois pas a tout cela. --Tu as tort, mon fils, je t'en aurais dit bien long; car, si pauvre et si vieille que je sois, je suis d'un peuple qui sait tout. Nous autres gitanos, nous entendons des voix qui vous echappent; nous parlons avec les animaux de la terre, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer. --Alors, lui dis-je en riant, vous savez l'histoire et les malheurs de ce poulet que j'ai plume? --Non, dit la vieille, je ne me suis pas souciee de l'ecouter; mais, si tu veux, je te conterai l'histoire de son frere; tu y verras que tot ou tard on est puni par ou on a peche, et que jamais un ingrat n'echappe au chatiment. Elle me dit ces derniers mots d'une voix si sombre, que je tressaillis; puis elle commenca le conte que voici. III HISTOIRE DE COQUERICO[1] [Note 1: Cette histoire, fort populaire en Espagne, est racontee avec beaucoup d'esprit dans un des plus jolis romans de Fernand Caballero, _la Gaviotta ou la Mouette._] Il y avait une fois une belle poule qui vivait en grande dame dans la basse-cour d'un riche fermier; elle etait entouree d'une nombreuse famille qui gloussait autour d'elle, et nul ne criait plus fort et ne lui arrachait plus vite les graines du bec qu'un petit poulet difforme et estropie. C'etait justement celui que la mere aimait le mieux; ainsi sont faites toutes les meres; leurs preferes sont les plus laids. Cet avorton n'avait d'entier qu'un oeil, une patte et une aile; on eut dit que Salomon eut execute sa sentence memorable sur Coquerico (c'etait le nom de ce chetif individu) et qu'il l'eut coupe en deux du fil de sa fameuse epee. Quand on est borgne, boiteux et manchot, c'est une belle occasion d'etre modeste; notre gueux de Castille etait plus fier que son pere, le coq le mieux eperonne, le plus elegant, le plus brave et le plus galant qu'on ait jamais vu de Burgos a Madrid. Il se croyait un phenix de grace et de beaute, il passait les plus belles heures du jour a se mirer au ruisseau. Si l'un de ses freres le heurtait par hasard, il lui cherchait pouille, l'appelait envieux ou jaloux, et risquait au combat le seul oeil qui lui restat; si les poules gloussaient a sa vue, il disait que c'etait pour cacher leur depit, parce qu'il ne daignait meme pas les regarder. Un jour, que sa vanite lui montait a la tete plus que de coutume, il dit a sa mere: --Ecoutez-moi, madame ma mere: l'Espagne m'ennuie, je vais a Rome; je veux voir le pape et les cardinaux. --Y penses-tu, mon enfant? s'ecria la pauvre poule. Qui t'a mis dans la cervelle une telle folie? Jamais, dans notre famille, on n'est sorti de son pays; aussi sommes-nous l'honneur de notre race; nous pouvons montrer notre genealogie. Ou trouveras-tu une basse-cour comme celle-ci, des muriers pour t'abriter, un poulailler blanchi a la chaux, un fumier magnifique, des vers et des grains partout, des freres qui t'aiment, et trois chiens qui te gardent du renard? Crois-tu qu'a Rome meme tu ne regretteras pas l'abondance et la douceur d'une pareille vie? Coquerico haussa son aile manchote en signe de dedain. "Ma mere, dit-il, vous etes une bonne femme; tout est beau a qui n'a jamais quitte son fumier; mais j'ai deja assez d'esprit pour voir que mes freres n'ont pas d'idees, et que mes cousins sont des rustres. Mon genie etouffe dans ce trou, je veux courir le monde et faire fortune. --Mais, mon fils, reprit la pauvre mere poule, t'es-tu jamais regarde dans la mare? Ne sais-tu pas qu'il te manque un oeil, une patte et une aile? Pour faire fortune, il faut des yeux de renard, des pattes d'araignee et des ailes de vautour. Une fois hors d'ici tu es perdu. --Ma mere, repondit Coquerico, quand une poule couve un canard, elle s'effraye toujours de le voir courir a l'eau. Vous ne me connaissez pas davantage. Ma nature a moi, c'est de reussir par mes talents et mon esprit; il me faut un public qui soit capable de sentir les agrements de ma personne; ma place n'est pas parmi les petites gens. Quand la poule vit que tous les sermons etaient inutiles, elle dit a Coquerico: --Mon fils, ecoute au moins les derniers conseils de ta mere. Si tu vas a Rome, evite de passer devant l'eglise de Saint-Pierre; le saint, a ce qu'on dit, n'aime pas beaucoup les coqs, surtout quand ils chantent. Fuis aussi certains personnages qu'on nomme cuisiniers et marmitons: tu les reconnaitras a leur bonnet blanc, a leur tablier retrousse et a la gaine qu'ils portent au cote. Ce sont des assassins patentes qui nous traquent sans pitie, ils nous coupent le cou sans nous laisser le temps de dire _miserere!_ Et maintenant, mon enfant, ajouta-t-elle en levant la patte, recois ma benediction et que saint Jacques te protege; c'est le patron des pelerins. Coquerico ne fit pas semblant de voir qu'il y avait une larme dans l'oeil de sa mere, il ne s'inquieta pas davantage de son pere, qui cependant dressait sa crete au vent et semblait l'appeler. Sans se soucier de ceux qu'il laissait derriere lui, l'ingrat se glissa par la porte entrouverte; a peine dehors, il battit de l'aile et chanta trois fois pour celebrer sa liberte: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ Comme il courait a travers champs, moitie volant, moitie sautant, il arriva au lit d'un ruisseau que le soleil avait mis a sec. Cependant, au milieu du sable on voyait encore un filet d'eau, mais si mince que deux feuilles tombees l'arretaient au passage. Quand le ruisseau apercut notre voyageur, il lui dit: --Mon ami, tu vois ma faiblesse; je n'ai meme pas la force d'emporter ces feuilles qui me barrent le chemin, encore moins de faire un detour, car je suis extenue. D'un coup de bec tu peux me rendre la vie. Je ne suis pas un ingrat; si tu m'obliges, tu peux compter sur ma reconnaissance au premier jour de pluie, quand l'eau du ciel m'aura rendu mes forces. --Tu plaisantes! dit Coquerico. Ai-je la figure d'un balayeur de ruisseau? Adresse-toi a gens de ton espece, ajouta-t-il; et de sa bonne patte il sauta par-dessus le filet d'eau. --Tu te souviendras de moi quand tu y penseras le moins! murmura l'eau, mais d'une voix si faible que l'orgueilleux ne l'entendit pas. Un peu plus loin, notre maitre coq apercut le vent tout abattu et tout essouffle. --Cher Coquerico, lui dit-il, viens a mon aide; ici-bas on a besoin les uns des autres. Tu vois ou m'a reduit la chaleur du jour. Moi qui, en d'autres temps, deracine les oliviers et souleve les mers, me voila tue par la canicule. Je me suis laisse endormir par le parfum de ces roses avec lesquelles je jouais, et me voici par terre presque evanoui. Si tu voulais me lever a deux pouces du sol avec ton bec, et m'eventer un peu avec ton aile, j'aurais la force de m'elever jusqu'a ces nuages blancs que j'apercois la-haut, pousses par un de mes freres, et je recevrais de ma famille quelque secours qui me permettrait d'exister jusqu'a ce que j'herite du premier ouragan. --Monseigneur, repondit le maudit Coquerico, Votre Excellence s'est amusee plus d'une fois a me jouer de mauvais tours. Il n'y a pas huit jours encore que, se glissant en traitre derriere moi, Votre Seigneurie s'est divertie a m'ouvrir la queue en eventail, et m'a couvert de confusion a la face des nations. Patience donc, mon digne ami, les railleurs ont leur tour; il leur est bon de faire penitence et d'apprendre a respecter certains personnages qui, par leur naissance, leur beaute et leur esprit, devraient etre a l'abri des plaisanteries d'un sot. Sur quoi Coquerico, se pavanant, se mit a chanter trois fois de sa voix la plus rauque: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ et il passa fierement son chemin. Dans un champ nouvellement moissonne ou les laboureurs avaient amasse de mauvaises herbes fraichement arrachees, la fumee sortait d'un monceau d'ivraie et de glaieul. Coquerico s'approcha pour picorer et vit une petite flamme qui noircissait les tiges encore vertes, sans pouvoir les allumer. --Mon bon ami, cria la flamme au nouveau venu, tu viens a propos pour me sauver la vie; faute d'aliment, je me meurs. Je ne sais ou s'amuse mon cousin le vent, qui n'en fait jamais d'autres; apporte-moi quelques brins de paille seche pour me ranimer. Ce n'est pas une ingrate que tu obligeras. --Attends-moi, pensa Coquerico, je vais te servir comme tu le merites, insolente qui oses t'adresser a moi! Et voila le poulet qui saute sur le tas d'herbes humides et qui le presse si fort contre terre, qu'on n'entendit plus le craquement de la flamme et qu'il ne sortit plus de fumee. Sur quoi, maitre Coquerico, suivant son habitude, se mit a chanter trois fois: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ puis, il battit de l'aile comme s'il avait acheve les exploits d'Amadis. Toujours courant, toujours gloussant, Coquerico finit par arriver a Rome; c'est la que menent tous les chemins. A peine dans la ville, il courut droit a la grande eglise de Saint-Pierre. L'admirer, il n'y songeait guere; il se placa en face de la porte principale, et, quoique au milieu de la colonnade il ne parut pas plus gros qu'une mouche, il se hissa sur son ergot et se mit a chanter: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ rien que pour faire enrager le saint, et desobeir a sa mere. Il n'avait pas fini qu'un suisse de la garde du saint-pere, qui l'entendit crier, mit la main sur l'insolent et l'emporta chez lui pour en faire son souper. --Tiens, dit le suisse, en montrant Coquerico a sa menagere, donne-moi vite de l'eau bouillante pour plumer ce penitent-la. --Grace! grace, madame l'Eau! s'ecria Coquerico. Eau si douce, si bonne, la plus belle et la meilleure chose du monde, par pitie, ne m'echaude pas! --As-tu donc eu pitie de moi quand je t'ai implore, ingrat? repondit l'eau qui bouillait de colere. D'un seul coup elle l'inonda du haut jusqu'en bas, et ne lui laissa pas un brin de duvet sur le corps. --Le suisse prit le malheureux poulet et le mit sur le gril. --Feu, ne me broie pas! cria Coquerico. Pere de la lumiere, frere du soleil, cousin du diamant, epargne un miserable, contiens ton ardeur, adoucis ta flamme, ne me rotis pas. --As-tu eu pitie de moi quand je t'implorais, ingrat? repondit le feu qui petillait de colere; et d'un jet de flamme il fit de Coquerico un charbon. Quand le suisse apercut son roti dans ce triste etat, il tira le poulet par la patte et le jeta par la fenetre. Le vent l'emporta sur un tas de fumier. --O vent! murmura Coquerico qui respirait encore, zephir bienfaisant, souffle protecteur, me voici revenu de mes vaines folies; laisse-moi reposer sur le fumier paternel. --Te reposer! rugit le vent. Attends, je vais t'apprendre comme je traite les ingrats. Et d'un souffle il l'envoya si haut dans l'air, que Coquerico, en retombant, s'embrocha sur le haut d'un clocher. --C'est la que l'attendait saint Pierre. De sa propre main, le saint cloua Coquerico sur le plus haut clocher de Rome. On le montre encore aux voyageurs. Si haut place qu'il soit, chacun le meprise parce qu'il tourne au moindre vent. Il est noir, sec, deplume, battu par la pluie; il ne s'appelle plus Coquerico, mais Girouette; c'est ainsi qu'il paye et payera eternellement sa desobeissance a sa mere, sa vanite, son insolence, et surtout sa mechancete. IV LA BOHEMIENNE Quand la vieille eut acheve son conte, elle porta le souper au second et a ses amis; je l'aidai dans cette besogne, et pour ma part je placai sur la table deux grandes peaux de chevre toutes pleines de vin; apres quoi, je retournai a la cuisine avec la bohemienne, ce fut notre tour de manger. Il y avait deja quelque temps que notre repas etait acheve, je causais amicalement avec ma vieille hotesse, quand tout a coup on entendit du bruit, des imprecations, des jurements dans la salle du souper. Le second sortit bientot; il avait a la main la hache qu'il portait d'ordinaire a la ceinture, il en menacait ses compagnons de table, qui tous tenaient leur couteau a demi cache dans la main. On se querellait pour les comptes, car un des contrebandiers tenait un sac plein de piastres qu'il refusait de livrer; l'interet et l'ivresse empechaient qu'on ne s'entendit. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'on venait chercher la vieille pour trancher la question. Elle avait sur ces hommes une grande autorite qu'elle devait sans doute a sa reputation de sorciere; on la meprisait, mais on en avait peur. La bohemienne ecouta tous ces cris qui se croisaient, puis elle compta sur ses doigts ballots et piastres, et enfin donna tort au second. --Miserable! s'ecria celui-ci, c'est toi qui payeras pour ce tas de voleurs. Il leva sa hache; je me jetai en avant pour lui arreter le bras, et je recus un coup qui m'estropia le pouce pour le reste de mes jours. Premiere lecon que me vendait l'experience, et qui m'a donne l'horreur de l'ivresse pour le reste de mes jours. Furieux d'avoir manque la victime, le second me renverse a terre d'un coup de pied; il se jetait de nouveau sur la vieille, quand, soudain, je le vois s'arreter, porter ses mains a son ventre, en retirer un long couteau tout sanglant, s'ecrier qu'il est un homme mort, et tomber. Cette horrible scene ne dura pas le temps que je prends pour la conter. On fit silence autour du cadavre; puis bientot les cris recommencerent, mais cette fois on parlait une langue que je n'entendais pas, la langue des bohemiens. Un des contrebandiers montrait le sac d'argent, un autre me secouait par le collet comme s'il voulait m'etrangler, un troisieme me prenait par le bras et me tirait a lui. Au milieu de ce vacarme, la vieille allait de l'un a l'autre, criant plus fort que toute la bande, portant les mains a sa tete, puis prenant mon bras et montrant mon pouce ensanglante et presque detache; je commencais a comprendre. Evidemment il y avait des contrebandiers qui pensaient a profiter de l'occasion, et qui, pour avoir a bon marche tout ce que nous apportions, proposaient de se debarrasser de moi et de garder l'argent. J'allais payer de ma vie la faute de me trouver, malgre moi, en mauvaise compagnie; c'est encore une lecon qui m'a coute cher, mais qui m'a servi. Heureusement pour moi, la vieille l'emporta; un grand coquin que sa figure pendable eut fait reconnaitre au milieu de tous ces honnetes gens se fit mon defenseur; il me mit pres de lui avec la bohemienne, et, tenant a la main la hache du second, il fit un discours que je n'entendis pas, mais dont je ne perdis pas un mot; j'aurais pu le traduire ainsi: "Cet enfant a sauve ma mere; je le prends sous ma garde; le premier qui y touche, je l'abats." [Illustration: Cet enfant a sauve ma mere, je le prends sous ma garde; le premier qui y touche, je l'abats.] C'etait la seule eloquence qui pouvait me sauver; un quart d'heure apres tout ce bruit, ma blessure etait pansee avec de la poudre et de l'eau-de-vie; on m'avait monte sur une mule; dans un des paniers etait le paquet de piastres, a cote de moi, en travers, on avait place un grand sac qui pendait des deux cotes. Le bohemien mon sauveur m'accompagnait seul, un pistolet a chaque poing. Arrives a la plage, mon conducteur appela le capitaine qui se trouvait dans la chaloupe, il eut avec lui a terre une longue et vive conversation. Apres quoi il m'embrassa, me remit l'argent et me dit: "Un _roumi_[1] paye le bien par le bien, et le mal par le mal. Pas un mot de ce que tu as vu, ou tu es mort." [Note 1: C'est le nom que se donnent entre eux les bohemiens.] --J'entrai alors dans la chaloupe avec le capitaine, qui fit jeter dans un coin le sac, porte par deux matelots. Une fois a bord, on m'envoya coucher, j'eus grand'peine a m'endormir, mais la fatigue l'emporta sur l'agitation; quand je m'eveillai, il etait midi. Je craignais d'etre battu; mais j'appris qu'on n'avait pas leve l'ancre: un malheur arrive a bord en etait la cause, le second, me dit-on, etait mort subitement d'une attaque d'apoplexie pour avoir trop bu d'eau-de-vie; le matin meme on l'avait jete a la mer, cousu dans un sac, un boulet aux pieds. Sa mort n'attristait personne; il etait fort mechant, et on profitait de sa part dans l'expedition. Une heure apres ces funerailles, on mettait a la voile, nous marchions sur Malaga et Gibraltar. V CONTES NOIRS Le reste du voyage se passa sans accident. Une fois sur de ma discretion, le capitaine me prit en amitie; quand nous descendimes a terre, a Saint-Louis du Senegal, il me garda a son service, et me fit demeurer avec lui. Pendant le temps que je restai dans ce pays nouveau, je ne voulus rien negliger de ce qui pouvait m'instruire. Les negres qui nous entouraient de tous cotes parlaient une langue que personne ne voulait se donner la peine d'apprendre: "Ce sont des sauvages", repetait mon capitaine; apres cela tout etait dit. Pour moi qui rodais dans la ville, je me fis bientot des amis parmi ces pauvres negres, si affectueux et si bons. Moitie patois, moitie signes, nous finissions toujours par nous entendre; je causai si souvent avec eux de choses et d'autres, que j'en vins a parler leur langue, comme si le bon Dieu m'avait fait naitre avec une peau de taupe.--"Qui s'embarque sans savoir la langue du pays ou il va, dit un proverbe, ne va pas en voyage, il va a l'ecole."--Le proverbe avait raison, j'appris par experience que les negres n'etaient ni moins intelligents ni moins fins que nous. Parmi ceux que je voyais le plus souvent, etait un tailleur qui aimait beaucoup a causer; il ne perdait jamais une occasion de me prouver, dans sa langue, que les noirs avaient plus d'esprit que les blancs. --Sais-tu, me dit-il un jour, comment je me suis marie? --Non, lui dis-je, je sais que tu as une femme qui est une des ouvrieres les plus habiles de Saint-Louis, mais tu ne m'as pas dit comment tu l'as choisie. --C'est elle qui a choisi et non pas moi, me dit-il; cela seul te prouve combien nos femmes ont d'intelligence et de sens. Ecoute mon recit, il t'interessera. L'HISTOIRE DU TAILLEUR Il y avait une fois un tailleur (c'etait mon futur beau-pere) qui avait une fort belle fille a marier; tous les jeunes gens la recherchaient a cause de sa beaute. Deux rivaux (tu en connais un) vinrent trouver la belle et lui dirent: --C'est pour toi que nous sommes ici. --Que me voulez-vous? repondit-elle en souriant. --Nous t'aimons, reprirent les deux jeunes gens, chacun de nous desire t'epouser. La belle etait une fille bien elevee, elle appela son pere qui ecouta les deux pretendants et leur dit: --Il se fait tard, retirez-vous et revenez demain; vous saurez alors qui des deux aura ma fille. Le lendemain, au point du jour, les deux jeunes gens etaient de retour. --Nous voici, crierent-ils au tailleur; rappelez-vous ce que vous nous avez promis hier. --Attendez, repondit-il, je vais au marche acheter une piece de drap; quand je l'aurai rapportee a la maison, vous saurez ce que j'attends de vous. Quand le tailleur revint du marche, il appela sa fille, et, lorsqu'elle fut venue, il dit aux jeunes gens: --Mes fils, vous etes deux, et je n'ai qu'une fille. A qui faut-il que je la donne? a qui faut-il que je la refuse? Voyez cette piece de drap: j'y taillerai deux vetements pareils; chacun de vous en coudra un, celui qui le premier aura fini sera mon gendre. Chacun des deux rivaux prit sa tache et se prepara a coudre sous les yeux du maitre. Le pere appela sa fille et lui dit: --Voici du fil, tu le prepareras pour ces deux ouvriers. La fille obeit a son pere, elle prit le peloton et s'assit pres des deux jeunes gens. Mais la belle etait fine; le pere ne savait pas qui elle aimait, les jeunes gens ne le savaient pas davantage; mais la jeune fille le savait deja. Le tailleur sortit; la jeune fille prepara le fil, les jeunes gens prirent leurs aiguilles et commencerent a coudre. Mais a celui qu'elle aimait (tu m'entends) la belle donnait des aiguillees courtes, tandis qu'elle donnait des aiguilles longues a celui qu'elle n'aimait pas. Chacun cousait, cousait avec une ardeur extreme, a onze heures l'oeuvre etait a peine a moitie; mais a trois heures de l'apres-midi, mon ami, le jeune homme aux courtes aiguillees, avait acheve sa tache, tandis que l'autre etait loin d'avoir fini. Quand le tailleur rentra, le vainqueur lui porta le vetement termine; son rival cousait toujours. --Mes enfants, dit le pere, je n'ai voulu favoriser ni l'un ni l'autre d'entre vous, c'est pourquoi j'ai partage cette piece de drap en deux portions egales, et je vous ai dit: Celui qui finira le premier sera mon gendre. Avez-vous bien compris cela? --Pere, repondirent les deux jeunes gens, nous avons compris ta parole et accepte l'epreuve; ce qui est fait est bien fait. Le tailleur avait raisonne ainsi: Celui qui finira le premier sera l'ouvrier le plus habile, par consequent ce sera celui qui soutiendra le mieux son menage; il n'avait pas devine que sa fille ferait des aiguillees longues pour celui dont elle ne voulait pas. C'etait l'esprit qui decidait l'epreuve, c'etait la belle qui se choisissait elle-meme son mari. * * * * * Et maintenant, avant de conter mon histoire aux belles dames d'Europe, demande-leur ce qu'elles auraient fait a la place de la negresse, tu verras si la plus fine n'est pas embarrassee. Tandis que le tailleur me contait son mariage, sa femme etait entree et travaillait sans rien dire, comme si ce recit ne la concernait pas. --Les filles de votre pays ne sont pas betes, lui dis-je en riant; il me semble qu'elles ont plus d'esprit que leurs maris. --C'est que nous avons recu de nos meres une bonne education, me repondit-elle. On nous a toutes exercees avec l'histoire de la Belette. --Contez-moi cette histoire, je vous en prie; je l'emporterai en Europe, pour en faire le profit de ma femme, quand je me marierai. --Volontiers, me dit-elle; cette histoire, la voici: LA BELETTE ET SON MARI Dame Belette mit au monde un fils, puis elle appela son mari et lui dit: --Cherche-moi des langes comme je les aime et apporte-les-moi. Le mari ecouta les paroles de sa femme et lui dit: --Quels sont les langes que tu aimes? Et la Belette repondit: --Je veux la peau d'un elephant. Le pauvre mari resta stupefait de cette exigence, et demanda a sa chere moitie si par hasard elle n'aurait point perdu la tete; pour toute reponse, la Belette lui jeta l'enfant sur les bras et partit aussitot. Elle alla trouver le Ver de terre et lui dit: --Compere, ma terre est pleine de gazon, aide-moi a la remuer. Une fois le Ver en train de fouiller, la Belette appela la Poule: --Commere, lui dit-elle, mon gazon est rempli de vers, nous aurons besoin de votre secours. La Poule courut aussitot, mangea le Ver et se mit a gratter le sol. Un peu plus loin, la Belette rencontra le Chat: --Compere, lui dit-elle, il y a des Poules sur mon terrain; en mon absence, vous devriez faire un tour de ce cote. Un instant apres, le Chat avait mange la Poule. Tandis que le Chat se regalait de la sorte, la Belette dit au Chien: "Patron, laisserez-vous le Chat en possession de ce domaine?" Le chien furieux courut etrangler le Chat, ne voulant pas qu'il y eut en ce pays d'autre maitre que lui. Le lion passant par la, la Belette le salua avec respect: "Monseigneur, lui dit-elle, n'approchez pas de ce champ, il appartient au Chien", sur quoi le Lion, plein de jalousie, fondit sur le Chien et le devora. Ce fut le tour de l'Elephant: la Belette lui demanda son appui contre le Lion; l'Elephant entra en protecteur sur le terrain de celle qui l'implorait. Mais il ne connaissait pas la perfidie de la Belette, qui avait creuse un grand trou et l'avait recouvert de feuillage. L'Elephant tomba dans le piege et se tua en tombant; le Lion, qui avait peur de l'Elephant, se sauva dans la foret. La Belette alors prit la peau de l'Elephant et la montra a son mari, en lui disant: --Je t'ai demande la peau de l'Elephant; avec l'aide de Dieu, je l'ai eue, et je te l'apporte. Le mari de la Belette n'avait pas devine que sa femme etait plus fine que toutes les betes de la terre; encore moins avait-il pense que la dame etait plus fine que lui. Il le comprit alors, et voila pourquoi nous disons aujourd'hui: il est aussi fin que la Belette. L'histoire est finie. * * * * * Ce ne furent pas seulement des contes que j'appris avec les negres; je connus bientot leur facon de faire le commerce, leurs idees, leurs habitudes, leur morale, leurs proverbes, et je fis mon profit de leur sagesse. Par exemple, ces bonnes gens, qui ainsi que moi ne savent ni lire ni ecrire, ont, comme les Arabes et les Indiens, une facon de graver les choses dans la memoire de leurs enfants, en leur faisant deviner des enigmes; il y en a qui valent un gros livre par l'enseignement qu'elles renferment. --Ainsi, ajouta le capitaine, en me donnant une tape sur la tete, ce qui etait son grand signe d'amitie, devine-moi celle-ci: --Dis-moi ce que j'aime, ce qui m'aime et qui fait toujours ce qui me plait. --C'est ton chien, capitaine, tu as regarde Fidele en parlant. --Bravo, mon matelot. Continuons: --Dis-moi ce que tu aimes un peu, ce qui t'aime beaucoup et qui fait toujours ce qui te plait. Tu donnes ta langue au chien; c'est ta mere, mon petit homme; tu ne crois pas qu'elle fasse toujours ce que tu veux, l'experience t'apprendra que ce n'est jamais a elle qu'elle pense quand il s'agit de toi. Dis-moi celle que ton pere aime beaucoup, qui l'aime beaucoup et lui fait faire tout ce qui lui plait. --On ne fait jamais faire a papa ce qu'il ne veut pas, capitaine; maman le repete tous les jours. Mais ma soeur est mal elevee, elle rit toujours quand maman dit cela. --C'est que ta soeur a devine le mot de l'enigme, mon matelot. Ah! si j'avais eu une fille, je l'aurais bien forcee a me commander son caprice du matin au soir. Reste encore une enigme:-Qu'est-ce qu'on aime ou qu'on n'aime pas, qui vous aime ou qui ne vous aime pas, mais qui vous fait toujours faire tout ce qui lui plait? --Je ne sais pas, capitaine. --Eh bien, me dit-il d'un air goguenard, demande-le ce soir a ton papa. Je ne manquai pas a la recommandation du marin; je racontai a table tout ce que j'avais appris dans la journee; les contes negres amuserent beaucoup ma mere; les enigmes eurent un succes complet, mais, quand j'en vins a la derniere, mon pere se mit a rire. --Ce n'est pas difficile a deviner, mon garcon, je vais te le dire... Sur quoi ma mere regarda mon pere; je ne sais pas ce qu'il lut dans ses yeux, mais il resta court. --Dis-le-moi donc, papa, je veux le savoir. --Si vous ne vous taisez pas, Monsieur, me dit ma mere et d'un ton severe, je vous envoie au jardin sans dessert. --Ah! dit mon pere. Cet ah! me rendit du courage, je donnai un coup de poing sur la table: Mais parle donc, papa! Ma mere fit mine de se lever; mon pere la prevint: en un instant je me trouvai dans le jardin, tout en larmes, avec une grande tartine de pain sec a la main. Voila comment je n'ai jamais su le mot de la derniere enigme. S'il y en a de plus habiles que moi qu'ils le devinent, sinon qu'ils aillent au Senegal; peut-etre la femme du tailleur leur apprendra-t-elle le secret que ma mere ne m'a jamais dit. VI LE SECOND VOVAGE DU CAPITAINE JEAN Mes causeries avec les negres avaient fait de moi un interprete et un courtier; le capitaine avait en mon zele une pleine confiance; malgre mon jeune age, c'est moi qui traitais avec tous les marchands. La cargaison fut bientot faite a des conditions excellentes, et, a mon retour a Marseille, j'eus, outre ma part, un beau et riche cadeau des armateurs. Ma reputation commencait, et, apres quelques voyages dans la Mediterranee, on m'offrit de partir pour l'Orient comme subrecargue d'un brick de la plus belle taille: je n'avais pas vingt ans. Qui m'avait valu une si belle condition? Mon travail. Partout ou j'avais aborde, j'avais fait connaissance avec les matelots de tout pays: grecs, levantins, dalmates, russes, italiens, et je parlais un peu la langue de tous ces gens-la. Le navire allait chercher des grains dans la mer Noire, a l'embouchure du Danube: il fallait un homme qui baragouinat tous les patois; on m'avait trouve sous la main, et, quoique je n'eusse guere de barbe au menton, on m'avait pris. Me voila donc en mer, et cette fois pour mon compte, faisant un commerce loyal et n'etant l'esclave que de mon devoir. Dieu sait si je prenais de la peine pour defendre l'interet de mes armateurs! En arrivant a Constantinople, je trouvai moyen de placer notre cargaison d'articles divers a des conditions avantageuses, et tous nous partimes pour Galatz, bien munis de piastres d'Espagne et de lettres de change. En entrant dans la mer Noire, notre navire portait des passagers de toute langue et de toute nation. L'un des plus singuliers etait un Dalmate qui retournait chez lui par le Danube. Il etait tout le jour assis a l'avant, tenant entre ses jambes un long violon qui n'avait qu'une corde, c'est ce que les Serbes nomment la _guzla_; il grattait cette corde avec un archet et chantait d'un ton plaintif et dans une langue douce et sonore les chansons de son pays: celles-ci, par exemple, qu'il recitait tous les soirs a la clarte des etoiles, et que je n'ai pas oubliees: LE CHANT DU SOLDAT --Je suis un jeune soldat, toujours, toujours a l'etranger. --Quand j'ai quitte mon bon pere, la lune brillait au ciel. --La lune brille au ciel, j'entends mon pere qui me pleure. --Quand j'ai quitte ma bonne mere, le soleil brillait au ciel. --Le soleil brille au ciel, j'entends ma mere qui me pleure. --Quand j'ai quitte mes freres cheris, les etoiles brillaient au ciel. --Les etoiles brillent au ciel, j'entends mes freres qui me pleurent. --Quand j'ai quitte mes soeurs cheries, les pivoines etaient en fleur. --Voici la pivoine qui fleurit, j'entends mes soeurs qui me pleurent. --Quand j'ai quitte ma bien-aimee, les lis fleurissaient au jardin. --Voici le lis en fleur, j'entends ma bien-aimee qui me pleure. --Il faut que ces larmes sechent, demain je veux partir d'ici. --Je suis un jeune soldat, toujours, toujours a l'etranger. LE CHANT DU FIANCE --Vois cet oiseau, vois ce faucon qui s'eleve au plus haut des cieux. Si je pouvais le prendre et l'enfermer dans ma chambre! --Cher oiseau, faucon au beau plumage, apporte-moi quelque nouvelle. --Volontiers, mais je ne dirai rien d'heureux. Avec un autre s'est fiancee ta bien-aimee. --Valet, selle mon alezan; moi aussi, je veux etre la. Quand elle est entree dans l'eglise, c'etait encore une simple fille; maintenant, assise sur ce banc magnifique, c'est une grande dame. --Vois-tu la lune qui s'eleve entre deux petites etoiles? C'est ma bien-aimee entre ses deux belles-soeurs. Quand elle va pour se fiancer, je l'arrete au passage.--Chere enfant, rends-moi l'anneau que j'ai achete. --Va maintenant, va, mon enfant, et point de reproche: oui, c'est mon pauvre coeur qui pleure, mais ce n'est pas de toi qu'il se plaint. * * * * * La mer Noire n'est pas toujours commode; j'ai traverse plus d'une fois les deux Oceans, je connais leurs tempetes; mais je crains moins leurs longues vagues qui deferlent contre le navire que ces petits flots presses qui roulent et fatiguent un vaisseau, et qui, tout a coup, s'entr'ouvrent comme un abime. Depuis deux jours et deux nuits nous etions en perdition, personne ne pouvait tenir sur le pont, hormis mon Dalmate, qui s'etait attache a un des bancs par la ceinture, et qui, tout mouille qu'il etait, chantait toujours les airs de son pays. --Seigneur Dalmate, lui dis-je en un moment ou le vent et la mer nous laissaient un peu respirer, je vois que vous etes un brave, vous n'avez pas peur du naufrage. --Qui peut empecher sa destinee? me dit-il en raclant son violon; le plus sage est de s'y resigner. --Voila parler comme un Turc, lui repondis-je; un chretien n'est pas si patient. --Pourquoi ne serait-on pas chretien et resigne a la volonte divine? reprit-il. Ce que Dieu nous promet, c'est le ciel, si nous sommes honnetes gens; il ne nous a jamais promis la sante, la richesse, le salut en mer et autres choses passageres. Tout cela est abandonne a une puissance secondaire qui n'a d'empire que sur la terre; ceux qui l'ont vue la nomment _le Destin_. --Comment, m'ecriai-je, ceux qui l'ont vue? Vous croyez donc que le Destin existe? --Pourquoi non? me repondit-il tranquillement. Si vous en doutez, ecoutez cette histoire; les principaux acteurs vivent encore au Cattare; ce sont mes cousins, je vous les montrerai quand vous reviendrez. VII LE DESTIN Il y avait une fois deux freres qui vivaient ensemble au meme menage; l'un faisait tout, tandis que l'autre etait un indolent, qui ne s'occupait que de boire et de manger. Les recoltes etaient toujours magnifiques, ils avaient en abondance boeufs, chevaux, moutons, porcs, abeilles et le reste. L'aine, qui faisait tout, se dit un jour: Pourquoi travailler pour cet indolent? Mieux vaut nous separer; je travaillerai pour moi seul, et il fera alors ce que bon lui semblera. Il dit donc a son frere. --Mon frere, il est injuste que je m'occupe de tout, tandis que tu ne veux m'aider en rien et ne penses qu'a boire et a manger; il faut nous separer. L'autre essaya de le detourner de ce projet en lui disant: --Frere, ne fais pas cela; nous sommes si bien. Tu as tout entre les mains, aussi bien ce qui est a toi que ce qui est a moi, et tu sais que je suis toujours content de ce que tu fais et de ce que tu ordonnes. Mais l'aine persista dans sa resolution, si bien que le cadet dut ceder, et lui dit: --Puisqu'il en est ainsi, je ne t'en voudrai pas pour cela; fais le partage comme il te plaira. Le partage fait, chacun choisit son lot. L'indolent prit un bouvier pour ses boeufs, un pasteur pour ses chevaux, un berger pour ses brebis, un chevrier pour ses chevres, un porcher pour ses porcs, un gardien pour ses abeilles, et leur dit a tous: --Je vous confie mon bien, que Dieu vous surveille! Et il continua de vivre dans sa maison sans plus de souci qu'auparavant. L'aine, au contraire, se fatigua pour sa part autant qu'il avait fait pour le bien commun: il garda lui-meme ses troupeaux, ayant l'oeil a tout; malgre cela, il ne trouva partout que mauvais succes et dommage. De jour en jour tout lui tournait a mal, jusqu'a ce qu'enfin il devint si pauvre, qu'il n'avait meme plus une paire d'opanques[1], et qu'il allait nu-pieds. Alors il se dit: [Note 1: C'est la chaussure des Serbes, qui est faite avec des lanieres de cuir.] --J'irai chez mon frere voir comment les choses vont chez lui. Son chemin le menait dans une prairie ou paissait un troupeau de brebis, et, quand il s'en approcha, il vit que les brebis n'avaient point de berger. Pres d'elles seulement etait assise une belle jeune fille qui filait un fil d'or. Apres avoir salue la fille d'un "Dieu te protege!" il lui demanda a qui etait ce troupeau; elle lui repondit: --A qui j'appartiens appartiennent aussi ces brebis. --Et qui es-tu? continua-t-il. --Je suis la fortune de ton frere, repondit-elle. Alors il fut pris de colere et d'envie, et s'ecria: --Et ma fortune, a moi, ou est-elle? La fille lui repondit: --Ah! elle est bien loin de toi. --Puis-je la trouver? demanda-t-il. Elle lui repondit:--Tu le peux, seulement cherche-la. Quand il eut entendu ces mots et qu'il vit que les brebis de son frere etaient si belles qu'on n'en pouvait imaginer de plus belles, il ne voulut pas aller plus loin pour voir les autres troupeaux, mais il alla droit a son frere. Des que celui-ci l'apercut, il en eut pitie et lui dit en fondant en larmes: --Ou donc as-tu ete depuis si longtemps? Et, le voyant en haillons et nu-pieds, il lui donna une paire d'opanques et quelque argent. Apres etre reste trois jours chez son frere, le pauvre partit pour retourner chez lui; mais, une fois a la maison, il jeta un sac sur ses epaules, y mit un morceau de pain, prit un baton a la main, et s'en alla ainsi par le monde pour y chercher sa fortune. Ayant marche quelque temps, il se trouva dans une grande foret, et rencontra une abominable vieille qui dormait sous un buisson. Il se mit a fouiller la terre avec son baton, et, pour eveiller la vieille, il lui donna un coup dans le dos. Cependant elle ne se remua qu'avec peine, et, n'ouvrant qu'a demi ses yeux chassieux, elle lui dit: --Remercie Dieu que je me sois endormie, car, si j'avais ete eveillee, tu n'aurais pas ces opanques. Alors il lui dit:--Qui donc es-tu, toi qui m'aurais empeche d'avoir ces opanques? La vieille lui dit:--Je suis ta fortune. En entendant ces mots, il se frappa la poitrine en criant: --Comment! c'est toi qui es ma fortune? Puisse Dieu t'exterminer! Qui donc t'a donnee a moi? Et la vieille lui dit: --C'est le Destin. --Ou est le Destin? demanda-t-il. --Va et cherche-le, lui repondit-elle en se rendormant. Alors il partit et s'en alla chercher le Destin. [Illustration: La vieille lui dit: "Je suis ta Fortune."] Apres un long, bien long voyage, il arriva enfin dans un bois, et dans ce bois il trouva un ermite a qui il demanda s'il ne pourrait pas avoir des nouvelles du Destin; l'ermite lui dit: --Va sur la montagne, tu arriveras droit a son chateau; mais, quand tu seras pres du Destin, ne t'avise pas de lui parler; fais seulement tout ce que tu lui verras faire jusqu'a ce qu'il t'interroge. Le voyageur remercia l'ermite et prit le chemin de la montagne. Et, quand il fut arrive dans le chateau du Destin, c'est la qu'il vit de belles choses! C'etait un luxe royal, il y avait une foule de valets et de servantes toujours en mouvement et qui ne faisaient rien. Pour le Destin, il etait assis a une table servie et il soupait. Quand l'etranger vit cela, il se mit aussi a table et mangea avec le maitre du logis. Apres le souper, le Destin se coucha, l'autre en fit autant. Vers minuit, voici que dans le chateau il se fait un bruit terrible, et au milieu du bruit on entendait une voix qui criait: --Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'ames qui sont venues au monde: donne-leur quelque chose a ton bon plaisir! Et voila le Destin qui se leve; il ouvre un coffre dore et seme dans la chambre des ducats tout brillants en disant: --Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie! Au point du jour, le beau chateau s'evanouit, et a sa place il y eut une maison ordinaire, mais ou rien ne manquait. Quand vint le soir, le Destin se remit a souper, son hote en fit autant; personne ne dit mot. Apres souper tous deux allerent se coucher. Vers minuit, voici que dans le chateau recommence un bruit terrible, et au milieu du bruit on entendait une voix qui criait: --Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'ames qui ont vu la lumiere, donne-leur quelque chose a ton bon plaisir! Et voila le Destin qui se leve, il ouvre un coffre d'argent; mais cette fois il n'y avait pas de ducats, ce n'etait que des monnaies d'argent melees par-ci par-la de quelques pieces d'or. Le destin sema cet argent sur la terre en disant: --Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie! Au point du jour la maison avait disparu, et a sa place il y en avait une autre plus petite. Ainsi se passa chaque nuit; chaque matin la maison diminuait, jusqu'a ce qu'enfin il n'y eut plus qu'une miserable cabane; le Destin prit une beche et se mit a fouiller la terre; son hote en fit autant, et ils becherent tout le jour. Quand vint le soir, le Destin prit une croute de pain dur, en cassa la moitie et la donna a son compagnon. Ce fut tout leur souper: quand ils l'eurent mange, ils se coucherent. Vers minuit, voici que recommence un bruit terrible, et au milieu du bruit on distinguait une voix qui disait: --Destin, Destin, tant et tant d'ames sont venues au monde cette nuit: donne-leur quelque chose a ton bon plaisir. Et voila le Destin qui se leve; il ouvre un coffre et se met a semer des cailloux, et parmi ces cailloux quelques menues monnaies, et, ce faisant, il disait: --Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie. Quand le matin reparut, la cabane s'etait changee en un grand palais comme au premier jour. Alors pour la premiere fois le Destin parla a son hote et lui dit: --Pourquoi es-tu venu? Celui-ci conta en detail sa misere; et comment il etait venu pour demander au Destin lui-meme pourquoi il lui avait donne une si mauvaise fortune. Le Destin lui repondit: --Tu as vu comment la premiere nuit j'ai seme des ducats, et ce qui a suivi. Tel je suis la nuit ou nait un homme, tel cet homme sera toute sa vie. Tu es ne dans une nuit de pauvrete, tu resteras pauvre toute ta vie. Ton frere, au contraire, est venu au monde dans une heureuse nuit. Il restera heureux jusqu'a la fin. Mais, puisque tu as pris tant de peine pour me chercher, je te dirai comment tu peux t'aider. Ton frere a une fille du nom de Miliza, qui est aussi fortunee que son pere. Prends-la pour femme quand tu seras de retour au pays, et tout ce que tu acquerras, aie soin de dire que cela est a ta femme. L'hote remercia le Destin bien des fois et partit. Quand il fut de retour au pays, il alla droit chez son frere, et lui dit: --Frere, donne-moi Miliza, tu vois que sans elle je suis seul au monde! Et le frere repondit: --Cela me plait; Miliza est a toi. Le nouveau marie emmena dans sa maison la fille de son frere, et il devint tres riche, mais il disait toujours: --Tout ce que j'ai est a Miliza. Un jour, il alla aux champs pour voir ses bles, qui etaient si beaux qu'on ne pouvait trouver rien de plus beau. Voila qu'un voyageur vint a passer sur le chemin et lui demanda: --A qui ces bles? Et lui, sans y penser, repondit: --Ils sont a moi. Mais a peine avait-il parle que voila les bles qui s'enflamment et le champ qui est tout en feu. Vite il court apres le voyageur, et lui crie: --Arrete, mon frere; ces bles ne m'appartiennent pas, ils sont a Miliza, la fille de mon frere. Le feu cessa aussitot, et des lors notre homme fut heureux, grace a Miliza. * * * * * --Seigneur Dalmate, dis-je, a mon conteur, votre histoire est jolie, quoiqu'elle sente terriblement le turc. En mon pays, nous avons d'autres idees: loin de nous en remettre a la fortune, nous comptons sur nous-memes, sur notre esprit plus encore que sur notre bras, sur notre prudence plus que sur notre hardiesse. Aussi, dans ma patrie, paye-t-on cher un bon conseil. --Ainsi fait-on chez moi, me repondit le Dalmate en rajustant son bonnet de peau qui lui tombait sur les yeux; ecoutez ce qui est arrive, l'an dernier, a un de mes voisins. VIII LE FERMIER PRUDENT Il y avait pres de Raguse un fermier qui se melait aussi de commerce. Un jour, il partit pour la ville, emportant avec lui tout son argent, afin de faire quelques achats. En arrivant a un carrefour, il demanda a un vieillard qui se trouvait la quelle route il lui fallait prendre. --Je te le dirai si tu me donnes cent ecus, repondit l'etranger; je ne parle pas a moins; chacun de mes avis vaut cent ecus. --Diable! pensa le fermier en regardant la mine de l'etranger, qui avait l'air d'un renard, qu'est-ce que peut etre un avis qui vaut cent ecus? Ce doit etre quelque chose de bien rare, car, en general, on vous donne pour rien des conseils; il est vrai qu'ils ne valent pas davantage. Allons, dit-il a l'homme, parle, voila tes cent ecus. --Ecoute donc, reprit l'etranger; cette route qui va tout droit, c'est la route d'aujourd'hui; celle qui fait un coude, c'est la route de demain. J'ai encore un avis a te donner, continua-t-il; mais il faut aussi me le payer cent ecus. Le fermier reflechit longtemps, puis il se decida. --Puisque j'ai paye le premier conseil, je puis bien payer le second. Et il donna encore cent ecus. --Ecoute donc, lui dit l'etranger: Quand tu seras en voyage et que tu entreras dans une hotellerie, si l'hote est vieux et si le vin est jeune, va-t-en au plus vite si tu ne veux pas qu'il t'arrive malheur. Donne-moi encore cent ecus, ajouta-t-il, j'ai encore quelque chose a te dire. Le fermier se mit a reflechir. --Qu'est-ce donc que ce nouvel avis? Bah! puisque j'en ai achete deux, je peux bien payer le troisieme. Et il donna ses derniers cent ecus. --Ecoute donc, lui dit l'etranger: si jamais tu te mets en colere, garde la moitie de ton courroux pour le lendemain; n'use pas toute ta colere en un jour. Le fermier reprit le chemin de sa maison, ou il arriva les mains vides. --Qu'as-tu achete? lui demanda sa femme. --Rien que trois avis, repondit-il, qui m'ont coute chacun cent ecus. --Bien! dissipe ton argent, jette-le au vent, suivant ton habitude. --Ma chere femme, reprit doucement le fermier, je ne regrette pas mon argent; tu vas voir quelles sont les paroles que j'ai payees. Et il lui conta ce qu'on lui avait dit; sur quoi la femme haussa les epaules et l'appela un fou qui ruinait sa maison et mettait ses enfants sur la paille. Quelque temps apres, un marchand s'arreta devant la porte du fermier, avec deux voitures pleines de marchandises. Il avait perdu en route un associe, et offrit au fermier cinquante ecus, s'il voulait se charger d'une des voitures et venir avec lui a la ville. --J'espere, dit a son mari la femme du fermier, que tu ne refuseras pas; cette fois, du moins, tu gagneras quelque chose. On partit; le marchand conduisait la premiere voiture, le fermier menait la seconde. Le temps etait mauvais, les chemins rompus, on n'avancait qu'a grand'peine. On arriva enfin aux deux routes, le marchand demanda celle qu'il fallait prendre. --C'est celle de demain, dit le fermier; elle est plus longue, mais elle est plus sure. Le marchand voulut prendre la route d'aujourd'hui. --Quand vous me donneriez cent ecus, dit le fermier, je n'irais pas par ce chemin. On se separa donc. Le fermier, qui avait choisi la voie la plus longue, arriva neanmoins bien avant son compagnon, sans que sa voiture eut souffert. Le marchand n'arriva qu'a la nuit; sa voiture etait tombee dans un marais, tout le chargement etait endommage, et le maitre etait blesse, par-dessus le marche. Dans la premiere auberge ou on descendit, il y avait un vieil hotelier; une branche de sapin annoncait qu'on y vendait du vin nouveau. Le marchand voulut s'arreter la pour y passer la nuit. --Je ne le ferais pas quand vous me donneriez cent ecus! s'ecria le fermier. Et il sortit au plus vite, laissant son compagnon. Vers le soir, quelques jeunes desoeuvres qui avaient trop goute au vin nouveau se querellerent a propos d'une cause futile. On tira les couteaux; l'hote, alourdi par les annees, n'eut pas la force de separer ni d'apaiser les combattants. Il y eut un homme tue, et, comme on craignait la justice, on cacha le cadavre dans la voiture du marchand. Celui-ci, qui avait bien dormi et n'avait rien entendu, se leva de grand matin pour atteler ses chevaux. Effraye de trouver un mort sur son chariot, il voulut fuir au plus vite pour ne pas etre mele dans un proces facheux; mais il avait compte sans la police autrichienne; on courut apres lui. En attendant que la justice eclaircit l'affaire, on jeta mon homme en prison et on confisqua tout son avoir. Quand le fermier apprit ce qui etait arrive a son compagnon, il voulut, au moins, mettre en surete sa voiture, et reprit le chemin de sa maison. Comme il approchait du jardin, il apercut a la brume un jeune soldat monte sur un de ses plus beaux pruniers, et qui faisait tranquillement la recolte du bien d'autrui. Le fermier arma son fusil pour tuer le voleur; mais il reflechit. --J'ai paye cent ecus, pensa-t-il, pour apprendre qu'il ne faut pas depenser toute sa colere en un jour. Attendons a demain, mon voleur reviendra. Il prit un detour pour entrer dans la maison par un autre cote, et, comme il frappait a la porte, voila le jeune soldat qui se jette dans ses bras en criant: --Mon pere, j'ai profite de mon conge pour vous surprendre et vous embrasser. Le fermier dit alors a sa femme: --Ecoute maintenant ce qui m'est arrive, tu verras si j'ai paye trop cher mes trois avis. Il lui conta toute l'histoire; et, comme le pauvre marchand fut pendu, quoi qu'il put faire, le fermier se trouva l'heritier de cet imprudent. Devenu riche, il repetait tous les jours qu'on ne paye jamais trop cher un bon conseil, et, pour la premiere fois, sa femme etait de son avis. IX LES TROIS HISTOIRES DU DALMATE --Seigneur Dalmate, lui dis-je quand il eut fini son histoire, voila sans doute un beau conte, mais ce n'est pas le Destin qui a fait la fortune de ce sage fermier, c'est le calcul, la raison. Votre second recit detruit le premier, et fort heureusement, car il serait triste que les paresseux fissent fortune, et que les gens actifs qui sement le grain ne recoltassent que le vent. --Les paresseux reussissent quelquefois, me repondit-il gravement; j'en sais an exemple que je puis vous conter. --Vous avez donc des contes sur toutes choses? m'ecriai-je. --Contes et chansons, c'est toute la vie, me repondit-il froidement. LA PARESSEUSE Il y avait une fois une mere qui avait une fille tres paresseuse et qui n'avait de gout pour aucune espece de travail. Elle la conduisit dans un bois, aupres d'un carrefour, se mit a la battre de toutes ses forces. Pres de la passait par hasard un seigneur qui demanda a la mere pourquoi ce rude chatiment. --Mon cher seigneur, repondit-elle, c'est que ma fille est une travailleuse insupportable: elle nous file jusqu'a la mousse qui garnit les murs. --Confiez-la-moi, dit le seigneur, je lui donnerai de quoi filer toute son envie. --Prenez-la, dit la mere, prenez-la, je n'en veux plus. Et le seigneur l'emmene a sa maison, ravi de cette belle acquisition. Le soir meme, il enferma la jeune fille toute seule dans une chambre ou etait un grand tonneau plein de chanvre. C'est la qu'elle se trouva dans une grande peine. --Comment faire? Je ne veux pas filer, je ne sais pas filer! Mais, vers la nuit, voici trois vieilles sorcieres qui frappent a la fenetre, et la fille les fait entrer bien vite. --Si tu veux nous inviter a tes noces, lui dirent-elles, nous t'aiderons a filer ce soir. --Filez, Mesdames, repondit-elle bien vite, je vous invite a mon mariage. Et voila les trois sorcieres qui filent et filent tout ce qu'il y avait dans le tonneau, tandis que la paresseuse dormait a loisir. Le matin, quand le seigneur entra dans la chambre, il vit tout le mur garni de fil, et la jeune fille qui dormait. Il sortit sur la pointe du pied et defendit que personne entrat dans la chambre, afin que la fileuse put se reposer d'un si grand travail. Cela n'empecha pas que, le jour meme, il ne fit apporter un second tonneau plein de chanvre, mais les sorcieres revinrent a l'heure dite, et tout se passa comme le premier jour. [Illustration: Quand le seigneur les eut vues dans toute leur laideur, il dit a sa fiancee: "Tes tantes ne sont pas belles."] Le seigneur fut emerveille, et, comme il n'y avait plus rien a filer dans la maison, il dit a la jeune fille: --Je veux t'epouser, car tu es la reine des filandieres. La veille du mariage, la pretendue fileuse dit a son mari: --Il faut que j'invite mes tantes. Et le seigneur repondit qu'elles seraient les bienvenues. Une fois entrees, les trois sorcieres se mirent aupres du poele; elles etaient horribles; quand le seigneur les eut vues dans toute leur laideur, il dit a sa fiancee: --Tes tantes ne sont pas belles. Puis, s'approchant de la premiere sorciere, il lui demanda pourquoi elle avait un si long nez. --Mon cher neveu, repondit-elle, c'est a force de filer. Quand on file toujours, et que toute la journee on branle la tete, le nez s'allonge insensiblement. Le seigneur passa a la seconde, et lui demanda pourquoi elle avait de si grosses levres. --Mon cher neveu, repondit-elle, c'est a force de filer. Quand on file toujours, et que toute la journee on mouille son fil, les levres grossissent insensiblement. Alors il demanda a la troisieme pourquoi elle etait bossue. --Mon cher neveu, dit-elle, c'est a force de filer. Quand on est assise et courbee toute la journee, le dos se plie insensiblement. Et alors le seigneur eut grand'peur qu'a force de filer sa femme ne devint aussi horrible que ces trois Parques, il jeta au feu quenouille et fuseau. Si la paresseuse en fut fachee, je le laisse a deviner a celles qui lui ressemblent. --Mon conte est fini. --Je vois avec plaisir, dis-je a mon Dalmate, qu'en votre heureux pays les femmes reussissent sans peine et sans esprit. --Pas du tout, s'ecria mon insupportable conteur, il n'y a pas d'endroit au monde ou les femmes soient tout a la fois plus fines et plus sages. Ne savez-vous pas comment la fille d'un mendiant epousa l'empereur d'Allemagne, et, tout empereur qu'il fut, se montra plus habile et meilleure que lui? --Encore un conte! m'ecriai-je. --Non, pas un conte, reprit-il, mais une histoire; vous la trouverez dans tous les livres qui disent la verite. DE LA DEMOISELLE QUI ETAIT PLUS AVISEE QUE L'EMPEREUR Il y avait une fois un pauvre homme qui vivait dans une cabane: il n'avait avec lui qu'une fille, mais elle etait tres avisee. Elle allait partout chercher des aumones et apprenait aussi a son pere a parler avec sagesse et a obtenir ce qu'il lui fallait. Un jour il advint que le pauvre homme alla vers l'Empereur, et le pria de lui donner quelque chose. L'Empereur, surpris de la facon dont parlait ce mendiant, lui demanda qui il etait et qui lui avait appris a s'exprimer de la sorte. --C'est ma fille, repondit-il. --Et ta fille, qui donc l'a instruite? demanda l'Empereur; a quoi le pauvre homme repondit: --C'est Dieu qui l'a instruite, ainsi que notre extreme misere. Alors l'Empereur lui donna trente oeufs et lui dit: --Porte ces oeufs a ta fille, et dis-lui qu'elle m'en fasse eclore des poulets; si elle ne les fait pas eclore, mal lui en adviendra. Le pauvre homme rentra tout pleurant dans sa cabane et conta la chose a sa fille. La fille reconnut de suite que les oeufs etaient cuits; mais elle dit a son pere d'aller se reposer et qu'elle aurait soin de tout. Le pere suivit le conseil de sa fille et se mit a dormir; pour elle, prenant une marmite, elle l'emplit d'eau et de feves et la mit sur le feu; le lendemain, quand les feves furent bouillies, elle appela son pere, lui dit de prendre une charrue et des boeufs et d'aller labourer le long de la route ou devait passer l'Empereur: --Et, ajouta-t-elle, quand tu verras l'Empereur, prends des feves, seme-les et dis bien haut: "Allons, mes boeufs, que Dieu me protege a fasse pousser mes feves bouillies!" Et si l'Empereur te demande comment il est possible de faire pousser des feves bouillies, reponds-lui:--Cela est aussi aise que de faire sortir un poulet d'un oeuf dur. Le pauvre homme fit ce que voulait sa fille; il sortit, il laboura, et, quand il vit l'Empereur, il se mit a crier: --Allons, mes boeufs, que Dieu me protege et fasse pousser mes feves bouillies! Des que l'Empereur entendit ces mots, il s'arreta sur la route et dit aussitot: --Pauvre fou, comment est-il possible de faire pousser des feves bouillies? Et le pauvre homme repondit: --Gracieux Empereur, cela est aussi aise que de faire sortir un poulet d'un oeuf dur. L'Empereur devina que c'etait la fille qui avait pousse le pere a agir de la sorte; il dit a ses valets de prendre le pauvre homme et de l'amener devant lui; puis il lui remit un petit paquet de chanvre et dit: --Prends cela, tu m'en feras des voiles, des cordages, et tout ce dont on a besoin pour un vaisseau, sinon je te ferai trancher la tete. Le pauvre homme prit le paquet dans un grand trouble, et retourna tout en larmes vers sa fille a laquelle il conta ce qui s'etait passe; sa fille lui dit d'aller dormir, en lui promettant qu'elle arrangerait tout. Le lendemain, elle prit un morceau de bois, eveilla son pere et lui dit: --Prends cette allumette et porte-la a l'Empereur; qu'il m'y taille un fuseau, une navette et un metier, apres cela je lui ferai ce qu'il a demande. Le pauvre homme suivit encore une fois le conseil de sa fille; il alla trouver l'Empereur, et lui recita tout ce qu'on lui avait appris. Quand l'Empereur entendit cela, il fut etonne, et chercha ce qu'il pourrait faire; puis, prenant un verre a boire, il le donna au pauvre en disant: --Prends ce verre, porte-le a ta fille, afin qu'elle m'epuise la mer et qu'elle en fasse un champ a labourer. Le pauvre homme obeit en pleurant, et porta le verre a sa fille en lui redisant mot pour mot les paroles de l'Empereur. Et sa fille lui dit qu'il attendit au lendemain, et qu'elle arrangerait toute chose. Le lendemain matin elle appela son pere, lui donna une livre d'etoupes, et lui dit: --Porte ceci a l'Empereur pour qu'il etoupe toutes les sources et toutes les embouchures de tous les fleuves de la terre, apres cela je lui dessecherai la mer. Et le pauvre homme alla tout redire a l'Empereur. Alors celui-ci vit bien que la demoiselle en savait plus que lui; il ordonna qu'on la fit venir, et, quand le pere eut amene sa fille, et que tous deux eurent salue l'Empereur, ce dernier dit: --Ma fille, devinez ce qu'on entend de plus loin. Et la demoiselle repondit: --Gracieux Empereur, ce qu'on entend de plus loin, c'est le tonnerre et le mensonge. Alors l'Empereur prit sa barbe dans sa main, et se tournant vers ses conseillers: --Devinez, leur dit-il, combien vaut ma barbe. Et, quand ils l'eurent tous estimee, l'un plus et l'autre moins, la demoiselle leur soutint en face qu'aucun d'eux n'avait devine, et elle dit: --La barbe de l'Empereur vaut autant que trois pluies dans la secheresse de l'ete. L'Empereur fut ravi, et dit: --C'est elle qui a le mieux devine. Et il lui demanda si elle voulait etre sa femme, ajoutant qu'il ne la lacherait pas qu'elle n'eut consenti. La demoiselle s'inclina et dit: [Illustration: La barbe de l'Empereur vaut autant que trois pluies dans la secheresse de l'ete.] --Gracieux Empereur, que ta volonte soit faite! Je te demande seulement d'ecrire sur une feuille de papier, et de ta propre main, que si un jour tu deviens mechant pour moi, et que tu veuilles m'eloigner de toi et me renvoyer de ce chateau, j'aurai le droit d'emporter avec moi ce que j'aimerai le mieux. L'Empereur y consentit, et lui en donna un ecrit cachete de cire rouge et timbre du grand sceau de l'Empire. Apres quelque temps il arriva en effet que l'Empereur devint si mechant pour sa femme, qu'il lui dit: --Je ne veux plus que tu sois ma femme; quitte mon chateau, et va ou tu voudras. L'Imperatrice repondit: --Illustre Empereur, je t'obeirai; permets-moi seulement de passer encore une nuit ici; demain je partirai. L'Empereur lui accorda cette demande, et alors l'Imperatrice, avant de souper, mit dans le vin de l'eau-de-vie et des herbes odorantes; puis elle engagea l'Empereur a boire en lui disant: --Bois, Empereur, et sois joyeux; demain nous nous quitterons, et, crois-moi, je serai plus gaie que le jour ou je me suis mariee. L'Empereur n'eut pas plutot bu ce breuvage qu'il s'endormit; alors l'Imperatrice le fit mettre dans une voiture qu'on tenait toute prete, et elle l'emmena dans une grotte taillee dans le rocher. Quand l'Empereur se reveilla dans cette grotte et vit ou il se trouvait, il s'ecria: --Qui m'a conduit ici? A quoi l'Imperatrice repondit: --C'est moi qui t'ai conduit ici. Et l'Empereur lui dit: --Pourquoi as-tu fait cela? Ne t'ai-je pas dit que tu n'etais plus ma femme? Mais alors elle lui tendit la papier en disant: --Il est vrai que tu m'as dit cela, mais vois ce que tu m'as accorde par ce papier. En te quittant, j'ai le droit d'emporter avec moi ce que j'aime le mieux dans ton chateau. Quand l'Empereur entendit cela, il l'embrassa et retourna dans son chateau avec elle pour ne plus la quitter. --A merveille, monsieur le conteur, lui dis-je; je retire ce que j'avais dit sur les dames de Dalmatie; en revanche, je vois qu'aux bords de l'Adriatique comme au Senegal et peut-etre ailleurs, ce sont les femmes qui sont maitresses au logis. Ce n'est pas un mal. Heureuses celles qui exercent ce doux empire! plus heureux ceux qui se laissent gouverner! --Pas du tout, reprit mon Dalmate toujours pret a me donner un dementi; chez nous, ce sont les hommes qui sont maitres a la maison; nous dinons seuls a table, et notre femme, debout, derriere nous, est la pour nous servir. --Ceci ne prouve rien, repondis-je; il y a plus d'un homme qui, marie ou non, obeit a qui le sert; l'esclave n'est pas toujours celui qui porte la chaine. --S'il vous faut une preuve, s'ecria mon incorrigible Dalmate, ecoutez ce que mon pere m'a conte. J'ai toujours soupconne que l'excellent homme etait le heros de cette histoire. --Encore un conte! repris-je avec impatience. --Seigneur, me dit-il, c'est le dernier et le meilleur; nous voici en vue des bouches du Danube, demain nous nous quitterons pour ne plus nous revoir ici-bas. Ecoutez donc avec patience une derniere lecon. LE LANGAGE DES ANIMAUX Il y avait une fois un berger qui depuis de longues annees servait son maitre avec autant de zele que de fidelite. Un jour qu'il gardait ses moutons, il entendit un sifflement qui venait du bois; ne sachant pas ce que c'etait, il entra dans la foret, suivant le bruit pour en connaitre la cause. En approchant, il vit que l'herbe seche et les feuilles tombees avaient pris feu, et au milieu d'un cercle de flammes il apercut un serpent qui sifflait. Le berger s'arreta pour voir ce que ferait le serpent, car autour de l'animal tout etait en flammes, et le feu approchait de plus en plus. Des que le serpent apercut le berger, il lui cria: "Au nom de Dieu, berger, sauve-moi de ce feu!" Le berger lui tendit son baton par-dessus la flamme; le serpent s'enroula autour du baton et monta jusqu'a la main du berger; de la main il glissa jusqu'au cou et l'entoura comme un collier. Quand le berger vit cela, il eut peur et dit au serpent: --Malheur a moi! t'ai-je donc sauve pour ma perte? L'animal lui repondit: --Ne crains rien, mais reporte-moi chez mon pere, le roi des serpents. Le berger commenca de s'excuser sur ce qu'il ne pouvait laisser ses moutons sans gardien; mais le serpent lui dit: --Ne l'inquiete en rien de ton troupeau; il ne lui arrivera point de mal; va seulement aussi vite que tu pourras. Le berger se mit a courir dans le bois avec le serpent au cou, jusqu'a ce qu'enfin il arriva a une porte qui etait faite de couleuvres entrelacees. Le serpent siffla, aussitot les couleuvres se separerent, puis il dit au berger: --Quand nous serons au chateau, mon pere t'offrira tout ce que tu peux desirer: argent, or, bijoux, et tout ce qu'il y a de precieux sur la terre; n'accepte rien de tout cela; demande-lui de comprendre le langage des animaux. Il te refusera longtemps cette faveur, mais a la fin il te l'accordera. Tout en parlant, ils arriverent au chateau, et le pere du serpent lui dit en pleurant: --Au nom de Dieu, mon enfant, ou etais-tu? Le serpent lui raconta comment il avait ete entoure par le feu, et comment le berger l'avait sauve. Le roi des serpents se tourna alors vers le berger et lui dit: --Que veux-tu que je te donne pour avoir sauve mon enfant? --Apprends-moi la langue des animaux, repondit le berger, je veux causer, comme toi, avec toute la terre. Le roi lui dit: --Cela ne vaut rien pour toi, car, si je te donnais d'entendre ce langage, et que tu en dises rien a personne, tu mourrais aussitot; demande-moi quelque autre chose qui te serve davantage, je te la donnerai. Mais le berger lui repondit: --Si tu veux me payer, apprends-moi le langage des animaux, sinon, adieu et que le ciel te protege: je ne veux pas autre chose. Et il fit mine de sortir. Alors le roi le rappela en disant: --Arrete, et viens ici, puisque tu le veux absolument. Ouvre la bouche. Le berger ouvrit la bouche, le roi des serpents y souffla, et lui dit: --Maintenant souffle a ton tour dans la mienne. Et quand le berger eut fait ce qu'on lui ordonnait, le roi des serpents lui souffla une seconde fois dans la bouche. Et, quand ils eurent ainsi souffle chacun par trois fois, le roi lui dit: --Maintenant tu entends la langue des animaux; que Dieu t'accompagne; mais, si tu tiens a la vie, garde-toi de jamais trahir ce secret, car, si tu en dis un mot a personne, tu mourras a l'instant. Le berger s'en retourna. Comme il passait dans le bois, il entendit ce que disaient les oiseaux, et le gazon, et tout ce qui est sur la terre. En arrivant a son troupeau, il le trouva complet et en ordre; alors il se coucha par terre pour dormir. A peine etait-il etendu, que voici deux corbeaux qui viennent se poser sur un arbre, et qui se mettent a dire dans leur langage: --Si ce berger savait qu'a l'endroit ou est cet agneau noir il y a sous la terre un caveau tout plein d'or et d'argent! Aussitot que le berger entendit cela, il alla trouver son maitre, prit une voiture avec lui, et en creusant ils trouverent la porte du caveau, et ils emporterent le tresor. Le maitre etait un honnete homme, il laissa tout au berger en lui disant: --Mon fils, ce tresor est a toi, car c'est Dieu qui te l'a donne. Le berger prit le tresor, batit une maison, et, s'etant marie, il vecut joyeux et content: il fut bientot le plus riche non seulement du village, mais des environs. A dix lieues a la ronde, on n'en eut pas trouve un second a lui comparer. Il avait des troupeaux de moutons, de boeufs, de chevaux, et chaque troupeau avait son pasteur; il avait, en outre, beaucoup de terres et de grandes richesses. Un jour, justement la veille de Noel, il dit a sa femme: --Prepare le vin et l'eau-de-vie et tout ce qu'il faut; demain nous irons a la ferme, et nous porterons tout cela aux bergers pour qu'ils se divertissent. La femme suivit cet ordre et prepara tout ce qu'on avait commande. Le lendemain, quand ils furent a la ferme, le maitre dit le soir aux bergers: --Amis, rassemblez-vous, mangez, buvez, amusez-vous: je veillerai cette nuit pour garder les troupeaux a votre place. Il fit comme il avait dit, et garda les troupeaux. Quand vint minuit, les loups se mirent a hurler et les chiens a aboyer; les loups disaient dans leur langue: --Laissez-nous venir et faire un dommage; il y aura de la viande pour vous. Et les chiens repondaient dans leur langue: --Venez, nous voulons nous rassasier une bonne fois. Mais parmi ces chiens il y avait un vieux dogue qui n'avait plus que deux crocs dans la gueule, celui-la disait aux loups: --Tant qu'il me restera mes deux crocs dans la gueule, vous ne ferez pas de tort a mon maitre. Le pere de famille avait entendu et compris tous ces discours. Quand vint le matin, il ordonna de tuer tous les chiens et de ne laisser en vie que le vieux dogue. Les valets etonnes disaient: --Maitre, c'est grand dommage. Mais le pere de famille repondait: --Faites ce que je dis. Il se disposa a retourner chez lui avec sa femme, et tous deux se mirent en route; le mari monte sur un beau cheval gris, la femme assise sur une haquenee qu'elle couvrait tout entiere des longs plis de sa robe. Pendant qu'ils marchaient, il arriva que le mari prit de l'avance, et que la femme resta en arriere. Le cheval se retourna et dit a la jument: --En avant! plus vite! pourquoi ralentir? La haquenee lui repondit: --Oui, cela t'est facile, toi qui ne portes que le maitre; mais, moi, avec ma maitresse, je porte des colliers, des bracelets, des jupes et des jupons, des clefs et des sacs a n'en plus finir. Il faudrait quatre boeufs pour trainer tout cet attirail de femme. Le mari se retourna en riant; la femme, en ayant fait la remarque, poussa la jument et, apres avoir rejoint son epoux, lui demanda pourquoi il avait ri. --Mais pour rien; une folie qui m'a passe par l'esprit. La femme ne trouva pas la reponse bonne, elle pressa son mari pour lui dire pourquoi il avait ri. Mais il resista, et lui dit: --Laisse-moi en paix, femme; qu'est-ce que cela te fait? Bon Dieu! je ne sais pas moi-meme pourquoi j'ai ri. Plus il se defendait, plus elle insistait pour connaitre la cause de sa gaiete. A la fin, il lui dit: --Sache donc que, si je revelais ce qui m'a fait rire, je mourrais a l'instant meme. Mais cela n'arreta pas la dame; plus que jamais elle tourmenta son mari pour qu'il parlat. Il arriverent a la maison. En descendant de cheval, le mari commanda qu'on lui fit une biere; quand elle fut prete, il la mit devant la maison et dit a sa femme: --Vois, je vais entrer dans cette biere, je te dirai alors ce qui m'a fait rire; mais aussitot que j'aurai parle, je serai un homme mort. Et alors il se mit dans la biere, et, comme il regardait une derniere fois autour de lui, voici le vieux chien de la ferme qui s'approche de son maitre et qui pleure. Quand le pauvre homme vit cela, il appela sa femme et lui dit: --Apporte un morceau de pain et donne-le au chien. La femme jeta un morceau de pain au chien, qui ne le regarda meme pas. Et voici le coq de la maison qui accourt et qui pique le pain, et le chien lui dit: --Miserable gourmand, peux-tu manger quand tu vois que le maitre va mourir! Et le coq lui repondit: --Qu'il meure, puisqu'il est assez sot pour cela. J'ai cent femmes; je les appelle toutes quand je trouve le moindre grain, et aussitot qu'elles arrivent, c'est moi qui le mange; s'il y en avait une qui s'avisat de le trouver mauvais, je la corrigerais avec mon bec; et lui, qui n'a qu'une femme, il n'a pas l'esprit de la mettre a la raison! Sitot que le mari entend cela, il saute a bas de la biere, il prend un baton et appelle sa femme dans la chambre: --Viens, je le dirai ce que tu as si grande envie de savoir. Et alors il la raisonne a coups de baton en disant: --Voila, ma femme, voila! C'est de cette facon qu'il lui repondit, et jamais, depuis, la dame n'a demande a son epoux pourquoi il avait ri. CONCLUSION Telle fut la derniere histoire du Dalmate; ce fut aussi la derniere de celles que, ce jour-la, me conta le capitaine. Le lendemain, il y en eut d'autres, et d'autres encore le surlendemain. Le marin avait raison, sa bibliotheque etait inepuisable, sa memoire ne se troublait jamais, sa parole ne s'arretait pas; mais a toujours conter on ennuie le lecteur, d'ailleurs il faut garder quelque chose pour l'annee prochaine. Peut-etre alors, retrouverons-nous le capitaine, et demanderons-nous des lecons a sa douce sagesse. En attendant, chers lecteurs, je me separe de vous avec les adieux que m'adressait chaque jour l'excellent marin: "Mon ami, sois sage, obeis a ta mere, fais bien tes devoirs, afin que demain on te permette d'entendre mes contes; le plaisir n'est bon qu'apres la peine: celui-la seul s'amuse qui a bien travaille. Et maintenant, ajoutait-il en me prenant la main, je te recommande a Dieu." Adieu donc, amis lecteurs, comme disent nos vieux livres, adieu, amies lectrices; puisse la sagesse du capitaine Jean vous profiter assez pour rendre chacun de vous aussi bon et aussi laborieux que son pere; aussi doux et aussi aimable que sa mere; c'est le dernier voeu de votre vieil ami. LE CHATEAU DE LA VIE I Il y a quelques annees que, me trouvant a Capri, la plus charmante des iles du golfe de Naples, par une de ces belles journees d'automne, qui sont pleines de calme et de lumiere, j'eus le desir de me rendre en bateau a Paestum, en m'arretant a Amalfi et a Salerne. La chose etait aisee; il y avait sur la plage des pecheurs qui retournaient a terre et ne demandaient pas mieux que de prendre avec eux l'etranger. En entrant dans la barque, j'y trouvai quatre marins de bonne mine, bras nerveux, visages bronzes par le soleil, et au milieu d'eux une petite fille de huit ou dix ans, a la taille forte et cambree, a la figure coloree, aux yeux noirs et vifs, qui tour a tour commandait ou priait l'equipage avec la majeste d'une Italienne ou la grace d'un enfant. C'etait la fille du patron; je n'en pus douter au fier sourire avec lequel il me la montra quand j'entrai dans le bateau. Une fois en mer, et chacun a la rame, comme je me trouvais seul a ne rien faire dans la barque, je pris l'enfant sur mes genoux pour causer avec elle et entendre de ses levres mignonnes ce patois napolitain qui sonne si doucement a l'oreille. --Parlez-lui, Excellence, me cria le patron d'un air triomphant; ne craignez pas non plus d'ecouter la _marchesina_; si petite qu'elle soit, elle est deja savante comme un chanoine. Quand vous voudrez, elle vous dira l'histoire du roi de Starza Longa, qui marie sa fille a un serpent, ou celle de Vardiello, a qui sa sottise procure la fortune. Aimez-vous mieux la Biche enchantee, ou l'Ogre qui donne a Antuono de Maregliano le baton qui fait son devoir, ou le Chateau de la Vie...? --Va pour le Chateau de la Vie! m'ecriai-je, afin d'interrompre un defile de contes aussi nombreux que les grains d'un chapelet. --Nunziata, mon enfant, dit le pecheur d'un ton solennel, conte a Son Excellence l'histoire du Chateau de la Vie, telle que ta mere te l'a recitee tant de fois; et vous, ajouta-t-il en s'adressant aux rameurs, tachez de ne pas trop battre l'eau, afin que nous puissions entendre. C'est ainsi que, durant plus d'une heure, tandis que la barque glissait sans bruit sur l'onde immobile, et qu'un doux soleil d'octobre empourprait les montagnes et faisait scintiller la mer, tous les cinq, attentifs et silencieux, nous ecoutions l'enfant qui nous parlait de feerie, au milieu d'une nature enchantee. II LE CHATEAU DE LA VIE Il y avait une fois, commenca gravement Nunziata, il y avait une fois a Salerne une bonne vieille, pecheuse de profession, qui n'avait pour tout bien et pour tout appui qu'un garcon de douze ans, son petit-fils, pauvre orphelin dont le pere avait ete noye dans un jour d'orage, et dont la mere etait morte de chagrin. Gracieux, c'etait le nom de l'enfant, n'aimait au monde que sa grand'mere: il la suivait tous les matins avant l'aube pour ramasser les coquillages, ou pour tirer le filet a la rive, en attendant qu'il fut assez fort pour aller lui-meme a la peche, et braver ces flots qui lui avaient tue tous les siens. Il etait si beau, si bien fait, si avenant que, des qu'il entrait dans la ville, avec sa corbeille de poissons sur la tete, chacun courait apres lui; il avait vendu sa part avant meme que d'arriver au marche. Par malheur la grand'mere etait bien vieille; elle n'avait plus qu'une dent au milieu de la bouche, sa tete branlait, ses yeux etaient si rouges, qu'elle n'y voyait plus. Chaque matin elle avait plus de peine a se lever que la veille, elle sentait qu'elle n'irait pas loin. Aussi, tous les soirs, avant que Gracieux s'enveloppat dans sa couverture pour dormir a terre, elle lui donnait de bons conseils pour le jour ou il serait seul; elle lui disait quels pecheurs il fallait voir et quels il fallait eviter; comment, en etant toujours doux et laborieux, prudent et resolu, il ferait son chemin dans le monde, et finirait par avoir a lui sa barque et ses filets; le pauvre garcon n'ecoutait guere toute cette sagesse; des que la vieille commencait a prendre le ton serieux: --Mere-grand, s'ecriait l'enfant, mere-grand, ne me quitte pas. J'ai des bras, je suis fort, bientot je pourrai travailler pour deux; mais si, en revenant de la mer, je ne te retrouve pas a la maison, comment veux-tu que je vive? Et il l'embrassait en pleurant. --Mon enfant, lui dit un jour la vieille, je ne te laisserai pas aussi seul que tu crains; apres moi, tu auras deux protectrices que plus d'un prince t'envierait. Il y a deja longtemps que j'ai oblige deux grandes dames qui ne t'oublieront pas quand l'heure sera venue de les appeler, et ce sera bientot. --Quelles sont ces deux dames? demanda Gracieux, qui n'avait jamais vu dans la cabane que des femmes de pecheurs. --Ce sont deux fees, repondit la grand'mere, deux grandes fees: la fee des eaux et la fee des bois. Ecoute-moi bien, mon enfant; c'est un secret qu'il faut que je te confie, un secret que tu garderas comme je l'ai fait, et qui te donnera la fortune et le bonheur. Il y a dix ans, l'annee meme ou mourut ton pere, ou ta mere aussi nous laissa, j'etais sortie avant le point du jour, pour surprendre les crabes endormis dans le sable; j'etais penchee a terre et cachee par un rocher, quand je vis un alcyon qui voguait doucement vers la plage. C'est un oiseau sacre qu'il faut toujours menager; je le laissai donc aborder et ne remuai pas, de crainte de l'effaroucher. En meme temps, d'une fente de la montagne je vis sortir et ramper sur le sable une belle couleuvre verte qui allongeait ses grands anneaux pour approcher de l'oiseau. Quand ils furent pres l'un de l'autre, sans qu'aucun d'eux parut surpris de la rencontre, la couleuvre s'enroula autour du cou de l'alcyon, comme si elle l'eut embrasse tendrement; ils resterent ainsi enlaces quelques minutes; puis ils se separerent brusquement, le serpent pour rentrer dans la pierre, l'oiseau pour se plonger dans la vague, qui l'emporta. "Fort etonnee de ce que j'avais vu, je revins le lendemain a la meme heure, et a la meme heure aussi l'alcyon arriva sur le sable, la couleuvre sortit de sa retraite. C'etaient des fees, il n'etait pas permis d'en douter, peut-etre des fees enchantees a qui je pouvais rendre service. Mais que faire? Me montrer, c'etait leur deplaire et m'exposer beaucoup; il valait mieux attendre une occasion favorable que le hasard amenerait sans doute. Pendant un mois je me tins en embuscade, assistant tous les matins au meme spectacle, quand un jour j'apercus un gros chat noir qui arrivait le premier au rendez-vous, et qui se cachait derriere le rocher, presque sous ma main. Un chat noir ne pouvait etre qu'un enchanteur, d'apres ce qu'on m'avait appris dans ma jeunesse: je me promis de le surveiller. Et, en effet, a peine l'alcyon et la couleuvre s'etaient-ils embrasses, que voici le chat qui se ramasse, se gonfle et s'elance sur ces innocents. Ce fut mon tour de me jeter sur le brigand, qui tenait deja ses victimes entre ses griffes meurtrieres; je le saisis malgre toutes ses convulsions, quoiqu'il me mit les mains en sang, et la, sans pitie, sachant a qui j'avais affaire, je pris le couteau qui me servait a ouvrir les chataignes de mer, et je coupai au monstre la tete, les pattes et la queue, attendant avec confiance le succes de mon devouement. "Je n'attendis pas longtemps; des que j'eus jete a la mer le corps de la bete, je vis devant moi deux belles dames, l'une toute couronnee de plumes blanches, l'autre qui avait pour echarpe une peau de serpent; c'etaient, je te l'ai deja dit, la fee des eaux et la fee des bois. Enchantees par un miserable genie qui avait surpris leur secret, il leur fallait rester alcyon et couleuvre jusqu'a ce qu'une main genereuse les affranchit; c'est a moi qu'elles devaient la liberte et la puissance. "Demande-nous ce que tu voudras, me dirent-elles, tes voeux seront exauces." "Je reflechis que j'etais vieille et que j'avais assez souffert de la vie pour ne pas la recommencer, tandis que toi, mon enfant, un jour viendrait ou rien ne serait trop beau pour ton desir, ou tu voudrais etre riche, noble, general, marquis, prince peut-etre. "Ce jour-la, me dis-je, je pourrai tout lui donner, un seul moment d'un pareil bonheur me payera quatre-vingts ans de peine et de misere." Je remerciai donc les fees et les priai de me garder leur bon vouloir pour l'heure ou j'en aurais besoin. La fee des eaux ota une petite plume de sa couronne; la fee des bois detacha une ecaille de la peau du serpent. "Bonne femme, me dirent-elles, quand tu voudras de nous, place cette plume et cette ecaille dans un vase d'eau pure, en meme temps appelle-nous en formant un voeu; fussions-nous au bout du monde, en un instant tu nous verras devant toi, pretes a payer la dette d'aujourd'hui." "Je baissai la tete en signe de reconnaissance; quand je la relevai, tout avait disparu; meme il n'y avait plus ni blessures ni sang a mes bras; j'aurais cru qu'un reve m'avait trompee, si je n'avais eu dans la main l'ecaille de la couleuvre et la plume de l'alcyon. --Et ces tresors, dit Gracieux, ou sont-ils, grand'-mere? --Mon enfant, repondit la vieille, je les ai caches avec soin, ne voulant te les montrer que le jour ou tu serais un homme et en etat de t'en servir; mais, puisque la mort va nous separer, le moment est venu de te remettre ces precieux talismans. Tu trouveras au fond de la huche un coffret de bois cache sous des chiffons; dans ce coffret est une petite boite de carton enveloppee d'etoupe; ouvre cette boite, tu trouveras l'ecaille et la plume soigneusement entourees de coton. Garde-toi de les briser, prends-les avec respect, je te dirai ce qui te reste a faire." Gracieux apporta la boite a la pauvre femme, qui ne pouvait plus quitter son grabat; ce fut elle-meme qui prit les deux objets. --Maintenant, dit-elle a son fils en les lui remettant, place au milieu de la chambre une assiette pleine d'eau; au milieu de l'eau, depose l'ecaille et la plume, puis forme un voeu; demande la fortune, la noblesse, l'esprit, la puissance, tout ce que tu voudras, mon fils; seulement, comme je sens que je meurs, embrasse-moi, mon enfant, avant d'exprimer ce voeu qui nous separera pour jamais, et recois une derniere fois ma benediction. Ce sera un talisman de plus pour te porter bonheur. Mais, a la surprise de la vieille, Gracieux ne vint ni l'embrasser ni lui demander sa benediction; il mit bien vite l'assiette pleine d'eau an milieu de la chambre, jeta la plume et l'ecaille au milieu de l'assiette, et cria du fond du coeur: "Je veux que mere-grand vive toujours: parais, fee des eaux; je veux que mere-grand vive toujours: parais, fee des bois!" Et alors voila l'eau qui bouillonne, bouillonne, l'assiette devient un grand bassin que les murs de la chaumiere ont peine a contenir, et du fond du bassin Gracieux voit sortir deux belles jeunes femmes, qu'a leur baguette il reconnut de suite pour des fees. L'une avait une couronne de feuilles de houx melees de grains rouges, avec des pendants d'oreilles en diamants qui ressemblaient a des glands dans leur coupe; elle etait vetue d'une robe verte comme la feuille d'olive, et par-dessus elle avait une peau tigree qui se nouait en echarpe sur l'epaule droite: c'etait la fee des bois. Quant a la fee des eaux, elle avait une coiffure de roseaux, avec une robe blanche toute bordee de plumes de grebes, et une echarpe bleue qui par moments se relevait sur sa tete et se gonflait comme la voile d'un navire. Si grandes dames qu'elles fussent, toutes deux regarderent en souriant Gracieux, qui s'etait refugie dans les bras de sa grand'mere, et qui tremblait de peur et d'admiration. [Illustration: Du fond du bassin Gracieux vit sortir deux belles jeunes femmes, qu'a leur baguette il reconnut pour des fees.] "Nous voici, mon enfant, dit la fee des eaux, qui prit la parole comme la plus agee; nous avons entendu ce que tu disais; le voeu que tu as forme te fait honneur; mais, si nous pouvons t'aider dans le projet que tu as concu, toi seul tu peux l'executer. Nous pouvons bien prolonger de quelque temps l'existence de ta grand'mere; mais, pour qu'elle vive toujours, il te faut aller au Chateau de la Vie, a quatre grandes journees d'ici, du cote de la Sicile. La se trouve la fontaine d'immortalite. Si tu peux accomplir chacune de ces quatre journees sans te detourner de ton chemin, si, arrive au chateau, tu peux repondre aux trois questions que t'adressera une voix invisible, tu trouveras la-bas ce que tu desires; mais, mon enfant, reflechis bien avant de prendre ce parti, car il y a plus d'un danger sur la route. Si une seule fois tu manques d'atteindre le but de ta journee, non seulement tu n'obtiendras pas ce que tu souhaites, mais tu ne sortiras jamais de ce pays, d'ou nul n'est revenu. --Je pars, Madame, repondit Gracieux. --Mais, dit la fee des bois, tu es bien jeune, mon enfant, et tu ne connais pas meme le chemin. --N'importe! reprit Gracieux; vous ne m'abandonnerez pas, belles dames, et, pour sauver ma grand'mere, j'irais au bout du monde. --Attends, dit la fee des bois; et, detachant le plomb d'une vitre brisee, elle le mit dans le creux de sa main. Et voici le plomb qui se met a fondre et a bouillir sans que la fee paraisse incommodee de la chaleur, puis elle jette sur le foyer le metal, qui s'y fige en mille formes variees. --Que vois-tu dans tout cela? dit la fee a Gracieux. --Madame, repondit-il, apres avoir regarde avec attention, il me semble que j'apercois un chien epagneul avec une grande queue et de grandes oreilles. --Appelle-le, dit la fee? Aussitot voila qu'on entend aboyer, et que du milieu du metal sort un chien noir et couleur de feu, qui se met a gambader et a sauter autour de Gracieux. --Ce sera ton compagnon, dit la fee; tu le nommeras Fidele; il te montrera la route, mais je te previens que c'est a toi de le conduire, et non pas a lui de te mener. Si tu le fais obeir, il te servira; si tu lui obeis, il te perdra. --Et moi, dit la fee des eaux, ne te donnerai-je rien, mon pauvre Gracieux? Et, regardant autour d'elle, la dame vit a terre un morceau de papier que de son pied mignon elle poussa dans le foyer. Le papier prit feu; quand la flamme fut passee, on vit des milliers de petites etincelles qui couraient l'une apres l'autre, comme des nonnes qui a la nuit de Noel se rendent a la chapelle, ayant chacune un cierge en main. La fee suivit d'un oeil curieux toutes ces etincelles; quand la derniere fut pres de s'eteindre, elle souffla sur le papier; soudain on entendit un petit cri d'oiseau; une hirondelle sortit tout effrayee, alla se heurter a tous les coins de la chambre et finit par s'abattre sur l'epaule de Gracieux. --Ce sera ta compagne, dit la fee des eaux, tu la nommeras Pensive; elle te montrera la route, mais je te previens que c'est a toi de la conduire, et non pas a elle de te mener. Si tu la fais obeir, elle te servira; si tu lui obeis, elle te perdra. --Remue cette cendre noire, ajouta la bonne fee des eaux, peut-etre y trouveras-tu quelque chose. Gracieux obeit; sous la cendre du papier, il prit un flacon de cristal de roche qui brillait comme du diamant; c'est la-dedans, lui dit la fee, qu'il devait recueillir l'eau d'immortalite: elle eut brise tout vase fait de la main des hommes. A cote du flacon, Gracieux trouva un poignard a lame triangulaire. C'etait bien autre chose que le stylet de son pere le pecheur auquel on lui defendait de toucher; avec cette arme on pouvait braver le plus fier ennemi. --Ma soeur, vous ne serez pas plus genereuse que moi, dit l'autre fee; et, prenant une paille de la seule chaise qu'il y eut dans la maison, elle souffla dessus. La paille se gonfla aussitot, et, en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, forma une carabine admirable, tout incrustee de nacre et d'or; une seconde paille donna une cartouchiere que Gracieux se mit autour du corps et qui lui allait a merveille: on eut dit d'un prince qui partait en chasse. Il etait si beau que sa grand'mere en pleurait de joie et d'attendrissement. Les deux fees disparues, Gracieux embrassa la bonne vieille, en lui recommandant bien de l'attendre, et il se mit a deux genoux pour lui demander sa benediction. L'aieule lui fit un beau sermon pour lui recommander d'etre patient, juste, charitable, et surtout de ne jamais s'ecarter du droit chemin, "non pas pour moi, ajouta la vieille, qui accepte la mort de grand coeur, et qui regrette le voeu que tu as forme, mais pour toi, mon enfant, pour que tu reviennes; je ne veux pas mourir sans que tu me fermes les jeux". Il etait tard; Gracieux se coucha par terre, trop agite, a ce qu'il croyait, pour s'assoupir. Mais le sommeil l'eut bientot surpris; il dormit toute la nuit, tandis que la pauvre grand'mere regardait la figure de son cher enfant eclairee par la lueur vacillante de la lampe, et ne pouvait se lasser de l'admirer en soupirant. III De grand matin, quand l'aube pointait a peine, l'hirondelle se mit a gazouiller et Fidele a tirer la couverture: "Partons, maitre, partons, disaient les deux compagnons dans leur langage que Gracieux entendait par le don des fees; deja la mer blanchit a la plage, l'oiseau chante, la mouche bourdonne, la fleur s'ouvre au soleil; partons, il est temps." Gracieux embrassa une derniere fois sa vieille amie et prit le chemin qui mene a Paestum; Pensive voltigeait de droite et de gauche en chassant les moucherons; Fidele caressait son jeune maitre ou courait devant lui. Ils n'etaient pas encore a deux lieues de la ville, que Gracieux vit Fidele qui causait avec les fourmis. Elles marchaient en bandes regulieres, trainant avec elles toutes leurs provisions. --Ou allez-vous? leur demanda Gracieux; et elles repondirent: --Au Chateau de la Vie. Un peu plus loin, Pensive rencontra les cigales, qui s'etaient mises aussi en voyage, avec les abeilles et les papillons; tous allaient au Chateau de la Vie, pour boire a la fontaine d'immortalite. On marcha de compagnie, comme gens qui suivent la meme route. Pensive presenta a Gracieux un jeune papillon qui bavardait avec agrement. L'amitie vient vite dans la jeunesse; au bout d'une heure, les doux compagnons etaient inseparables. Aller tout droit n'est pas le gout des papillons; aussi l'ami de Gracieux se perdait-il sans cesse au milieu des herbes; Gracieux, qui de sa vie n'avait ete libre, et qui n'avait jamais vu tant de fleurs ni tant de soleil, suivait tous les zigzags du papillon, il ne s'inquietait pas plus de la journee que si elle ne devait jamais finir. Mais au bout de quelques lieues son nouvel ami se sentit fatigue. --N'allons pas plus loin, disait-il a Gracieux; vois comme cette nature est belle; que ces fleurs sentent bon! comme ces champs embaument! restons ici; c'est ici qu'est la vie. --Marchons, disait Fidele, la journee est longue et nous ne sommes qu'au debut. --Marchons, disait Pensive, le ciel est pur, l'horizon infini; allons toujours en avant. Gracieux, rentre en lui-meme, fit de sages raisonnements au papillon qui voltigeait toujours de droite et de gauche, ce fut en vain. --Que m'importe? disait l'insecte; hier j'etais chenille, ce soir je ne serai rien, je veux jouir aujourd'hui. Et il s'abattit sur une rose de Paestum toute grande ouverte. Le parfum etait si fort que le pauvre papillon en fut asphyxie; Gracieux essaya en vain de le rappeler a la vie, et, apres l'avoir pleure, il le mit avec une epingle a son chapeau comme une cocarde. Vers midi, ce fut le tour des cigales de s'arreter. --Chantons, disaient-elles; la chaleur va nous accabler, si nous luttons contre la force du jour. Il est si bon de vivre dans un doux repos! Viens, Gracieux, nous t'egayerons, et tu chanteras avec nous. --Ecoutons-les, disait Pensive, elles chantent si bien! Mais Fidele ne voulait pas s'arreter; il avait du feu dans les veines, il jappa tant et tant, que Gracieux oublia les cigales pour courir apres l'importun. Le soir venu, Gracieux rencontra la mouche a miel toute chargee de butin. --Ou vas-tu? lui dit-il. --Je retourne chez moi, repondit l'abeille, et ne veux pas quitter ma ruche. --Eh quoi! reprit Gracieux, laborieuse comme tu es, vas-tu faire comme la cigale et renoncer a ta part d'immortalite? --Ton Chateau est trop loin, repondit l'abeille, je n'ai pas ton ambition. Mon oeuvre de chaque jour me suffit, je ne comprends rien a tes voyages; pour moi, le travail, c'est la vie. Gracieux fut un peu emu d'avoir perdu des le premier jour tant de compagnons de route; mais, en pensant avec quelle facilite il avait fourni la premiere etape, son coeur fut plein de joie; il caressa Fidele, attrapa des mouches que Pensive lui prenait dans la main, et s'endormit plein d'espoir en revant a sa grand'mere et aux deux fees. IV Le lendemain, des l'aurore, Pensive avertit son jeune maitre. --Partons, disait-elle. Deja la mer blanchit a la plage, l'oiseau chante, la mouche bourdonne, la fleur s'ouvre au soleil; partons, il est temps. --Un moment, repondait Fidele; la journee n'est pas longue; avant midi nous verrons les temples de Paestum, ou nous devons nous arreter ce soir. --Les fourmis sont deja en route, reprenait Pensive: le chemin est plus difficile qu'hier et le temps plus lourd; partons. Gracieux avait vu en songe sa grand'mere qui lui souriait; aussi se mit-il en marche avec une ardeur plus vive que la veille. Le jour etait splendide: a droite, la mer qui poussait doucement ses vagues bleuatres et les deroulait sur le sable en murmurant; a gauche, dans le lointain, des montagnes bordees d'une teinte rosee; dans la plaine, de grandes herbes toutes parsemees de fleurs, un chemin plante d'aloes, de jujubiers et d'acanthes; en face, un horizon sans nuages. Gracieux, ravi de plaisir et d'esperance, se croyait deja au but du voyage. Fidele bondissait au milieu des champs et mettait en fuite les perdrix effrayees; Pensive se perdait dans le ciel et jouait avec la lumiere. Tout a coup, au milieu des roseaux, Gracieux apercut une belle chevrette qui le regardait avec des yeux languissants, comme si elle l'appelait. L'enfant s'approcha; la chevrette bondit, mais sans s'eloigner de beaucoup. Trois fois elle recommenca le meme manege, comme si elle agacait Gracieux. --Suivons-la, dit Fidele; je lui couperai le chemin, nous l'aurons bientot prise. --Ou est Pensive? dit l'enfant. --Qu'importe, maitre? reprit Fidele; c'est l'affaire d'un instant. Fiez-vous a moi, je suis ne pour la chasse; la chevrette est a nous. Gracieux ne se le fit pas dire deux fois; tandis que Fidele faisait un detour, il courut apres la chevrette, qui s'arretait entre les arbres, comme pour se laisser prendre, et bondissait des que la main du chasseur l'effleurait. "Courage, maitre!" cria Fidele en debusquant; mais d'un coup de tete chevrette lanca le chien en l'air et s'enfuit plus vite que le vent. Gracieux s'elanca a sa poursuite; Fidele, les yeux et la gueule enflammes, courait et jappait comme un furieux; ils franchissaient fosses, sillons, branchages, sans que rien arretat leur audace. La chevrette fatiguee perdait du terrain; Gracieux redoublait d'ardeur, deja il etendait la main pour saisir sa proie, quand tout a coup, le sol lui manquant sous les pieds, il roula avec son imprudent compagnon dans un piege qu'on avait couvert de feuillages. Il n'etait pas remis de sa chute, que la chevrette s'approchant du bord leur cria: --Vous etes trahis; je suis la femme du roi des loups qui vous mangera tous les deux. Disant cela, elle disparut. --Maitre, dit Fidele, la fee avait raison en vous recommandant de ne pas me suivre; nous avons fait une sottise, c'est moi qui vous ai perdu. --Au moins, dit Gracieux, nous defendrons notre vie. Et, prenant sa carabine, il y mit double charge pour attendre le roi des loups. Plus calme alors, il regarda la fosse profonde ou il etait tombe; elle etait trop haute pour qu'il en put sortir, c'est dans ce trou qu'il lui fallait recevoir la mort. Fidele comprit les regards de son ami. --Maitre, dit-il, si vous me preniez dans vos bras et si vous me lanciez de toutes vos forces, peut-etre arriverais-je au bord; une fois dehors je vous aiderais. Gracieux n'avait pas grand espoir. Trois fois il essaya de pousser Fidele, trois fois le pauvre animal retomba; enfin, au quatrieme effort, le chien attrapa quelques racines, et s'aida si bien de la gueule et des pattes, qu'il sortit de ce tombeau. Aussitot il poussa dans la fosse des branches coupees qui se trouvaient au bord: --Maitre, dit-il, fichez ces branches dans la terre et faites-vous une echelle. Pressez-vous, pressez-vous, ajouta-t-il, j'entends les hurlements du roi des loups. Gracieux etait adroit et agile. La colere doubla ses forces; en moins d'un instant il fut dehors. La, il assura son poignard dans sa ceinture, changea la capsule de sa carabine, et, se placant derriere un arbre, il attendit de pied ferme l'ennemi. Soudain il entendit un cri effroyable: une bete horrible, avec des crocs grands comme les defenses d'un sanglier, accourait sur lui par bonds enormes; Gracieux l'ajusta d'une main emue, et tira. Le coup avait porte, l'animal tourna sur lui-meme en hurlant; mais aussitot il reprit son elan, "Rechargez votre carabine, pressez-vous, maitre", cria Fidele, qui se jeta courageusement a la face du monstre, et le prit au cou a belles dents. Le loup n'eut qu'a secouer la tete pour jeter a terre le pauvre chien, il l'eut avale d'une bouchee, si Fidele ne lui eut glisse dans la gueule en y laissant une oreille. Ce fut le tour de Gracieux de sauver son compagnon; il s'avanca hardiment et lira son second coup, en visant a l'epaule. Le loup tomba; mais, se relevant par un effort supreme, il se jeta sur le chasseur, qu'il renversa sous lui. En recevant ce choc terrible, Gracieux se crut perdu; mais, sans perdre courage, et appelant les bonnes fees a son aide, il prit son poignard et l'enfonca dans le coeur de l'animal, qui, pret a devorer son ennemi, tout a coup tendit les membres et mourut. Couvert de sang et d'ecume, Gracieux se releva tout tremblant et s'assit sur un arbre renverse. Fidele se traina pres de lui sans oser le caresser, car il sentait combien il etait coupable. --Maitre, disait-il, qu'allons-nous devenir? La nuit approche, et nous sommes si loin de Paestum! --Il faut partir, s'ecria l'enfant; et il se leva; mais il etait si faible qu'il fut oblige de se rasseoir. Une soif brulante le devorait; il avait la fievre, tout tournait autour de lui. Alors, songeant a sa grand'mere, il se mit a pleurer. Avoir oublie sitot de si belles promesses et mourir dans ce pays d'ou l'on ne revient pas, tout cela pour les beaux yeux d'une chevrette: quels remords avait le pauvre Gracieux! Comme elle finissait tristement, cette journee si bien commencee! Bientot on entendit des hurlements sinistres; c'etaient les freres du roi des loups qui l'appelaient et qui accouraient a son secours. Gracieux embrassa Fidele, c'etait son seul ami; il lui pardonna une imprudence qu'ils allaient tous deux payer de la vie; puis il coula un lingot dans sa carabine, fit sa priere aux bonnes fees, leur recommanda sa grand'mere et se disposa a mourir. --Gracieux! Gracieux! ou etes-vous? cria une petite voix qui ne pouvait etre que celle de Pensive. Et l'hirondelle vint, en voltigeant, se poser sur la tete de son maitre. --Du courage! disait-elle; les loups sont encore loin. Il y a tout pres d'ici une source pour etancher votre soif et arreter le sang de vos blessures, et j'ai vu dans les herbes un sentier cache qui peut nous conduire a Paestum. Gracieux et Fidele se trainerent jusqu'au ruisseau, tremblants de crainte et d'esperance; puis ils s'engagerent dans le chemin couvert, un peu ranimes par le doux gazouillement de Pensive. Le soleil etait couche; on marcha dans l'ombre pendant quelques heures, et, quand la lune se leva, on etait hors de danger. Restait une route penible et dangereuse pour qui n'avait plus l'ardeur du matin: des marais a traverser, des fosses a franchir, des fourres ou l'on se dechirait la figure et les mains; mais, en songeant qu'il pouvait reparer sa faute et sauver sa grand'mere. Gracieux avait le coeur si leger, qu'a chaque pas ses forces redoublaient avec son espoir. Enfin, apres mille fatigues, on arriva a Paestum comme les etoiles allaient marquer minuit. Gracieux se jeta sur une dalle du temple de Neptune, et, apres avoir remercie Pensive, il s'endormit ayant a ses pieds Fidele, meurtri, sanglant et silencieux. V Le sommeil ne fut pas long; Gracieux etait debout avant le jour, qui se faisait attendre. En descendant les marches du temple, il vit les fourmis qui avaient eleve un monceau de sable, et qui y enterraient les grains de la moisson nouvelle. Toute la republique etait en mouvement. Chaque fourmi allait, venait, parlait a sa voisine, recevait ou donnait des ordres; on trainait des brins de paille, on voiturait de petits morceaux de bois, on emportait des mouches mortes, on entassait des provisions: c'etait tout un etablissement pour l'hiver. --Eh quoi! dit Gracieux aux fourmis, n'allez-vous plus au Chateau de la Vie? Renoncez-vous a l'immortalite? --Nous avons assez travaille, lui repondit une des ouvrieres; le jour de la recolte est venu. La route est longue, l'avenir incertain, et nous sommes riches. C'est aux fous a compter sur le lendemain, le sage use de l'heure presente; quand on a honnetement amasse, la vraie philosophie, c'est de jouir. Fidele trouva que la fourmi avait raison; mais, comme il n'osait plus donner de conseils, il se contenta de secouer la tete en partant; Pensive, au contraire, dit que la fourmi n'etait qu'une egoiste; s'il n'y avait qu'a jouir dans la vie, le papillon etait plus sage qu'elle. En meme temps, et plus vive que jamais, Pensive s'envola a tire-d'aile pour eclairer le chemin. Gracieux marchait en silence. Honteux des folies de la veille, quoiqu'il regrettat un peu la chevrette, il se promettait que, le troisieme jour, rien ne le detournerait de sa route. Fidele, l'oreille dechiree, suivait en boitant son jeune maitre, et ne semblait pas moins reveur que lui. Vers midi on chercha un lieu favorable pour s'arreter quelques instants. Le temps etait moins brulant que la veille, il semblait qu'on eut change de pays et de saison. La route traversait des pres recemment fauches pour la seconde fois, ou de beaux vignobles charges de raisin; elle etait bordee de grands figuiers tout couverts de fruits ou bourdonnaient des milliers d'insectes; il y avait a l'horizon des vapeurs dorees, l'air etait doux et tiede; tout invitait au repos. Dans la plus belle des prairies, aupres d'un ruisseau qui repandait au loin la fraicheur, a l'ombre des platanes et des frenes, Gracieux apercut un troupeau de buffles qui ruminaient. Mollement couches a terre, ils faisaient cercle autour d'un vieux taureau qui semblait leur chef et leur roi. Gracieux s'en approcha civilement et fut recu avec politesse. D'un signe de tete on l'invita a s'asseoir, on lui montra de grandes jattes pleines de fromages et de lait. Notre voyageur admirait le calme et la gravite de ces paisibles et puissants animaux. On eut dit autant de senateurs romains sur leurs chaises curules. L'anneau d'or qu'ils portaient au nez ajoutait encore a la majeste de leur aspect. Gracieux, qui se sentait plus calme et plus rassis que la veille, songeait malgre lui qu'il serait bon de vivre au sein de cette paix et de cette abondance; si le bonheur etait quelque part, c'etait la sans doute qu'il fallait le chercher. Fidele partageait l'avis de son maitre. On etait au moment ou les cailles passent en Afrique; la terre etait couverte d'oiseaux fatigues qui reprenaient des forces avant de traverser la mer. Fidele n'eut qu'a se baisser pour faire une chasse de prince; repu de gibier, il se coucha aux pieds de Gracieux, et se mit a ronfler. Quand les buffles eurent fini de ruminer, Gracieux, qui jusque-la avait craint d'etre indiscret, engagea la conversation avec le taureau, qui montrait un esprit cultive et qui avait une grande experience. --Etes-vous, lui demanda-t-il, les maitres de ce riche domaine? --Non, repondit le vieux buffle; nous appartenons, comme tout le reste, a la fee Crapaudine, reine des Tours Vermeilles, la plus riche de toutes les fees. --Qu'exige-t-elle de vous? reprit Gracieux. --Rien que de porter cet anneau d'or au nez, et de lui payer une redevance de laitage, reprit le taureau; tout au plus de lui donner de temps en temps quelqu'un de nos enfants pour regaler ses hotes. A ce prix nous jouissons de notre abondance dans une parfaite securite; aussi n'avons-nous rien a envier sur la terre; il n'est personne de plus heureux que nous. --N'avez-vous jamais entendu parler du Chateau de la Vie et de la Fontaine d'immortalite? dit timidement Gracieux, qui, sans savoir pourquoi, rougissait de faire cette question. --Chez nos peres, repondit le taureau, il y avait quelques anciens qui parlaient encore de ces chimeres; plus sages que nos aieux, nous savons aujourd'hui qu'il n'y a d'autre bonheur que de ruminer et de dormir. Gracieux se leva tristement pour se remettre en chemin et demanda ce que c'etait que ces tours carrees et rougeatres qu'il apercevait dans le lointain. --Ce sont les Tours Vermeilles, repondit le taureau; elles ferment la route; il vous faut passer par le chateau de Crapaudine pour continuer votre voyage. Vous verrez la fee, mon jeune ami, elle vous offrira l'hospitalite et la fortune. Faites comme vos devanciers, croyez-moi; tous ont accepte les bienfaits de notre maitresse, tous se sont bien trouves de renoncer a leurs reves pour vivre heureux. --Et que sont-ils devenus? demanda Gracieux. --Ils sont devenus buffles comme nous, reprit tranquillement le taureau, qui, n'ayant pas acheve sa sieste, baissa la tete et s'endormit. Gracieux tressaillit et reveilla Fidele, qui ne se leva qu'en grommelant. Il appela Pensive; Pensive ne repondit pas: elle causait avec une araignee qui avait etendu entre deux branches de frene une grande toile qui brillait au soleil et qui etait pleine de moucherons. --Pourquoi, disait l'araignee a l'hirondelle, pourquoi ce long voyage? a quoi bon changer de climat et attendre ta vie du soleil, du temps ou d'un maitre? Regarde-moi, je ne depends de personne et tire tout de moi-meme. Je suis ma maitresse, je jouis de mon art et de mon genie: c'est a moi que je ramene le monde, rien ne peut troubler ni mes calculs ni un bonheur que je ne dois qu'a moi seule. [Illustration: Crapaudine tendit ses quatre doigts au pauvre garcon, qui, par respect, fut oblige de les porter a ses levres en s'inclinant.] Trois fois Gracieux appela Pensive qui ne l'entendait pas; elle etait en admiration devant sa nouvelle amie. A chaque instant quelque moucheron etourdi se jetait dans la toile, et chaque fois l'araignee, en hotesse attentive, offrait la proie nouvelle a sa compagne etonnee, quand tout a coup un souffle passa, un souffle si leger que la plume de l'hirondelle n'en fut pas meme effleuree. Pensive chercha l'araignee; la toile etait jetee aux vents, et la pauvre bestiole pendait par une patte a son dernier fil, quand un oiseau l'emporta en passant. VI Remis en marche, on arriva en silence au palais de Crapaudine; Gracieux fut introduit en grande ceremonie par deux beaux levriers caparaconnes de pourpre et portant au cou de larges colliers etincelants de rubis. Apres avoir traverse un grand nombre de salles toutes pleines de tableaux, de statues, d'etoffes d'or et de soie, de coffres ou l'argent et les bijoux debordaient, Gracieux et ses compagnons entrerent dans un temple rond qui etait le salon de Crapaudine. Les murs en etaient de lapis; la voute, d'email azure, etait soutenue par douze colonnes cannelees en or massif, qui portaient pour chapiteaux des feuilles d'acanthe en email blanc bordees d'or. Sur un large fauteuil de velours etait place un crapaud gros comme un lapin: c'etait la deesse du lieu. Drapee dans un grand manteau d'ecarlate tout borde de paillettes eclatantes, l'aimable Crapaudine avait sur la tete un diademe de rubis dont l'eclat animait un peu ses grosses joues marbrees de jaune et de vert. Sitot qu'elle apercut Gracieux, elle lui tendit ses quatre doigts tout couverts de bagues; le pauvre garcon fut oblige, par respect, de les portera a ses levres en s'inclinant. --Mon ami, lui dit la fee avec une voix rauque qu'elle essayait d'adoucir, je t'attendais, je ne veux pas etre moins genereuse pour toi que ne l'ont ete mes soeurs. En venant jusqu'a moi, tu as vu une faible part de mes richesses. Ce palais avec ses tableaux, ses statues, ses coffres pleins d'or, ces domaines immenses, ces troupeaux innombrables, tout cela est a toi, si tu veux; il ne tient qu'a toi d'etre le plus riche et le plus heureux des hommes. --Que faut-il faire pour cela? demanda Gracieux tout emu. --Moins que rien, repondit la fee: me hacher en cinquante morceaux et me manger a belles dents. Ce n'est pas la chose effrayante, ajouta-t-elle avec un sourire; et, regardant Gracieux avec des yeux encore plus rouges que de coutume, Crapaudine se mit a baver agreablement. --Peut-on au moins vous assaisonner? dit Pensive, qui n'avait pu regarder sans envie les beaux jardins de la fee. --Non, dit Crapaudine, il faut me manger toute crue; mais on peut se promener dans mon palais, regarder et toucher tous mes tresors, et se dire qu'en me donnant cette preuve de devouement on aura tout. --Maitre, soupira Fidele d'une voix suppliante, un peu de courage, nous sommes si bien ici! Pensive ne disait rien, mais son silence etait un aveu. Quant a Gracieux, qui songeait aux buffles et a l'anneau d'or, il se defiait de la fee; Crapaudine le devina. --Ne crois pas, lui dit-elle, que je veuille te tromper, mon cher Gracieux. En t'offrant tout ce que je possede, je te demande aussi un service que je veux dignement recompenser. Quand tu auras accompli l'oeuvre que je te propose, je deviendrai une jeune fille, belle comme Venus, sinon qu'il me restera mes mains et mes pieds de crapaud. C'est peu de chose quand on est riche. Deja dix princes, vingt marquis, trente comtes me supplient de les epouser telle que je suis; devenue femme, c'est a toi que je donnerai la preference, nous jouirons ensemble de mon immense fortune. Ne rougis pas de ta pauvrete, tu as sur toi un tresor qui vaut tous les miens: c'est le flacon que t'a donne ma soeur; et elle etendit ses doigts visqueux pour saisir le talisman. --Jamais, cria Gracieux en reculant, jamais! Je ne veux ni du repos ni de la fortune; je veux sortir d'ici et aller au Chateau de la Vie. --Tu n'iras jamais, miserable! s'ecria la fee en furie. Tout aussitot le temple disparut; un cercle de flammes entoura Gracieux, une horloge invisible commenca de sonner minuit. Au premier coup, le voyageur tressaillit; au second, et sans hesiter, il se jeta a corps perdu au milieu des flammes. Mourir pour sa grand'mere, n'etait-ce pas pour Gracieux le seul moyen de lui temoigner son repentir et son amour? VII A la surprise de Gracieux, le feu s'ecarta sans le toucher; il se trouva tout a coup dans un pays nouveau avec ses deux compagnons aupres de lui. Ce pays, ce n'etait plus l'Italie; c'etait une Russie, c'etait la fin de la terre. Gracieux etait egare sur une montagne couverte de neige. Autour de lui il ne voyait que de grands arbres couverts de frimas et qui egouttaient l'eau de toutes leurs branches; un brouillard humide et penetrant le glacait jusqu'aux os; la terre detrempee s'enfoncait sous ses pieds; pour comble de misere, il lui fallait descendre une pente rapide au bas de laquelle on entendait un torrent qui se brisait avec fracas sur les rochers. Gracieux prit son poignard et coupa une branche d'arbre pour soutenir ses pas incertains. Fidele, la queue entre les jambes, jappait faiblement; Pensive ne quittait pas l'epaule de son maitre, ses plumes herissees se couvraient de petits glacons. La pauvre bete etait a demi morte, mais elle encourageait Gracieux et ne se plaignait pas. Quand, apres des peines infinies, on fut arrive au bas de la montagne, Gracieux trouva un fleuve couvert de glacons enormes qui se heurtaient les uns contre les autres et tournoyaient dans le courant. Ce fleuve, il fallait le passer, sans pont, sans barque, sans secours. --Maitre, dit Fidele, je n'irai pas plus loin. Que maudite soit la fee qui m'a mis a votre service et tire du neant! Ayant dit cela, il se coucha par terre et ne bougea plus; Gracieux essaya en vain de lui rendre du courage, et l'appela son compagnon et son ami. Tout ce que put faire le pauvre chien, ce fut de repondre une derniere fois aux caresses de son maitre en remuant la queue, en lui lechant les mains; puis ses membres se raidirent, il expira. Gracieux chargea Fidele sur son dos pour l'emporter au Chateau de la Vie, et monta resolument sur un glacon, toujours suivi de Pensive. Avec son baton il poussa ce frele radeau jusqu'au milieu du courant, qui l'emporta avec une effroyable rapidite. --Maitre, disait Pensive, entendez-vous le bruit de la mer? Nous allons a l'abime qui va nous devorer! Donnez-moi une derniere caresse, et adieu! --Non, disait Gracieux; pourquoi les fees m'auraient-elles trompe? Peut-etre le rivage est-il pres d'ici; peut-etre au-dessus du nuage y a-t-il le soleil. Monte, monte, ma bonne Pensive, peut-etre au-dessus du brouillard trouveras-tu la lumiere et verras-tu le Chateau de la Vie. Pensive deploya ses ailes a demi gelees, et courageusement elle s'eleva au milieu du froid et de la brume. Gracieux suivit un instant le bruit de son vol; puis le silence se fit, tandis que le glacon continuait sa course furieuse au travers de la nuit. Longtemps Gracieux attendit; mais, enfin, quand il se sentit seul, l'espoir l'abandonna; il se coucha pour attendre la mort sur le glacon qui vacillait. Parfois un eclair livide traversait le nuage; on entendait d'horribles coups de tonnerre: on eut dit la fin du monde et du temps. Tout a coup, dans son desespoir et son abandon, Gracieux entendit le cri de l'hirondelle: Pensive tomba a ses pieds. --Maitre, maitre, dit-elle, vous aviez raison; j'ai vu la rive, l'aurore est la-haut: courage! Disant cela, elle ouvrit convulsivement ses ailes epuisees et resta sans mouvement et sans vie. Gracieux, qui s'etait releve en sursaut, mit sur son coeur le pauvre oiseau qui s'etait sacrifie pour lui, et, avec une ardeur surhumaine, il poussa le glacon en avant pour trouver enfin le salut ou la perte. Soudain il reconnut le bruit de la mer qui accourait en grondant. Il tomba a genoux et ferma les yeux en attendant la mort. Une vague haute comme une montagne lui fondit sur la tete, et le jeta tout evanoui sur le rivage ou nul vivant n'avait aborde avant lui. [Illustration: Pensive ouvrit convulsivement ses ailes epuisees, et resta sans mouvement et sans vie.] VIII Quand Gracieux reprit ses sens, il n'y avait plus ni glaces, ni nuages, ni tenebres: il avait echoue sur le sable dans un pays riant, ou les arbres baignaient dans une lumiere pure. En face de lui etait un beau chateau d'ou s'echappait une source jaillissante qui se jetait a gros bouillons dans une mer bleue, calme, transparente, comme le ciel. Gracieux regarda autour de lui; il etait seul, seul avec les restes de ses deux amis, que le flot avait portes au rivage. Fatigue de tant de souffrances et d'emotions, il se traina jusqu'au ruisseau, et, se penchant sur l'onde pour y rafraichir ses levres dessechees, il recula d'effroi. Ce n'etait pas sa figure qu'il avait vue dans l'eau, c'etait celle d'un vieillard en cheveux blancs qui lui ressemblait. Il se retourna... derriere lui il n'y avait personne... Il se rapprocha de la fontaine: il revit le vieillard, ou, plutot, nul doute, le vieillard c'etait lui. "Grandes fees, s'ecria-t-il, je vous comprends; c'est ma vie que vous avez voulue pour celle de ma grand'mere, j'accepte avec joie le sacrifice!" Et, sans plus s'inquieter de sa vieillesse et de ses rides, il plongea la tete dans l'onde et but avidement. En se relevant, il fut tout etonne de se revoir tel que le jour ou il avait quitte la maison paternelle: plus jeune, les cheveux plus noirs, les yeux plus vifs que jamais. Il prit son chapeau tombe pres de la source et qu'une goutte d'eau avait touche par hasard. O surprise! le papillon qu'il y avait attache battait des ailes et cherchait a s'envoler. Gracieux courut a la plage pour y prendre Fidele et Pensive; il les plongea dans la bienheureuse fontaine. Pensive s'echappa en poussant un cri de joie, et alla se perdre dans les combles du chateau. Fidele, secouant l'eau de ses deux oreilles, courut aux ecuries du palais, d'ou sortirent de magnifiques chiens de garde qui, au lieu d'aboyer et de sauter apres le nouveau venu, lui firent fete et l'accueillirent comme un vieil ami. C'etait la fontaine d'immortalite qu'avait enfin trouvee Gracieux, ou plutot c'etait le ruisseau qui s'en echappait, ruisseau deja tres affaibli, et qui donnait tout au plus deux ou trois cents ans de vie a ceux qui y buvaient; mais rien n'empechait de recommencer. Gracieux emplit son flacon de cette eau bienfaisante et s'approcha du palais. Le coeur lui battait, car il lui restait une derniere epreuve; si pres de reussir, on craint bien plus d'echouer. Il monta le perron du chateau; tout etait ferme et silencieux; il n'y avait personne pour recevoir le voyageur. Quand il fut a la derniere marche, pres de frapper a la porte, une voix plutot douce que severe l'arreta. --As-tu aime? disait la voix invisible. --Oui, repondit Gracieux; j'ai aime ma grand-mere plus que tout au monde. La porte s'ouvrit de facon qu'on y eut passe la main. --As-tu souffert pour celle que tu as aimee? reprit la voix. --J'ai souffert, dit Gracieux, beaucoup par ma faute sans doute, mais un peu pour celle que je veux sauver. La porte s'ouvrit a moitie, l'enfant apercut une perspective infinie: des bois, des eaux, un ciel plus beau que tout ce qu'il avait reve. --As-tu toujours fait ton devoir? reprit la voix d'un ton plus dur. --Helas! non, reprit Gracieux en tombant a genoux; mais, quand j'y ai manque, j'ai ete puni par mes remords plus encore que par les rudes epreuves que j'ai traversees. Pardonnez-moi, et, si je n'ai pas encore expie toutes mes fautes, chatiez-moi comme je le merite; mais sauvez ce que j'aime, gardez-moi ma grand'mere. Aussitot la porte s'ouvrit a deux battants sans que Gracieux vit personne. Ivre de joie, il entra dans une cour entouree d'arcades garnies de feuillage; au milieu etait un jet d'eau qui sortait d'une touffe de fleurs plus belles, plus grandes, plus odorantes que celles de la terre. Pres de la source etait une femme vetue de blanc, de noble tournure, et qui ne semblait pas avoir plus de quarante ans; elle marcha au-devant de Gracieux et le recut avec un sourire si doux, que l'enfant se sentit touche jusqu'au fond du coeur et que les larmes lui vinrent aux yeux. --Ne me reconnais-tu pas? dit la dame a Gracieux. --O mere-grand, est-ce vous? s'ecria-t-il: comment etes-vous au Chateau de la Vie? --Mon enfant, lui dit-elle en le serrant contre son sein, celle qui m'a portee ici est une fee plus puissante que les fees des eaux et des bois. Je ne retournerai plus a Salerne; je recois ici la recompense du peu de bien que j'ai fait, en goutant un bonheur que le temps ne tarira pas. --Et moi, grand'mere, s'ecria Gracieux, que vais-je devenir? Apres vous avoir vu ici, comment retourner la-bas dans la solitude? --Cher fils, repondit-elle, on ne peut plus vivre sur la terre quand on a entrevu les celestes delices de cette demeure. Tu as vecu, mon bon Gracieux; la vie n'a plus rien a t'apprendre. Plus heureux que moi, tu as traverse en quatre jours ce desert ou j'ai langui quatre-vingts ans: desormais rien ne peut plus nous separer. La porte se referma; depuis lors on n'a jamais entendu parler ni de Gracieux ni de sa grand'mere. C'est en vain que dans la Calabre le roi de Naples a fait rechercher le palais et la fontaine enchantes; on ne les a jamais retrouves sur la terre. Mais, si nous entendions le langage des etoiles, si nous sentions ce qu'elles nous disent, chaque soir, en nous versant leur doux rayon, il y a longtemps qu'elles nous auraient appris ou est le Chateau de la Vie et la Fontaine d'immortalite. IX Nunziata avait acheve son recit que je l'ecoutais encore; j'admirais ces yeux ou eclatait une foi naive dans les merveilles que sa mere lui avait recitees; je suivais le geste de ces petites mains qui semblaient peindre les hommes et les choses. --Eh bien! Excellence, me cria le pecheur, vous ne dites rien? La marchesina vous a charme comme elle en a charme tant d'autres. C'est qu'aussi ce ne sont pas la des contes; nous vous montrerons a Salerne la maison de Gracieux. --C'est bien, patron, lui repondis-je un peu honteux de m'etre amuse de pareilles fables. L'enfant conte agreablement, et, pour l'en remercier, des que nous serons a terre, je veux lui acheter un chapelet d'ivoire avec de gros grains d'argent. Elle rougit de plaisir, je l'embrassai, ce qui la rendit plus rouge encore, tandis que le pere me regardait et tournait vers ses compagnons des yeux brillants de joie. --Demain, dit-il, demain, si vous le permettez, Excellence, elle vous recitera une histoire plus belle encore, et qui vous fera rire et pleurer. Le lendemain, nous allions d'Almalfi a Salerne, et Nunziata... Mais ceci est un secret que je garde pour l'an prochain, si le conte de Gracieux n'a pas trop ennuye le lecteur. TABLE Contes islandais Zerbin le farouche Le pacha berger Perlino La sagesse des nations ou Les voyages du capitaine Jean Le chateau de la vie End of Project Gutenberg's Nouveaux contes bleus, by Edouard Laboulaye *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX CONTES BLEUS *** ***** This file should be named 12120.txt or 12120.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/1/2/12120/ Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. 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If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. 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